Cet essai publié par L’Harmattan en 1980 constate d’abord que le peuple africain, comme le peuple hébreu en Égypte hier (Exode 3, 7), souffre énormément parce que ses droits élémentaires sont bafoués, parce que ses ressources naturelles sont pillées par des multinationales sans morale ni loi, parce qu’il produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il ne produit pas, parce que son espace est violé et occupé par des armées étrangères, parce qu’il est privé du strict minimum vital (médicaments, eau potable, électricité, etc.) alors que les dirigeants soutenus par un Occident prédateur et dominateur baignent dans un luxe insolent.
Il pose ensuite deux questions : L’Église est-elle consciente de cette situation ? Si oui, que fait-elle ou bien que devrait-elle faire pour faire cesser cette souffrance et ces gémissements ?
Pour lui, l’Église en Afrique, au lieu de se contenter de gérer des écoles et dispensaires, de catéchiser, de baptiser, de marier et de confesser, devrait prendre la défense des petits et faibles, dénoncer et combattre un système qui appauvrit des millions de personnes dans un continent dont on dit pourtant qu’il possède toutes sortes de richesses.
Quand je l’ai lu pour la première fois (c’était en 1983), l’essai de ce prêtre catholique d’Ebolowa (Cameroun) m’a paru aussi révolutionnaire que l’héliocentrisme (c’est la terre qui tourne autour du soleil) de Nicolas Copernic. Si l’analyse d’Ela est autant intéressante que décoiffante, c’est parce que les “curés” africains n’ont pas l’habitude de parler de dictature, d’exploitation des pauvres, de dilapidation des deniers publics, etc., parce qu’ils ont tendance à prêcher plus sur le Ciel que sur les choses de la Terre, parce qu’ils croient que leur mission consiste uniquement à prier et à dire la messe. C’était déjà le cas dans l’Allemagne du XIXe siècle où les prêtres conseillaient aux ouvriers exploités par leurs patrons de prendre leur mal en patience car, au Ciel, ils seraient les premiers tandis que leurs patrons occuperaient les dernières places, ce qui conduisit Karl Marx à considérer la religion comme un opium destiné à endormir les pauvres.
Jean-Marc Ela, on le voit bien dans cet ouvrage qui devrait figurer dans la bibliothèque de tous les prêtres africains, refuse non seulement d’anesthésier la conscience des gens mais d’être enfermé dans la sacristie. Pour lui, la religion, qui ne se réduit pas à une relation avec le surnaturel, est “une force sociale [dans laquelle] l’homme peut puiser des possibilités contestatrices de l’ordre établi”. Le 24 juin 1984, cette force, en plus d’avoir mis en échec le projet de loi Savary visant à intégrer en France les écoles privées à un grand service public, contribua à la chute du gouvernement de Pierre Mauroy, le 17 juillet 1984. En 1986, elle balaya le dictateur philippin Ferdinand Marcos qui refusait de reconnaître la victoire de Corazon Aquino. Jean-Marc Ela ne croit pas que les chrétiens d’Afrique devraient rester passifs devant les violations des droits humains et se borner à prier et à jeûner lorsque l’homme est exploité, opprimé, persécuté ou torturé sur le continent. Il les invite par conséquent à sortir des églises et à étendre leur action aux autres domaines de la vie quotidienne s’ils ne veulent pas se rendre complices des forces prédatrices du capitalisme financier.
Certains hommes politiques aiment rappeler la parole de Jésus “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20, 25) aux prêtres qui critiquent le rattrapage ethnique, les arrestations arbitraires, les emprisonnements sans jugement, les marchés passés de gré à gré ou le détournement des fonds publics. Pourquoi le font-ils ? Que recherchent-ils en citant ce verset ? Dans “Le Cri de l’homme africain”, Ela explique que, quand le pouvoir temporel invoque la séparation des pouvoirs entre l’Église et l’État en Afrique, c’est parce qu’il veut que les hommes d’Église le laissent faire ce qu’il a envie de faire. Il ajoute que “les régimes à parti unique, qui se répandent en Afrique, ôtent à l’Église sa fonction critique de la société en la maintenant dans les strictes limites de la sphère religieuse”.
Comme on peut le remarquer, Ela, l’un des Pères de la théologie de la libération en Afrique, souhaite que l’Église ne soit pas confinée dans la célébration des rites et des sacrements. À ses yeux, le prophétisme, qui inclut la lutte contre tout ce qui blesse et humilie l’homme, est aussi important que l’annonce explicite de l’Évangile.
Mais comment lutter ou bien jusqu’où un chrétien peut-il aller dans ce combat pour la justice et la liberté ? Par exemple, peut-il recourir à la violence quand on sait que la morale religieuse exclut l’emploi de la violence ? La réponse du sociologue et théologien camerounais est sans ambiguïté : la nécessité et l’urgence du changement ne justifient pas que l’on pactise avec la force. C’est ici qu’Ela est en désaccord avec Frantz Fanon qu’il admire par ailleurs. À la différence du psychiatre et écrivain martiniquais, Ela ne considère pas la violence comme “praxis absolue”. Il soutient en effet que “l’objectif de l’effet purificateur de la violence, dans l’optique même de Fanon, qui était de transformer les hommes, n’a pas été atteint car l’indépendance acquise n’a pas rendu les Africains capables de créer une société meilleure”.
Pour Ela, si l’Afrique est malade, c’est d’abord à cause des bourgeoisies locales qui utilisent leurs liens avec l’oligarchie politico-financière étrangère pour se tailler la part du lion au détriment des autres couches sociales, et non parce que certains de ses fils et filles ont embrassé le Christianisme qui enseigne, entre autres, que “le Seigneur renverse les puissants de leur trône, élève les humbles, comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides” (Luc 1, 52-53). En un mot, Ela estime que les chrétiens auraient tort de ne pas s’impliquer dans ce que Vincent Cosmao nommait “la transformation du monde” car le message chrétien ne sépare pas la prière de l’engagement avec et pour “les damnés de la terre”.
C’est justement d’engagement que Jean-Marc Ela nous parla le jour où il nous rendit visite au noviciat jésuite de Nkoabang (près de Yaoundé) en 1983. Faisant une comparaison avec les jésuites latino-américains qui étaient ses collègues au Centre Lumen Vitae de Bruxelles, il déplora le peu d’engagement des jésuites en Afrique pour la justice alors que le décret 4 de la 32e Congrégation générale y invitait toute la Compagnie de Jésus.
Nous nous revîmes en février 2003 à Paris chez Karthala, notre éditeur. Lui devait réceptionner “Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère” et moi, “L’engagement politique du clergé catholique en Afrique noire” paru deux ans plus tôt. Il avait été obligé de quitter le Cameroun après l’assassinat du jésuite Engelbert Mveng dont il était très proche. Un parent bulu l’avait informé qu’il était dans le collimateur du régime Biya, qu’il ne se privait pas de critiquer quand cela était necessaire, et qu’il subirait le sort de Mveng s’il ne s’exilait pas.
Si Jean-Marc Ela avait été tribaliste et cupide, s’il avait voulu mener une vie tranquille dans son pays, il se serait tu sur les dérives et crimes du locataire du palais d’Étoudi. Il préféra défendre, non pas l’ethnie, mais la vérité et la justice en s’exilant au Canada où il tira sa révérence, le 26 décembre 2008.
Jean-Claude DJEREKE
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