Par Jean-François Fakoly
L’Histoire de l’Afrique ancienne est riche d’enseignements pour éclairer la politique actuelle. Si la politique est bien, comme l’a si bien définie Aristote, l’art de gouverner les hommes, on peut dire qu’elle est aussi vieille que l’humanité. Certes les formes de gouvernement ont évolué, débouchant sur la démocratie, dernière-née des systèmes politiques. Mais partout, que ce soit dans les républiques, les royaumes, les principautés, les chefferies ou les « sociétés sans État », sont à l’œuvre les mêmes intrigues autour du pouvoir, les mêmes inimitiés, les mêmes passions humaines et les mêmes drames. À ce titre l’histoire du mandingue conserve des analogies avec la bataille pour le pouvoir en Côte d’Ivoire. Octobre 2020 verra-t-il le remake de la bataille de Kirina ?
L’histoire du mandingue est belle et bien connue. Elle a été conservée et transmise à travers les siècles par la confrérie des griots, puis mise en écrit par des auteurs dont Djibril Tamsir Niane (1960), Laurent Gbagbo (1979) et Youssouf Tata Cissé (2007) pour ne citer que ceux-là. Mais résumons ces grands traits en rapport au propos du jour.
L’histoire se passe au moyen âge dans les années 1200, Soumahoro Kanté roi du Sosso a étendu sa domination sur la dizaine de chefferies que compte le Mandé. Sa gouvernance est à la fois une des plus prospères et des plus rudes. Il a ainsi apporté des éléments de progrès. Dans le mandé, société qui inventa la confrérie des chasseurs Dozos, lorsqu’arrivèrent les premières pluies de l’hivernage propices aux semailles, les hommes préféraient plutôt s’en aller à la chasse, délaissant les champs en friche. Conséquemment, le mandé était régulièrement en proie à la famine. Soumahoro mis fin à cet état de fait en règlementant la chasse. En revanche, peu de libertés étaient concédées aux habitants. Le crime de lèse-majesté exposait son auteur à une punition de 100 coups de fouet. Au mandé, affirment les griots, les gens devaient se cacher pour critique le pouvoir.
Soumahoro régna durant trente longues années ans sur le mandé. Sa perte viendra essentiellement de deux fait, la division interne dans son camp et la coalition de ses adversaires. Sur le premier point, L’ivresse du pouvoir conduit bien souvent à se croire la mesure de toute de chose, foulant aux pieds la morale la plus élémentaire. Ainsi, quelle vilaine idée pour le vieux souverain que de ravir la femme de son propre neveu Fakoly. C’est blessé dans son amour-propre que le neveu cocu, qui était par ailleurs un de ses meilleurs généraux, s’en alla rejoindre les troupes adverses emportant avec lui ses hommes et de précieux secrets. Sa contribution sera décisive à la chute de son oncle. D’abord en gonflant le nombre de combattant des troupes coalisées, puis en leur soufflant la stratégie qui sera décisive à la victoire.
Sur le second point, les adversaires de Soumahoro ont vite compris que seuls, ils ne parviendraient jamais à le vaincre. L’homme était puissant, il avait vaincu tous ses contemporains. On lui attribue des pouvoirs mystiques extraordinaires : la capacité de disparaitre et l’invulnérabilité aux flèches. Mais au-delà des superstitions, on peut expliquer sa supériorité par le fait que ses combattants étaient les mieux aguerris, du fait de leur formation au combat, chose rare à l’époque. Les chefs du mandé envoyèrent donc des émissaires pour trouver le seul homme capable de renverser le pouvoir de Soumahoro et se coalisèrent autour de lui. Soundjata, fils de roi, aspirant légitime au trône du mandé devint ainsi l’homme de la situation. « Le fils du buffle » réussit à faire l’unanimité sur sa personne, grâce à son sang et ses pouvoirs, du fait de sa noble extraction et ses hauts faits d’armes. En 1235, à la bataille de Kirina Soumahoro Kanté fut défait par les troupes conduites par Soundjata Keita. Pour certains Soumahoro fut tué, pour d’autres, il disparut. Toujours est-il qu’on ne le revit plus jamais. Quant’ à ses partisans, notamment son fils Bala Kanté, héritier présomptif, ils furent tous jugés et condamnés dans la plaine de Kouroukanfouga, une année plus tard.
Les trois principaux ingrédients de l’épopée mandingue se trouvent réunis en Côte d’Ivoire. Premièrement, un âge d’or (2011-2018) : pendant 8 ans, le RHDP est au faîte de sa puissance. Un règne sans partage du RHDP au court duquel ses adversaires ont connu la croix et la bannière (emprisonnement, gel des comptes). On a pu dénombrer peu de manifestations contre le régime et le parti reste majoritaire à l’assemblée nationale. De plus, il a un chef puissant qui a remporté plein de lauriers dans le passé et qui insuffle un développement prodigieux au pays. Mais un chef tout de même septuagénaire, qui au crépuscule de sa vie a manqué à ses promesses d’alternance envers un Bédié ou un Soro. Pour l’heure, il semble indécis sur sa candidature à l’élection d’octobre prochain. Au cas il ne le serait pas, son héritier présomptif, le Premier ministre Gbon Coulibaly, lui y songe chaque matin en se rasant.
Deuxièmement, la division interne : Un des plus influents barons du régime, en l’occurrence l’intrépide Guillaume Soro, piqué au vif, a déserté la cause pour rejoindre la plateforme de l’opposition. Il emporte avec lui son génie politique, son charisme, ses nombreux partisans et surtout une bonne connaissance du régime (ses hommes, ses stratégies, ses réseaux, ses moyens).
Troisièmement, les troupes coalisées, La coalition pour la démocratie, la réconciliation et la paix (CDRP) principale plate-forme de l’opposition a adopté sa charte le 20 novembre 2019. Elle regroupe plusieurs organisations dont le PDCI, EDS (y compris le FPI Gbagbo), l’UPCI, le RACI de Guillaume Soro et bien d’autres. On peut se demander quel avenir aura cette coalition hétéroclite comprenant des organisations aux idéologies si fondamentalement opposées? Mais à quoi bon? Car, comme l’affirme l’économiste J.M. Keynes : « le long terme est un mauvais guide pour les affaires courantes : à long terme nous serons tous morts ». Seul importe en politique l’instant présent et la haine du régime semble suffisante pour étouffer les divergences. Le leader de cette coalition est Henri Konan Bédié, son choix n’est pas fortuit. Il est le président du PDCI, la 2e force politique du pays, après le RHDP (selon le résultat des dernières élections). Ancien chef d’État, héritier et successeur de Félix Houphouët-Boigny, le Sphinx de Daoukro a le prestige suffisant et le dos assez large pour mener à bien les troupes.
En conclusion, l’histoire va-t-elle se répéter en Côte d’Ivoire? La bataille de Kirina aura-t-elle lieu en octobre 2020? Rien n’est moins sûr. Il n’existe aucun déterminisme en histoire. La politique est par excellence le lieu de la stratégie, de l’imprévu, de l’invention. Peut-être assisterons-nous à un remake de Kirina, peut-être à la revanche de Soumahoro Kanté, peut-être encore à une nouvelle épopée signée de l’héritier présomptif Bala Kanté, perpétuant ainsi l’œuvre du père. Toutes les options restent ouvertes. Mais à ce jeu où l’avenir reste inconnaissable et où tout est possible, ceux qui connaissent l’histoire et savent en tirer les leçons ont certainement une bonne carte en main.
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