Encore une nouvelle horrible, encore une noyade tragique dans la Méditerranée. L’histoire d’une mère qui a serré jusqu’au moment ultime son bébé avec qui elle tentait d’accoster vers une nouvelle vie, une folle espérance européenne.
Des personnes estimables et estimées se demandent naturellement pourquoi prendre autant de risques avec un ou des enfants. Je leur réponds que dans le monde dur qui est le nôtre, l’enfant est quasiment le seul bouclier contre les politiques répressives anti-migrants, le sésame pour une intégration moins rude que le « pack habituel » de souffrances promis aux exilés à leur arrivée sous nos cieux.
« Le désespoir explique-t-il tout ? », m’a-t-on demandé. Oui, il explique tout. Il ne justifie pas tout, mais pour expliquer il explique.
La réalité de la mondialisation c’est que des centaines de millions d’Africains savent désormais qu’ils appartiennent à une sous-humanité qui n’aura bientôt même plus le droit de rêver.
Cette nouvelle horrible arrive alors qu’une ancienne blessure se ravive. Il y a une quinzaine d’années, j’ai mis sous ma protection, alors que je vivais à Abidjan, un jeune très malade. Hémophile. Drépanocytaire. Mal traité. Devenu dépendant à des antalgiques puissants. Super débrouillard mais quasiment acculé à la mendicité pour acheter les solutions injectables lui rendant la vie plus douce. Il est mort quelques années plus tard, à 24 ans, c’est-à-dire très « vieux » pour un hémophile africain. Il aurait fallu qu’il atteigne les rives de la Méditerranée pour avoir un droit à la vie. A une vie plus longue. A une vie moins physiquement douloureuse.
Hier, un de ses cousins m’a envoyé une de ses photos, ce qui m’a fait beaucoup de bien et beaucoup de peine. Mais il m’a dans le même temps appris que sa petite sœur, elle aussi drépanocytaire, est morte il y a déjà quelques années. Leur mère a ainsi perdu ses trois enfants de maladies chères à soigner mais qu’on sait soigner.
Les Africains sont une sous-humanité, et cette pensée leur est désormais insupportable. C’est pour accéder au rêve, à la protection sociale, au statut d’homme plein, qu’ils se jettent dans la Méditerranée, comme dans les eaux du baptême. Mourir à leur ancienne vie et à leurs anciens attachements, survivre à cet arrachement, pour renaître. Changer de vie au risque de mourir et de rejoindre un au-delà peut-être plus clément.
Le désespoir explique ces prises de risque. Et malgré ces images terribles, d’autres désespérés se jetteront dans la mer. Leur trépas est notre malédiction. Ils sont notre condamnation.
Théophile Kouamouo
– Pourquoi devrai-je me sentir, même en partie, responsable de la disparition de ceux de mes compatriotes qui ont décidé de fuir la galère commune, en tentant un risque plus élevé, dans l’espoir de mieux se réaliser socialement ?