Par Cyril Bensimon
Depuis les salons climatisés de l’hôtel Ivoire, la vue sur la lagune permet d’imaginer toutes les opportunités d’affaires. Dans ce palace se croise l’Abidjan qui compte, un microcosme de cadres du pouvoir, d’entrepreneurs, d’entremetteurs et de diplomates. Si un observateur averti relève « une forte dégradation de la gouvernance depuis le début du second mandat d’Alassane Ouattara » en 2015, la capitale économique ivoirienne continue de sentir le béton frais et les projets commerciaux.
Les immeubles de standing, les restaurants chics, les échangeurs routiers ne cessent de fleurir. Dans la baie de Cocody, commune huppée de la métropole, le Maroc, de par la volonté du roi Mohammed VI, grand amateur des lieux, poursuit les travaux de construction d’une marina censée attirer yachts et touristes.
A quelques centaines de mètres de là, dans le quartier populaire de Blokosso, deux pêcheurs enchaînent des prises qui n’ont rien de miraculeux : des amas de sacs plastique et toutes sortes de déchets pendent au bout de leur ligne. La Côte d’Ivoire du futur permet tous les rêves, mais celle vécue au présent par ses habitants est loin du discours officiel autour des prévisions de croissance de l’ordre de 7 % pour les années à venir.
Le président Ouattara aime rappeler les succès macroéconomiques obtenus depuis son accession au pouvoir en 2011 – « J’ai un bilan qui est inattaquable », s’est-il félicité le 11 février sur Radio France internationale. Mais aujourd’hui, les tensions politiques ressurgissent et, avec elles, un flot d’incertitudes et d’inquiétudes dans la perspective de la présidentielle prévue fin octobre 2020.
Incertitudes autour de Laurent Gbagbo
En un mois, tout s’est accéléré, et la narration semble s’être inversée au détriment du pouvoir en place. Le 15 janvier, après plus de sept ans de détention, Laurent Gbagbo a été acquitté en première instance, par la Cour pénale internationale, des accusations de crimes contre l’humanité commis durant la crise postélectorale de 2010-2011.
Depuis, l’ancien chef de l’Etat, placé en liberté conditionnelle, s’est installé en Belgique dans l’attente d’un éventuel procès en appel. Et si son avenir juridique reste flou, sa sortie de prison a galvanisé ses partisans, qui n’ont jamais cessé d’espérer son retour. Elle a aussi renforcé sa popularité auprès de nombreux Ivoiriens dont le niveau de vie n’a pas épousé les courbes de la croissance et dont la frustration est renforcée par le sentiment que tous les postes stratégiques échoient à des personnalités originaires du nord du pays.
Alors qu’à la présidence on affirme « ne pas être sur la voie de l’amnistie permanente » après celle décrétée en août 2018, Laurent Gbagbo pourra-t-il revenir dans son pays sans être inquiété par la justice ivoirienne qui l’a condamné à vingt ans de prison pour « crimes économiques » ? Si tel est le cas, quel rôle entendra-t-il jouer ? Pourra-t-il, s’il le souhaite, concourir à la prochaine élection ? Ce ne sont que quelques-unes des questions qui agitent aujourd’hui les esprits.
Car l’ombre de Laurent Gbagbo plane de nouveau sur la Côte d’Ivoire au moment où la coalition qui s’était formée pour le battre dans les urnes en 2010 puis le chasser par les armes en 2011, lorsqu’il refusait d’admettre sa défaite, a explosé devant les ambitions affichées par ses principaux leaders.
Affirmant qu’Alassane Ouattara n’a pas tenu sa parole en refusant d’adouber un candidat venu de son parti pour 2020, l’ex-président Henri Konan Bédié, 84 ans, à la tête du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), montre chaque jour un peu plus qu’il n’a pas renoncé à son désir de revenir aux affaires. Il peut désormais compter sur un allié de circonstance en la personne de Guillaume Soro, l’ex-chef rebelle qui a démissionné le 8 février de la présidence de l’Assemblée nationale avec la volonté de troquer « le tabouret » qu’il occupait au perchoir contre « un fauteuil » plus confortable.
Entre les amis d’hier fusent désormais les piques assassines. « Bédié est à l’origine de tous les maux de ce pays, c’est le père de l’ivoirité » – doctrine politique qui permit d’exclure M. Ouattara des élections jusqu’en 2010 au motif qu’il s’était auparavant prévalu de la nationalité burkinabée –, se souvient-on subitement à la présidence. Cette dernière promet que l’ex-chef de l’Etat « ne bénéficiera plus de la flotte présidentielle pour ses voyages comme ce fut systématiquement le cas depuis 2011 ».
De bonne source, les officiers proches de Guillaume Soro, qui forment une bonne partie de l’ossature de l’armée, ont été placés sous étroite surveillance depuis les mutineries de 2017 et la découverte qu’une partie importante des armes enregistrées lors du désarmement ne figuraient plus dans les casernes. Signe de la tension actuelle, l’un des proches de l’ex-chef rebelle avance : « Nous sommes tous sur une liste pour un enlèvement ou la prison. »
Assurance des caciques du pouvoir
Le chef de l’Etat laisse désormais la porte ouverte à un troisième mandat en 2020 au motif que « la stabilité du pays est plus importante que la parole donnée en 2015 ». Alors que l’éventualité se renforce d’un front commun de l’opposition fédéré autour du thème « Tout sauf Ouattara », les caciques du pouvoir montrent une assurance qui rappelle celle observée sous Laurent Gbagbo, lorsque les siens proclamaient « Y a rien en face ». En janvier, le ministre de la défense, Hamed Bakayoko, est ainsi allé déclarer en meeting : « A ceux (…) qui veulent être président coûte que coûte, (…) quel que soit le sang versé, allez leur dire que 2020, c’est déjà calé. 2020 est déjà géré. »
Près de huit ans après la fin de la crise post-électorale, la Côte d’Ivoire ne s’est pas réconciliée avec elle-même, et alors qu’Alassane Ouattara martelait son intention de façonner « un Ivoirien nouveau », les fractures politiques, largement calquées sur les appartenances communautaires, demeurent béantes.
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« Nous sommes déjà dans une crise préélectorale et si les choses devaient rester en l’état, nous irions vers une crise électorale et postélectorale », assure Jean-Louis Billon, secrétaire exécutif du PDCI et premier employeur privé du pays dont « les filiales ont toutes été contrôlées de fond en comble » depuis qu’il a rompu avec le pouvoir.
Face au climat délétère qui s’installe, Bamba, petit commerçant et homme de peu de mots, s’en tient à l’essentiel : « Il faut juste que nos politiciens évitent leurs palabres, dit-il, car à la fin ce sont les enfants des pauvres qui meurent. Jamais les leurs. »
Cyril Bensimon (envoyé spécial à Abidjan)
Lemonde.fr
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