L’arnaque « ECO-CFA », une technique pour saboter l’ « ECO »

Dr PRAO Yao Séraphin, agrégé en Économie monétaire

Le président français, Emmanuel Macron et le président Alassane Ouattara ont annoncé le 21 décembre, à Abidjan, une « réforme » du franc CFA. Arrimée à l’euro, cette monnaie créée en 1945, utilisée par 14 pays et placée sous la tutelle du Trésor français, constitue un outil de contrôle pour la France.

Le débat s’enfle sur la question et les experts y vont de leurs commentaires.

Dans les lignes qui suivent, nous contribuons à l’éclairage des populations africaines qui cherchent à comprendre l’enjeu de ce débat. Pour ce faire, nous devons être précis et simple. C’est ce qui justifie la longueur du texte et les différents points développés. En effet, nous présentons d’abord le Franc CFA et les changements annoncés par Macron et Alassane Ouattara. Ensuite, nous revenons sur les  changements annoncés par Macron et Alassane Ouattara. A partir de là, nous aurons les ingrédients nécessaires pour dire que la fin du Franc CFA est une arnaque, un  sabotage du projet de l’ « ECO». Enfin, il sera question de présenter les avantages de la monnaie unique « ECO ».

  1. Le Franc CFA et les changements annoncés par Macron et Alassane Ouattara

Le franc CFA est né formellement le 9 septembre 1939 avec le décret qui instaura une législation commune des changes pour l’ensemble des territoires appartenant à l’empire colonial français. Mais on peut dire que le Franc CFA a été créé le 25 décembre 1945 par la France selon l’article 3 du décret n° 45-0136 et publié au Journal Officiel français du 26 décembre 1945. On peut également dire que le franc CFA est né le 26 décembre 1945, le jour où la France ratifie les accords de Bretton Woods et procède à sa première déclaration de parité au Fonds monétaire international (FMI). Il signifie alors « franc des colonies françaises d’Afrique » jusqu’en 1958.

Ce décret a été signé par Charles de Gaulle en sa qualité de Président du Gouvernement Provisoire, le Ministre des finances, René PLEVEN et par le ministre des colonies, Jacques Soustelle.

Mais cette définition de la parité du Franc se fait avec une différenciation selon les secteurs géographiques[1] : le Franc des Colonies Françaises du Pacifique (FCFP), un Franc des Colonies Françaises d’Afrique (FCFA) et un Franc de la métropole valable également pour l’Afrique du Nord et les Antilles (FF).

C’est aussi l’occasion d’affirmer l’unité car le communiqué du ministre des Finances parle de « Constitution de la zone franc » et ce sera la première fois que ce terme est utilisé officiellement.

Signalons que la zone franc regroupe les 8 pays de l’UEMOA, les 6 pays de la CEMAC et la France. En ce qui concerne les  principes du franc CFA, sans les développer, on peut citer la centralisation des réserves dans un institut d’émission dans chaque sous-zone, la parité fixe avec le franc français (maintenant l’Euro), la libre convertibilité du Franc CFA et la garantie de convertibilité illimitée et la transférabilité interne.

Les critiques légitimes apportées contre cette monnaie coloniale, ont conduit le président français, Emmanuel Macron, à annoncer quelques réformes.

  1. Les changements annoncés par Macron et Alassane Ouattara

Concernant les réformes annoncées, on peut retenir trois éléments majeurs. Le premier élément de la réforme : le nom de la monnaie. En effet,  le nom franc CFA, qui porte l’empreinte de ses origines coloniales (« franc des colonies françaises d’Afrique »), va être rebaptisé « ECO », apparemment dès juillet 2020 pour les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Le président Macron cherche ainsi à couper l’herbe sous le pied des critiques en éliminant les symboles qui fâchent sans toucher, il faut le dire, au fond du problème. Le second élément de la réforme : le dépôt des réserves au trésor français. Sur ce point, rappelons qu’en échange d’une supposée garantie apportée par la banque de France, la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest (BCAO) devait obligatoirement placer 50 % de ses réserves de change sur un compte d’opération géré par le Trésor français. Ce compte d’opération sera supprimé, et la BCAO désormais libre de placer ses réserves où elle le souhaite. Ici également, signalons que ces comptes sont rémunérés au taux de facilité de prêt marginal de la BCE –ce taux est aujourd’hui très bas : 0,3 % depuis le 10 septembre 2014– et offrent la possibilité d’un découvert présenté comme illimité, moyennant un paiement d’intérêts en cas de position débitrice. Le troisième élément de la réforme : la gouvernance. Désormais, les représentants français qui siégeaient dans trois différentes instances de la BCAO laisseront leurs sièges. Cette présence était vécue comme une véritable tutelle par les  Africains, puisqu’on ne comprend pas ce contrôle direct de la politique monétaire par cette présence française.

Mais au-delà de ces éléments de la réforme annoncée, une analyse approfondie permet de comprendre qu’il s’agit en réalité d’une arnaque visant à saboter le projet souverain des pays de la Communauté économique des états de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO).

  • Une arnaque concernant la fin du CFA, un sabotage du projet de l’ « ECO »

Pour importante qu’elle soit, cette réforme ne touche cependant à aucun des fondamentaux de la monnaie ouest-africaine, le franc CFA. Ainsi, la parité fixe avec l’euro sera conservée pour l’ECO, tout comme sa convertibilité totale et la garantie de la Banque de France. Ni le président Alassane Ouattara, ni le président Emmanuel Macron ne souhaitaient, en réalité, toucher au socle du CFA.

Il est possible d’avancer cinq raisons pour motiver cette affirmation.

La première raison : faire taire les rumeurs de complot français

Pour KAKO Nubukpo, «  La disparition des symboles coloniaux va faire taire les rumeurs de complot français et nous permettre, à nous techniciens, de travailler sereinement. ». Rappelons qu’à Ouagadougou, en novembre 2017, le président Macron disait que le franc CFA était une « monnaie africaine » et donc un « non-sujet » pour la France. Mais face à la pression des mouvements panafricanistes, soucieux de voir l’Afrique francophone couper les liens coloniaux avec l’ancienne métropole, le président Macron a décidé souverainement d’apporter des réformes à la dernière monnaie coloniale, le franc CFA. Il dit lui-même que : « C’est en entendant votre jeunesse que j’ai voulu engager cette réforme » (déclaration faite à Abidjan, le 21 décembre 2019).

La deuxième raison : forcer la main des pays anglophones à adhérer rapidement à l’ECO

Cette  réforme  du franc CFA est aussi destinée à convaincre d’autres pays africains de rejoindre l’Eco et l’Union monétaire. Les pays anglophones  ne voyaient d’un bon œil les liens très fort entre les pays de l’UEMOA et la France et constituait ainsi une sorte de repoussoir.  Or le Ghana et le Nigeria sont des pays très importants dans le projet. Le Ghana vient d’ailleurs de faire cette déclaration, le 29 décembre, en ces termes : « Nous, au GHANA, sommes déterminés à faire tout ce que nous pouvons afin de rejoindre les Etats membres de l’UEMOA, bientôt, dans l’utilisation de l’ECO, car nous pensons que cela aidera à lever les barrières commerciales et monétaires, réduire les coûts de transaction, stimuler l’activité économique et élever le niveau de vie de nos populations ».

La troisième raison : la France maintient un contrôle indirect sur l’ECO

La fermeture du compte d’opérations et le retrait du gouvernement français des instances de la BCEAO reviennent à passer d’un système de contrôle direct à une forme de contrôle indirect. La politique monétaire et de change en tant que telle n’est pas affectée par ces évolutions. Du moment que la parité fixe avec l’euro est maintenue, les réserves de change, quels que soient la forme ou le lieu où elles sont détenues, serviront d’abord et avant tout à la défense de cette parité. Ces réformes ne rendent donc pas la BCEAO plus autonome : elle demeure une annexe de la Banque de France, rivée à la politique monétaire de la Banque centrale européenne.

 

 

La quatrième raison : la France ne garantit pas le franc CFA

Le concept de « garantie » de convertibilité employé par les officiels français et les partisans de la relique coloniale est d’autant plus absurde que nous vivons depuis les années 1970 une ère post-Etalon or, où la monnaie émise par les États est de nature essentiellement fiduciaire. La valeur de la monnaie dépend du dynamisme de son économie et de l’acceptabilité des agents économiques. La France est supposée fournir toutes les devises nécessaires aux pays de la zone franc, pour leurs importations. Or, le fonctionnement de la BCEAO (et de la BEAC) est paramétré pour qu’une situation de manque de devises arrive le plus rarement possible, voire jamais. Dès que ses réserves de change atteignent un niveau critique, la banque centrale prend des mesures restrictives, comme la limitation des possibilités de financement des économies de la zone – pour reconstituer ses avoirs extérieurs. Grâce à ce mode de gestion, la garantie a été rarement activée pour les pays de l’UEMOA entre 1960 et aujourd’hui. La France a honoré sa promesse de « garantie » uniquement pendant la période 1980-1993. En réalité, elle l’avait fait pour permettre aux entreprises françaises, qui anticipaient une dévaluation du franc CFA, de rapatrier leurs capitaux et leurs revenus.

Selon la BCEAO, la « garantie » française portait à cette époque sur un montant annuel de 32 milliards de francs CFA, un chiffre relativement dérisoire comparé à une fuite de capitaux estimée dans la zone franc à 750 milliards de FCFA pour les seules années 1988-1989.

En outre, pour éviter que ce secours français, les autorités d’alors, ont opté pour la dévaluation du franc CFA, sous la houlette du Fonds monétaire international (FMI). Comme le rappelle l’économiste Felwine Sarr, «  Que les représentants français quittent les organismes de décision et que le compte d’opération revienne en Afrique nous permettront d’avoir des ressources en liquidités à investir dans la zone et de se défaire en partie de la tutelle de Paris. Nous ne sommes pas des jeunes enfants qui ont besoin de garanties. »

La cinquième raison : Des reformes du CFA pour saboter le projet de la monnaie ECO

Ce serait cependant faire une erreur d’analyse que de croire que les motivations du président Macron sont exclusivement populistes. Ses réformes ont également pour objectif de court-circuiter le projet d’intégration monétaire tel qu’il a été conçu jusque-là dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)

Les 15 pays de la CEDEAO, y compris les huit qui utilisent le franc CFA, avaient choisi le nom ECO pour leur future monnaie unique et s’étaient mis d’accord pour l’adosser à un panier de devises ou retenir un régime de change flexible. Cette volonté est renforcée par la déclaration de la présidence ghanéenne : « Dans l’attente de la concrétisation du projet de l’ECO, le Ghana exhorte « les autres Etats membres de la CEDEAO à  travailler rapidement à la mise en œuvre des décisions des autorités de la  CEDEAO, notamment en adoptant un régime de change flexible, en instituant un système fédéral pour la Banque centrale de la CEDEAO et d’autres critères de convergence convenus, pour faire en sorte que nous atteignions les objectifs de la CEDEAO en matière de monnaie unique, dans les meilleurs délais ».

Avant de pouvoir adopter l’ECO, ils étaient chacun tenus de remplir un certain nombre de critères d’entrée (les « critères de convergence »). Or, d’après une déclaration récente de Zainab Ahmed, la ministre nigériane des Finances, aucun pays de la CEDEAO n’était qualifiable pour l’ECO en 2020, à l’exception du Togo, un pays qui à l’évidence n’a pas la taille suffisante pour porter seul ce projet. En faisant des annonces concernant les reformes du franc CFA, le président Macron torpille ainsi le projet de la CEDEAO ou de le retarder le plus possible. La raison est simple : la monnaie ECO pourra aider économiquement les pays de la CEDEAO.

  1. Les avantages de la monnaie unique « ECO »

Il faut signaler avant toute chose que durant la période coloniale, il y avait en réalité une monnaie unique pour l’Afrique de l’ouest britannique et une autre pour l’Afrique de l’ouest francophone, tandis que les colonies portugaises utilisaient l’escudo portugais et au Libéria, c’était le dollar américain qui avait cours.

Après les indépendances, cette balkanisation monétaire a perduré à tel point qu’elle a découragé le commerce intra-régional et le développement de ces pays.

En ce qui concerne le niveau des échanges dans la zone franc, des études ont montré que malgré l’existence d’arrangement monétaire entre les Etats membres de la zone franc, le commerce entre les pays africains de cette zone n’a pas connu un véritable essor. Plus encore, les échanges commerciaux entre les pays africains de cette zone d’une part, et entre ces derniers et la France d’autre part, ont favorisé un développement asymétrique du courant d’échange en faveur de la France et un faible commerce intra-zonal. Par exemple, le régime monétaire de la zone franc est un frein à l’intégration des pays africains. Mieux, il favorise une intégration verticale (intégration entre les pays africains et la France), au détriment d’une intégration horizontale (intégration entre les pays africains.)

Une monnaie unique pour les pays de la CEDEAO aura au moins cinq avantages.

En premier lieu, le développement du commerce intra-régional. Le commerce intra-régional est passé de 4,1% en 1975 à 11% du commerce total de la région en 2006 alors que dans les circuits parallèles, il est estimé entre 30% et 50% (CEDEAO). Les exportations et les importations intra-régionales représentent respectivement 60% et 55% dans l’Union européenne ; 40 et 54% dans l’Alena ; 22% et 18% dans l’Asean ; 19% et 17% dans le Mercosur. Une monnaie unique va élever le niveau du commerce intra-régional, très faible depuis la création de la CECEAO.

En second lieu, la réduction des coûts de transaction. En effet, dans le même espace, cohabitent des monnaies gérées différemment et la convertibilité n’est pas souvent aisée. La monnaie unique va permettre de doter l’espace d’un système de paiement efficace et mettre fin à l’utilisation des monnaies tierces dans les transactions intra-régionales et aux inconvénients qui en résultent. L’adoption de cette monnaie unique, permettra à la CEDEAO, de régler les problèmes de fluctuation des monnaies nationales.

En troisième lieu, la monnaie unique va préserver le tissu productif de la région contre le recours aux dévaluations compétitives. En effet, les pays ne pourront plus dévaluer leur monnaie pour booster la compétitivité de leur économie. En effet, cette politique de dévaluation compétitive désorganise les échanges et réduit en dernier ressort le commerce intra-régional.

En quatrième lieu, la monnaie unique permettra aux pays membres de faire des économies de devises car aux temps présents, 85% des importations de fuel de la Guinée proviennent  du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. La Guinée par exemple, pourra faire d’énormes économies de devises une fois l’Eco adopté. Avec la monnaie unique, il y a une élimination des coûts de transactions liés aux opérations de change  et une suppression des risques de change. Une fois le risque de change supprimé, les investisseurs pourront en toute quiétude investir sereinement en zone CEDEAO.

En cinquième lieu, la CEDEAO sera une zone économiquement très forte. En effet, un adage africain dit que : « les brindilles de balais regroupées sont difficiles à rompre d’un coup. Les économies des pays africains souvent tributaires de celles des pays dits développés, pris isolément, ne représentent rien dans la mare qu’est l’économie mondiale.

Cette idée de monnaie unique vient à juste titre et serait l’occasion pour la CEDEAO de s’affirmer dans le monde. La CEDEAO représente aujourd’hui un marché d’environ 391 millions d’habitants et avec un Pib qui s’élève, en 2017, à 565 milliards de dollars US, constituerait une énorme opportunité comparativement aux marchés fragmentés des pays pris individuellement.

 

[1] Le FCFP valait 2,40 FF et le FCFA 1,70 FF.

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