Le moins que l’on puisse affirmer est que Nathalie Yamb n’y est pas allée avec le dos de la cuillère lors de sa prise de parole à Sotchi (Russie), le 24 octobre 2019. Tantôt demandant la fin du franc CFA qui ne garantit pas d’autre stabilité que celle “de la mauvaise gouvernance, de la pauvreté et de la corruption”, tantôt stigmatisant “les accords de défense bidon qui ne servent qu’à permettre le pillage de nos ressources, l’entretien de rébellions, l’entraînement de terroristes et le maintien de dictateurs à la tête de nos États”, tantôt décrivant la France comme un pays “qui avance sans bouger, en portant des masques et qui considère toujours le continent africain comme sa propriété”, la conseillère exécutive de Mamadou Koulibaly n’a pas eu de mots assez durs pour attaquer la politique française en Afrique.
Peut-on parler pour autant d’une première ? La charge est-elle inédite ? Non, car, à scruter attentivement les 20 dernières années des relations franco-africaines, on s’aperçoit aisément que les premières critiques contre la France remontent aux marches et meetings organisés à Abidjan-Plateau en octobre et novembre 2002 par la jeunesse ivoirienne pour protester contre la France soupçonnée d’être derrière la rébellion qui attaqua l’État ivoirien dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002. Les politiques et médias hexagonaux réagiront d’abord par le déni. Ils accuseront ensuite les Ivoiriens d’ingratitude avec des arguments mensongers du genre “la capitale économique aurait été occupée par les rebelles si l’armée française ne s’était pas interposée”. Il faudra attendre l’année 2015 pour que la France reconnaisse enfin que sa politique est de plus en plus décriée en Afrique francophone. Un rapport parlementaire lu par le député socialiste Philippe Baumel sur “France 24” le 8 mai 2015 révèle en effet que la France est mal vue en Afrique francophone. Le parlementaire préconisait alors une réinvention de la politique africaine, c’est-à-dire une politique qui ne privilégie plus “les actions militaires au mépris d’une vraie politique de développement”.
Le gouvernement français joignit-il l’acte à la parole ? Quelque chose changea-t-il fondamentalement dans le comportement des autorités françaises ? Difficile de répondre par l’affirmative puisque même Macron, dont l’âge pouvait pousser à penser qu’il ferait autre chose que dérouler le tapis rouge ou de rendre visite à des criminels et à des satrapes arrivés au pouvoir il y a 29, 37 ou 40 ans (Idriss Déby, Paul Biya et Denis Sassou Nguesso) et ayant conduit leur pays au désastre, ne fit rien pour mettre fin à la nocive Françafrique. Comme ses prédécesseurs, le président français semble ruser avec les Africains comme en témoignent les propos ambigus de Bruno Le Maire. Le ministre français de l’Économie et des Finances estime en effet que la France est ouverte “à une réforme ambitieuse du franc CFA [mais laisse] les États membres la définir”. Le Maire s’exprimait au cours d’une conférence de presse donnée à Paris le 11 octobre 2019.
Mais lui et les autres membres du gouvernement français connaissent-ils vraiment l’Afrique ? Ont-ils pris la mesure de ce qui se passe depuis quelques années dans la tête et le cœur des Africains ? Pourquoi ne comprennent-ils pas que ceux-ci ne veulent plus de réformes cosmétiques ? Car, vus d’Afrique, l’ECO et le franc CFA, c’est du pareil au même. D’Abidjan à Libreville, en passant par Bamako et Ouaga, les jeunes d’Afrique réclament unanimement la fin du franc CFA, la fermeture et le départ des bases militaires étrangères présentes dans certains pays africains ; désirent jouir des richesses de leurs sols et sous-sols ; souhaitent que leurs matières premières ne soient plus pillées ou achetées à vil prix ; refusent que l’anciennne puissance coloniale continue de prendre l’initiative des résolutions concernant leurs pays à l’ONU et de dire ce qui est bon/mauvais pour nous ou qui doit nous diriger, etc.
Cette jeunesse pense en même temps que toutes ces aspirations risquent de ne jamais aboutir s’il manque cette chose essentielle qui fait que la France ne peut pas faire en Corée du Nord, en Inde ou en Russie ce qu’elle se permet si facilement dans ses ex-colonies : une force militaire égale ou supérieure à celle des Occidentaux qui semblent ne comprendre que le langage de la force. Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi, Laurent Gbagbo, pour ne citer que ces trois-là, sont tombés parce qu’ils ne disposaient pas de cette force. Bachar al-Assad, lui, a pu tenir et sauver sa peau parce que la Russie de Poutine lui a fourni cette force.
Le 23 novembre 2017, le Nord-Soudanais Omar el-Béchir demandait ouvertement la protection de Vladimir Poutine. D’après “Jeune Afrique”, le président centrafricain a plaidé, en marge du sommet Russie-Afrique de Sotchi, pour un renforcement de l’aide militaire russe à son pays. Pour mémoire, les deux pays avaient déjà signé, en décembre 2017, un accord militaire.
Le Soudan du Nord et la Centrafrique ont-ils pris une bonne décision ? Sans hésiter, je répondrai “oui”. Premièrement, parce que même si l’aide de la Russie à ces deux pays n’est pas gratuite (l’ouvrier n’a-t-il pas droit à son salaire ?), la Russie ne recevra pas plus que ce qui est prévu dans l’accord signé par Poutine et les deux présidents africains ; deuxièmement, parce que je ne vois pas le président russe intervenir dans un pays africain sans y avoir été invité, lui imposer quoi que ce soit ou chercher à le contrôler après avoir condamné “l’attitude agressive et intrusive” des pays occidentaux et comparé l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011 à “une croisade de l’époque médiévale [car, pour lui], la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU ne donnait pas le droit d’intervenir dans une affaire interne et de défendre un des deux camps” (interview accordée au réalisateur américain Oliver Stone entre juin 2015 et fevrier 2017) ; troisièmement, parce que, contrairement à la France, la Russie possède d’immenses ressources naturelles (plus de 20 % des stocks mondiaux) ; quatrièmement, parce que, sans le soutien d’un allié puissant et craint, se débarrasser de ceux qui lui pourrissent la vie depuis six décennies sera une chose difficile, voire impossible, pour l’Afrique francophone ; enfin, parce qu’il est temps que les ennemis de nos ennemis deviennent nos amis. C’est un secret de Polichinelle que l’homme fort de Moscou est haï, dénigré et combattu par ceux-là même qui n’ont jamais voulu notre bien. Ils lui en veulent, entre autres, parce qu’il a soutenu militairement le président syrien contre les rebelles et djihadistes de Daesh. Ce Poutine qui a montré de quoi il est capable en Ukraine et en Syrie, nous devons faire de lui notre allié.
Certains pourraient penser que les pays africains d’expression française, en faisant alliance avec la Russie, courent le risque de se mettre sous sa tutelle. Ce risque existe, c’est vrai, mais, si on se fonde sur les raisons que j’ai données plus haut, on peut douter que Poutine ait envie de mener en Afrique une politique prédatrice et inhumaine comme celle de tous les présidents français de la Cinquième République. En d’autres termes, s’appuyer sur l’aide de la Russie pour nous affranchir progressivement de la tutelle de ceux qui ne nous ont apporté que la pauvreté, l’assassinat des résistants, les coups d’État, rébellions et bombardements ne signifie pas que nous quittons un ancien maître (La France) pour un nouveau maître (la Russie). L’Afrique nouvelle ne cherche ni maître, ni propriétaire ; la seule chose qui l’intéresse, c’est d’avoir des partenaires avec qui elle peut nouer des accords gagnant-gagnant. Nathalie Yamb n’a pas manqué de le marteler dans son discours d’anthologie qui aussitôt lui a valu d’être interdite de séjour en France, une décision qui écorne un peu plus l’image d’une France qui se targue d’être “la patrie des droits de l’homme et de la démocratie”.
À mon avis, l’Afrique francophone ne perd rien à suivre l’exemple du Soudan du Nord et de la Centrafrique. A contrario, elle ne gagnerait rien à poursuivre sa coopération avec un pays qui, en plus de se montrer arrogant et méprisant, prétend l’aimer mais la poignarde continuellement dans le dos.
Jean-Claude DJEREKE
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