L’exposition Toutânkhamon accusée de racisme: «Nous sommes entrés dans l’âge identitaire»
Quelques militants demandent la fermeture de l’exposition Toutânkhamon à Paris, accusant ses organisateurs de dissimuler l’origine africaine du roi égyptien. Laurent Bouvet dénonce depuis longtemps déjà les dérives de ces «activistes identitaires» qui, sous couvert d’antiracisme, s’en prennent à la culture et à l’histoire.
Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a notamment publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015. Son dernier essai, La nouvelle question laïque, est paru chez Flammarion en janvier 2019.
Alors qu’elle connaît un immense succès, l’exposition à la Villette sur Toutânkhamon est visée par des manifestants qui reprochent aux égyptologues européens de vouloir «blanchir» l’Égypte. Blanc ou noir, pourquoi s’intéresser à ce point à la couleur de peau d’une momie vieille de plus de 3000 ans?
Il s’agit là d’un nouvel épisode, un de plus, de la guerre culturelle qu’ont décidé de mener contre notre société – moderne, empreinte de valeurs humanistes et universalistes, valorisant la liberté comme un bien commun… – des activistes, identitaires, indigénistes, décoloniaux, intersectionnels, islamistes… dont la vision du monde est à la fois essentialiste et relativiste. La fréquence de tels épisodes est d’ailleurs en augmentation: juste avant ce cas, on a eu droit ces derniers jours à la dénonciation d’une fresque de l’artiste Di Rosa à l’Assemblée nationale ou encore à la censure de la pièce d’Eschyle à la Sorbonne.
Le propos est toujours le même: accuser les «blancs» de racisme en expliquant que c’est «systémique», donc inhérent aux sociétés occidentales supposément «blanches» ou «non racisées» (sic). Ce racisme s’étant exprimé par le passé à travers l’esclavage et la colonisation, il s’exprimerait aujourd’hui différemment, notamment dans le domaine de l’art, en continuant à faire des «racisés» des victimes. Que ce soit en prétendant que l’origine «noire» des Égyptiens serait occultée, que la mise en scène de la pièce d’Eschyle serait assimilable au «blackface» américain du temps de la ségrégation ou que les personnages de la fresque de Di Rosa seraient une représentation offensante pour les «noirs».
Dans le cas de l’exposition sur Toutânkhamon, l’argument utilisé est celui, classique chez les militants afrocentristes américains notamment, du fait que les Égyptiens auraient été «noirs», alors que l’égyptologie scientifique a montré que non seulement il existait une diversité des teintes de peau chez les Égyptiens de l’Antiquité mais encore que les représentations qu’ils nous ont laissées à travers leurs monuments, leur art ou leur écriture, n’étaient en rien liées à ces différences de pigmentation. La notion même de «race» n’ayant aucun sens à cette époque.
Derrière tout cela, il y a une montée en puissance de revendications identitaires de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler, depuis les années 1960-70, des minorités, qui veulent voir reconnu comme surdéterminant pour les individus qui sont supposés les constituer un critère d’identité particulier qui serait «dominé» ou «discriminé» dans la société dans laquelle ils vivent: race, ethnie, religion, genre, orientation sexuelle, spécificité régionale… Ce «tournant identitaire» a conduit à des mobilisations sociales et politiques nouvelles, à la redéfinition des clivages politiques comme à l’émergence de nouveaux champs de recherche en sciences sociales ou à des stratégies marketing de nombreuses entreprises, de médias, etc. qui sont devenues incontournables dans nos sociétés. Si bien que l’on peut dire que nous sommes entrés dans un âge identitaire.
Les activistes qui se sont emparés de ces enjeux pour différentes raisons, politiques, commerciales, de carrière (dans les médias ou à l’université par exemple)… ont conduit à brouiller la légitimité du combat de groupes sociaux pour la reconnaissance de droits égaux. On le comprend bien dans le cadre du féminisme: le combat fondamental pour l’égalité des droits et la libération des femmes est aujourd’hui fortement parasité par le néoféminisme identitaire. Il en va désormais de même du combat contre le racisme.
Cette nouvelle affaire rappelle donc la polémique autour de la tragédie d’Eschyle, empêchée à la Sorbonne par des militants indigénistes?
Dans l’affaire de la pièce d’Eschyle, on a atteint une sorte de sommet en la matière. L’activiste identitaire Louis-Georges Tin, pourtant universitaire, en poste à l’EHESS, a en effet, involontairement, tout dit sur le sens profond de cette dérive identitaire lorsqu’il a déclaré: «Il n’y a pas un bon et un mauvais “blackface”, de même qu’il n’y a pas un bon et un mauvais racisme. En revanche, il y a un “blackface” conscient et un “blackface” inconscient.» Si le racisme dont il accuse le metteur en scène peut être inconscient, alors sa dénonciation peut être permanente et générale à l’encontre des «blancs». Il n’y a plus aucun besoin de s’embêter avec la réalité, les faits, les déclarations, etc., la couleur de la peau permet de déterminer «systématiquement» qui est le coupable et qui est la victime. Dans la logique identitaire décrite ici, le dominant donc le coupable, c’est l’homme (le mâle) blanc occidental.
Ce sont là des idées et des agissements extrêmement graves. Outre les injonctions et les accusations publiques contre le metteur en scène de la pièce, Philippe Brunet, il y a eu censure suivant des méthodes qui rappellent le pire dans l’Histoire: les spectateurs ont été empêchés physiquement d’assister à la pièce à la Sorbonne par une milice de gros bras se réclamant ouvertement de cet activisme identitaire. On est bien au-delà de la confrontation légitime d’opinions contraires dans le débat public.
La couleur de la peau permet de déterminer « systématiquement » qui est le coupable et qui est la victime.
Il est indispensable que tous les démocrates sincères, que tous les citoyens attachés à la liberté, quelles que soient leurs idées, se mobilisent contre de telles dérives, à commencer par les médias et les responsables politiques, ceux de la gauche en particulier, qui ont eu tendance depuis des années à regarder ailleurs, voire à soutenir cet activisme identitaire.
En égyptologie comme pour le théâtre grec, ces militants s’appuient sur une vision partielle, voire complotiste, des connaissances scientifiques?
Ils se contrefichent totalement des connaissances, du savoir, des faits ou de la réalité. Ce sont les propagateurs d’une véritable idéologie, ils sont donc prêts à tout, comme l’ont été leurs prédécesseurs des grandes idéologies du XXe siècle. C’est d’ailleurs pourquoi il n’y a aucun dialogue possible, aucun échange d’argument qui tienne avec eux.
Ils sont d’ailleurs bien installés dans leur époque. Ils se servent notamment des réseaux sociaux de manière très efficace pour répandre leur propagande identitaire. Les réseaux sociaux, conçus sur le modèle américain de la reconnaissance très large des revendications identitaires de toutes sortes sont pour eux une aubaine: ils n’y sont jamais censurés ou sanctionnés malgré la violence verbale et symbolique qu’ils y déploient contre tout ce qui ne va pas dans leur sens.
C’est un point aveugle aujourd’hui de nos sociétés libérales, ouvertes, pluralistes… Ils en usent et abusent. C’est là le grand paradoxe: ces activistes identitaires ne remettent en cause que les sociétés qui leur permettent de déployer leurs critiques et leur activisme, ils ne critiquent jamais les sociétés autoritaires, les dictatures… Ils sont d’ailleurs prêts pour cela à s’allier avec des régimes qui ne respectent pas les droits fondamentaux, comme on le voit bien à travers certains financements par exemple ou dans l’usage de certains médias. Ainsi, tout récemment, par exemple, a-t-on pu lire une tribune de l’activiste racialiste Rokhaya Diallo mettant en cause «l’islamophobie» française sur le site de TRT, un média turc en anglais, lancé il y a peu par le régime d’Erdogan.
Que révèle selon vous cette obsession de certains militants, pourtant antiracistes, à l’égard de la race?
Je ne suis pas sûr que l’obsession ait la même signification pour tous ces militants obsédés par la race. Pour les uns, chez ceux qu’on voit le plus dans les médias ou sur les réseaux sociaux notamment, il s’agit d’abord d’un moyen de faire carrière ou de mieux gagner leur vie que ce à quoi ils auraient pu prétendre en raison, disons, de leurs seuls talents ou capacités. Ce sont le plus souvent des entrepreneurs d’eux-mêmes qui savent utiliser au mieux le système qu’ils dénoncent, sans qu’on sache s’ils y croient vraiment.
Pour d’autres, qu’on voit moins publiquement mais qui sont néanmoins bien présents dans la société et qui s’expriment volontiers sous forme anonyme sur les réseaux sociaux, cela semble plutôt tenir d’un authentique racisme: ils sont convaincus comme les racistes qui n’aiment pas les «noirs» qu’ils n’aiment pas les «blancs». On voit d’ailleurs par là que le racisme n’est pas l’apanage de telle ou telle population ou société mais qu’il est une caractéristique humaine universelle. Et donc précisément que l’idée de «racisme systémique» pour n’en accuser que les «blancs» est une manière de s’en dédouaner à bon compte.
Pour beaucoup de ces militants, c’est surtout de la pure bêtise qui les conduit à suivre, aveuglément, les entrepreneurs identitaires comme les authentiques racistes. La dérive identitaire de manière générale tient aussi à cette difficulté pour nombre de nos concitoyens, chez les plus jeunes en particulier, à trouver leur place dans la société actuelle. L’enquête dirigée par Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale, montre bien ce phénomène.
À quel point cette dérive indigéniste est-elle ancrée à l’université? Son outrance et le manque de rigueur scientifique devraient avoir tôt fait de disqualifier ceux qui s’en revendiquent… non?
Elle est aujourd’hui très présente dans certaines universités et surtout certains départements, en sciences sociales notamment. Mais ce qui est plus problématique encore, c’est le déni ou le refus de voir de nombre de collègues qui préfèrent faire comme si cela n’existait pas, ou comme si c’était normal. La multiplication de cours, de séminaires, de colloques et même de diplômes désormais, dans lesquels sont diffusés ces idées qui sont, rappelons-le, une idéologie, sans que personne ne dise rien, est inquiétante.
Ce sont même le plus souvent les universitaires qui s’étonnent de cette pénétration idéologique et qui essaient de la combattre sur le plan des idées qui sont inquiétés, dénoncés et ostracisés dans leur laboratoire, dans leur université, dans leur discipline… Le cas récent de Stéphane Dorin a Limoges en témoigne de manière éloquente.
Ce qui change, heureusement, c’est que de plus en plus de collègues prennent conscience du problème. Ce qui s’est passé à la Sorbonne avec la pièce d’Eschyle est important de ce point de vue. Il y a encore quelques années, nous n’étions que quelques-uns, et nous nous sentions bien seuls dans ce combat contre les dérives identitaires dans notre milieu.
Lefigaro.fr
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