6 février 2020 par Fanny Pigeaud, Médiapart
Depuis que la Cour pénale internationale l’a acquitté, il y a un an, Laurent Gbagbo, ex-président de la Côte d’Ivoire, est assigné à résidence en Belgique, sans possibilité de s’exprimer publiquement. Il demande aujourd’hui que lui soit restituée « l’intégralité de ses droits humains fondamentaux ».
Une personne acquittée de toutes les charges portées contre elle peut-elle se voir privée d’une partie de ses droits et de sa liberté ?
En France et au sein de l’Union européenne en général, la question est tranchée depuis longtemps : aucun fondement juridique ne permet un tel scénario. La liberté est la règle et la détention, l’exception. Mais du côté de la Cour pénale internationale (CPI), les choses sont nettement plus floues, depuis qu’elle a gardé Laurent Gbagbo, l’ex-président de la République de Côte d’Ivoire, en détention provisoire pendant une durée record de huit années, et que l’une de ses chambres d’appel a décidé, le 1er février 2019, de limiter sa liberté, en lui imposant des conditions drastiques, équivalant à une assignation à résidence, alors qu’il a été acquitté. Elle a ainsi contredit les juges de première instance qui avaient ordonné, le 15 janvier 2019, la libération immédiate et sans condition de l’ancien président ivoirien et de son ex-ministre de la jeunesse, Charles Blé Goudé, après avoir annoncé leur acquittement.
Le débat va toutefois être relancé : il y a quatre mois, Laurent Gbagbo a déposé une requête exigeant la restitution de « l’intégralité de ses droits humains fondamentaux » et dénonçant une « absence de base légale et factuelle » aux mesures qui lui ont été infligées. À partir de ce jeudi 6 février et pendant deux journées d’audience, la chambre d’appel va donc devoir reconsidérer sa décision, sans précédent dans la jeune histoire de la CPI et des juridictions internationales.
Actuellement, Laurent Gbagbo, 74 ans, est obligé de rester en Europe et ne peut se déplacer hors de sa ville de résidence, Bruxelles, sans l’autorisation de la CPI. Contre le droit de vivre en Belgique, où il habite depuis le 5 février 2019, il s’est par ailleurs engagé à rester totalement silencieux. Depuis un an, il ne s’est donc ni montré ni exprimé en public. Il a dû laisser tous ses papiers d’identité au greffe de la CPI, doit « pointer » une fois par semaine auprès des autorités belges et ne peut changer d’adresse que si la CPI lui en donne la permission. Resté aux Pays-Bas, Charles Blé Goudé, 47 ans, est soumis à des restrictions similaires. S’il a la possibilité de s’exprimer, il n’a pas le droit d’évoquer son dossier judiciaire.
C’est le procureur de la CPI, Fatou Bensouda, qui a demandé que la liberté des deux hommes soit ainsi restreinte, voire qu’ils soient maintenus en détention. La magistrate gambienne a fait appel de la décision d’acquittement et dit craindre que Gbagbo et Blé Goudé décident de se soustraire à la justice avant la fin de cette procédure. Elle s’est appuyée sur un article du Statut de Rome, texte fondateur de la CPI, selon lequel : « Dans des circonstances exceptionnelles, et en fonction, notamment, du risque d’évasion, de la gravité de l’infraction et des chances de voir l’appel aboutir, la chambre de première instance peut, à la demande du procureur, ordonner le maintien en détention de l’accusé pendant la procédure d’appel. »
Les juges de la chambre d’appel, saisis après que la chambre de première instance a débouté Bensouda, ont cependant fait une interprétation très personnelle de cette disposition, puisqu’ils ont choisi l’option d’une « liberté sous condition », non prévue par le Statut de Rome pour le cas d’un acquittement. De surcroît, ils n’ont pas précisé à quelles « circonstances exceptionnelles » ils se référaient, invoquant plutôt des « raisons impérieuses », une notion qu’ils n’ont pas expliquée et qui ne figure pas dans les textes de la CPI.
Lors de l’audience de ce jeudi 6 février, il y aura une nouveauté : la chambre d’appel a autorisé la République de Côte d’Ivoire à être présente et à prendre la parole. À l’ouverture du procès, début 2016, la chambre de première instance avait pourtant rappelé qu’elle n’était « ni partie, ni participante » à la procédure.
On connaît déjà la position des représentants de la Côte d’Ivoire, dirigée depuis 2011 par les adversaires politiques de Gbagbo, lesquels ont étroitement collaboré avec le bureau du procureur pour la constitution du dossier d’accusation et étaient en contact avec lui avant même les premières violences de 2010.
Dans un texte rédigé par un groupe d’avocats, dont les Français Jean-Paul Benoît et Jean-Pierre Mignard, la République de Côte d’Ivoire a en effet fait savoir, fin janvier 2020, qu’elle était favorable à l’idée de limiter la liberté de l’ex-président, affirmant que « les chances de voir l’appel aboutir sont réelles » et que « le comportement de monsieur Gbagbo est imprévisible ». Laurent Gbagbo « dispose de soutiens politiques dans différents pays et bien évidemment en Côte d’Ivoire. Ceux-ci manifestent ostensiblement leur solidarité que ce soit sur les réseaux sociaux ou devant les locaux » de la CPI, souligne ce document, laissant entendre que l’ancien chef d’État pourrait se servir de sa popularité pour échapper à la justice. En filigrane apparaît surtout la volonté des autorités ivoiriennes d’empêcher un retour de Gbagbo dans son pays, en prévision de la prochaine élection présidentielle d’octobre 2020, à laquelle il veut se porter candidat.
Cela étant, rien n’est encore joué pour ce qui concerne l’appel contestant la décision d’acquittement, initié par Fatou Bensouda. Les juges de la chambre d’appel doivent dire s’ils le rejettent, s’ils ordonnent la reprise du procès là où il a été arrêté, c’est-à-dire avant l’audition des témoins de la défense, ou, option extrême, s’il faut ouvrir un nouveau procès devant une autre chambre de première instance. Ils n’ont pas de contrainte de délai ou de date limite pour livrer leur verdict. Ils ont reçu les arguments de Fatou Bensouda en octobre 2019 et devraient avoir ceux de la défense en février ou mars.
Fatou Bensouda accuse les trois juges de la chambre de première instance d’avoir commis des erreurs de procédure et de droit. Elle leur reproche de ne pas avoir présenté leur décision d’acquittement « par écrit », comme le demande l’article 74 du Statut de Rome. Il est vrai qu’ils l’ont annoncée de manière orale en janvier 2019, avant de notifier par écrit leurs motifs six mois plus tard, en juillet. Ils avaient justifié ce décalage par la nécessité de prendre en compte les droits de Gbagbo et Blé Goudé : ils estimaient qu’il ne fallait pas attendre qu’ils aient terminé la rédaction de leurs arguments pour les libérer.
Le procureur relève aussi que les juges n’ont pas rédigé un mémoire unique. Selon le Statut de Rome, la décision écrite doit contenir « les vues de la majorité et de la minorité » lorsqu’il n’y a pas unanimité entre les juges, ce qui est le cas dans cette affaire puisque l’un des trois juges s’est opposé à l’acquittement. Au lieu de cela, explique le procureur, chacun des magistrats a rédigé son propre mémoire (celui du juge Geoffrey Henderson fait toutefois figure de document principal puisqu’il présente « l’analyse que la majorité a faite des éléments de preuve »).
Autre argument avancé par Fatou Bensouda : les juges ont acquitté les deux accusés sans avoir, affirme-t-elle, préalablement défini une « norme juridique » ou une « approche claire et cohérente » pour apprécier les preuves. Cela a rendu leur analyse « inexacte », assure-t-elle tout en jouant sur le fait que la procédure de no case to answer (demande de non-lieu), qui a abouti à l’acquittement, n’est pas prévue par le Statut de Rome.
« Un théorème fragile et non plausible »
Fatou Bensouda ne souhaite pas qu’il y ait une reprise du procès : elle veut un « mistrial », c’est-à-dire l’annulation du procès, ce qui lui donnerait la latitude de décider quelle suite donner à l’affaire, explique-t-elle. Une requête surprenante et « sans précédent », commente un juriste consulté par Mediapart. Lequel s’interroge sur l’objectif du bureau du procureur : envisage-t-il de cesser totalement les poursuites ou songe-t-il à joindre ce dossier à celui portant sur les présumés crimes commis par les troupes levées par Alassane Ouattara en 2011 ? Ces derniers font, depuis plusieurs années, l’objet d’une enquête du procureur, mais aucun mandat d’arrêt n’a encore été émis.
Nul doute, en tout cas, que la décision de faire appel de Bensouda aura heurté le président de la chambre de première instance, Cuno Tarfusser. Au fur et à mesure que les audiences du procès s’étaient succédé, ce magistrat italien avait manifesté de plus en plus de signes d’exaspération. C’est sur son insistance que les avocats des deux accusés avaient initié la procédure de no case to answer après l’audition des 82 témoins de l’accusation, sans attendre que ceux de la défense soient entendus, tant les récits des premiers avaient été faibles, incohérents ou à décharge.
Fait inhabituel, Cuno Tarfusser a d’ailleurs tenu, alors qu’il était sur le point de quitter la CPI où il a passé dix années, à faire le résumé des principales conclusions, auxquelles il est arrivé à l’issue de son dernier procès, mais aussi de ses « préoccupations » à propos du fonctionnement de la CPI, du travail du bureau du procureur, de la chambre d’appel et des équipes de défense. Ce texte, décapant, est à lire si on veut mieux comprendre ce qui s’est joué dans ce dossier très politique, mais aussi pendant la crise postélectorale de 2010-2011 qui a opposé Laurent Gbagbo à Alassane Ouattara.
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