Riposte anti-covid19 – Désirée Douati (Défenseuse prisonniers d’opinion) :
‘’La peine infligée aux manifestants de Yopougon est un peu lourde’’
‘’ Deux ans après l’amnistie du 6 août 2018, des prisonniers politiques toujours en détention’’
La Côte d’Ivoire à l’instar de certains pays, a procédé à la libération de prisonniers en vue de désengorger les prisons, dans le cadre des mesures anti-covid19. Geste louable mais peut mieux faire, réagit Désirée Douati, présidente de l’Association des familles et femmes des détenus d’opinion de Côte d’Ivoire (Affdoci). Elle explique pourquoi. Entretien
Connectionivoirienne.net : Le chef de l’Etat Alassane Ouattara donnant suite aux appels incessants des organisations internationales a accordé la grâce présidentielle à un millier de prisonniers et ordonné également la libération de 1000 autres qui avaient des peines de deux mois à courir. Ce geste vous satisfait-il en tant que défenseuse des droits des prisonniers d’opinion ?
Désirée Douati : Je vous remercie de l’intérêt manifesté à l’égard de l’AFFDO-CI, à travers l’opportunité que vous m’offrez, de m’exprimer sur un sujet aussi sensible que celui du Respect des Droits Humains dans notre pays. D’emblée, je voudrais préciser que la grâce présidentielle du 8 Avril 2020 ne faisait pas suite uniquement aux appels des organisations internationales, il y avait aussi des organisations nationales telles que l’AFFDO-CI qui ont donné de la voix. Je fais référence à notre déclaration du 06 AVRIL 2020. Déclaration qui nous a d’ailleurs permis de comprendre une fois de plus, que notre voix, aussi faible soit-elle, est entendue au sommet de l’état et cela a été à la fois rassurant et encourageant pour la continuité de notre combat. Je profite d’ailleurs de cette opportunité pour réitérer nos remerciements à l’endroit du Président de la République pour son geste de portée humanitaire et l’encourageons à aller un peu plus loin en regardant aussi du côté des opposants politiques et autres militaires encore dans les liens de la détention. Leur libération apparaît pour nous, comme une nécessité pour non seulement sauver des vies humaines en cette période d’incertitude liée à la pandémie mondiale du Covid-19, mais surtout un autre pas vers la mise en commun de toutes les énergies de la nation pour faire face, dans un climat apaisé, donc dans l’unité et la cohésion, à cette maladie qui ébranle déjà les fondements de notre société.
CI : Pouvez-vous nous expliquer clairement pourquoi vous prônez la libération des prisonniers au lieu d’inviter les gouvernants à prendre des mesures vigoureuses pour protéger ceux-ci dans leurs lieux de détention ?
DD : Je suppose que vous faites allusion aux personnalités politiques et militaires en détention. Si, tel est le cas, je vous rappelle que le combat de l’AFFDO-CI n’est pas née avec la survenue du Covid-19, sinon nous aurions été traitées depuis, à juste raison d’ailleurs, d’opportunistes. Autrement dit notre position d’aujourd’hui n’est pas nouvelle. Ce que nous disons peut-être de nouveau, et ça dans la forme et non dans le fond qui n’a jamais varié, c’est que, vu la pandémie du Covid-19 qui n’épargne aucun compartiment de notre société, vu la vétusté et la surpopulation de nos prisons les risques d’une propagation incontrôlable et désastreuse sont réels de ce côté-là. Donc il faut étendre la mesure présidentielle aux personnalités politiques et militaires qui, avouons-le sans mépris aucun pour qui que ce soit, ne sont pas des prisonniers ordinaires. Ce sont pour la plupart des leaders d’opinion. En les envoyant là où ils sont c’était peut-être pour les punir d’une faute et non pour les tuer. Vous conviendrez avec moi que l’apparition du Covid-19 dans nos prisons serait simplement catastrophique, et ce, à plusieurs égards. Anticipons donc sur le plan international. L’OMS et les Nations Unies ont appelé les dirigeants à prendre des mesures préventives en désengorgeant les centres de détention par la libération d’un certain nombre de prisonniers. Plusieurs pays africains tels que : l’Éthiopie, le Niger, le Ghana, le Sénégal ont procédé à des libérations de personnalités politiques et hommes politiques de haut rang. Monsieur Hissene Habré, l’ancien chef de l’état Tchadien a bénéficié de cette mesure de portée sociale au Sénégal. Je pense que les dirigeants ivoiriens doivent suivre ces exemples. N’est-ce pas qu’en Afrique les grands moments de douleur constituent bien souvent de grandes occasions de réconciliation là où le tissu social a été déchiré ? Allons donc au combat de la survie de notre pays en rang serré avec des cœurs apaisés.
CI : Avez-vous eu des informations sur des cas de prisonniers déjà infectés de sorte qu’il urge de libérer certains ?
DD : Dieu merci, non nous n’avons pas encore été informées de cas d’infection en prison. C’est pourquoi nous invitons le gouvernement à redoubler de vigilance de ce côté qui, si on n’y prête pas assez d’attention deviendrait le maillon faible de la riposte contre la pandémie du Covid-19.
CI : Désirée Douati, on vous a surtout connu à partir de 2014 dans le combat pour la libération des prisonniers de la crise postélectorale, notamment ceux du camp Gbagbo. En 2020 vous faites moins de sorties. Est-ce à dire que votre objectif est atteint ? Sinon quel bilan pouvez-vous établir aujourd’hui au niveau des détenus d’opinion ?
DD : (Rires). J’ai observé un silence médiatique ce qui n’était pas synonyme d’inaction. Pas du tout ! C’était simplement voulu car la lutte dans laquelle nous nous sommes engagées se fait à plusieurs niveaux et sous plusieurs formes. Le silence que vous avez observé répondait à la stratégie du moment. Je n’ai pas encore atteint mes objectifs et je n’ai non plus pas abandonné mon combat. Je continue et je ne me lasserai que lorsque par exemple, dans notre pays, les droits les plus élémentaires du citoyen seront respectés.
Pour le bilan je dirai que beaucoup reste à faire. Près de deux ans après la décision politique du 06 AOUT 2018, des personnes demeurent encore en détention, nous n’avons aucune suite des enquêtes préliminaires qui ont débuté depuis 2012. Des personnes sont encore dans les geôles de façon abusive. Des délais de détention préventive de 18 mois ayant expiré depuis des lustres pour certains sans aucune réaction de nos braves magistrats. A ces derniers, je demande toujours d’éviter de se laisser instrumentaliser à des fins politiques. Sinon comment comprendre que quelqu’un ayant bénéficié de l’amnistie se retrouve à nouveau en prison pour avoir voulu simplement organiser une marche pour demander que la mesure dont il a bénéficié s’étende à ses frères restés en prison ? C’est incompréhensible dans un pays dit de droit !
C’est inadmissible que Serge Koffi et Djietien Rodrigue se retrouvent en prison pour juste l’organisation d’une marche pacifique. Et le plus difficile dans tout ça c’est que tous sont de grands malades. Il faut les libérer absolument pour qu’ensemble les ivoiriens relèvent le défi de la réconciliation nationale.
CI : Dans vos actions vous n’êtes pas moins politique. Vous êtes même partie prenante à la plateforme Eds. Que direz-vous du bilan d’Alassane Ouattara en matière des droits de l’homme au moment où il va vers sa retraite politique ?
DD : Le Président Alassane Outtara a dit qu’il ne briguerait pas un troisième mandat je ne pense pas que cela soit suffisant pour parler de retraite politique. Soyons lucides et prudents. Ceci dit, le respect et l’amélioration des droits de l’homme demeurent une quête permanente, même les grandes nations à vieilles traditions démocratiques ont encore des choses à revoir en matière de droit de l’homme. Je vais peut-être vous décevoir concernant le bilan de monsieur Ouattara en matière de droits de l’homme. Il a fait ce qu’il a pu en matière d’infrastructures, de santé et de libre circulation, ce sont aussi des droits de l’homme à ne pas oublier, mais au niveau des droits civils et politiques, si c’est de ça que vous voulez parler, les choses n’ont pas été toujours à la hauteur des attentes. Je n’en dirai pas plus pour l’heure. Le moment venu nous ferons ce débat. Le seul débat qui mérite d’être mené aujourd’hui est celui de la victoire sur le Corona virus : respectons toutes les mesures édictées par le gouvernement et les professionnels de la santé
CI : 29 personnes arrêtées à Yopougon après une manifestation contre les installations d’un centre de dépistage du Covid-19 ont été condamnées à 3 ans de prison. Ces personnes vont grossir les rangs des prisonniers d’opinion. Avez-vous un commentaire sur ces faits ?
DD : Je suis par principe contre toute forme de violence d’où qu’elle vienne et pour quelque raison que ce soit. Nous avons assez souffert des effets de la violence dans ce pays et il est grand temps que nous apprenions à exprimer nos désaccords autrement. Récemment une partie du marché de San Pedro est parti en fumée parce que les pompiers de la ville qui avaient déjà subi d’énormes dommages sur leur matériel d’intervention dans de précédentes manifestations n’ont pu rien faire. La bataille contre le Corona virus ne se gagnera pas dans l’incivisme, le vandalisme et l’indiscipline. Quoique je comprenne la réaction des jeunes, qui a certainement été guidée par la crainte de voir la propagation du virus dans leur cité, je la condamne. C’est aussi le lieu d’interpeller nos autorités sur la gestion de l’information en ces temps d’incertitude généralisée. Donner la bonne information est bien mais la donner dans le bon « timing » est mieux. Je trouve pour finir un peu lourde la peine qui leur a été infligée. J’aurais souhaité que la main de la justice soit moins lourde à cause de la pensée qui a inspiré leur acte.
Par Sylvain Debailly à Abidjan
sdebailly@yahoo.fr
Commentaires Facebook