Dans l’emballement diplomatique entre les autorités italiennes et françaises, chacun joue sa partition. M. Macron d’un côté et MM. Di Maio et Salvini de l’autre, orchestrent une confrontation des meilleurs ennemis, à des fins de politique intérieure. Ces joutes verbales en disent long sur l’ampleur des crises démocratiques et fractures au sein de l’UE, et sur l’impasse de cette opposition surjouée entre ultralibéralisme et nationalisme, pourtant les deux faces d’une même pièce. Ces tensions ont pris un nouveau tour à la faveur des déclarations italiennes sur un sujet qui fait peu l’actualité, celui du colonialisme et du franc CFA. Il n’est pas choisi par hasard et a fait mouche car en effet le passif de la France officielle est lourd, et toujours contemporain. A tel point que M. Macron ou Le Drian sont coincés pour y répondre.
L’Italie est pourtant un des plus importants investisseurs européens en Afrique. Elle doit cela en grande partie à sa compagnie pétrolière nationale, ENI. En Libye, la péninsule est en concurrence avec la France.
Depuis sa brève expérience coloniale sous le fascisme, le pays se confronte à intervalles réguliers avec Paris. Dernier épisode en date, celui du Niger. Le président du Conseil des ministres, Giuseppe Conte, était à Niamey le15 janvier dernier. Il annonce le renforcement de la « coopération ». L’Italie renforce surtout sa présence militaire et tente d’y installer une base, un caillou dans le jardin du pouvoir français. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les escarmouches actuelles. Les déclarations du pouvoir italien sur le CFA rencontrent de l’écho parmi beaucoup d’Africains sur place et dans les diasporas. C’est le signe que cette monnaie établie lors de la colonisation est, à raison, de plus en plus perçue comme une atteinte insupportable à la souveraineté et une entrave au développement. Le sujet est sensible. Il a repris depuis quelques années une vigueur inattendue – et le PCF y a apporté sa contribution. Même les gilets jaunes l’ont mis dans certaines de leurs revendications, suscitant de l’intérêt dans les diasporas, satisfaites que les questions africaines ne soient pas traitées exclusivement par l’approche des migrations et de l’aide. Initialement, ce sont des forces progressistes qui ont relancé le débat du CFA.
Malheureusement sur cette question comme sur d’autres, des identitaires, dont l’extrême droite française, se sont emparés de ce levier de contestation pour le récupérer et apparaître en défense des intérêts des Africains.
Au moment d’une grande fragilité des organisations de gauche africaines et européennes, l’OPA de ces forces populistes a marqué des points. Ils ont été accompagnés en cela par une couverture médiatique et des intérêts qui avaient à gagner d’une récupération apte à stériliser et discréditer le débat. L’agitation de l’activiste racialiste Kémi Séba sur le CFA en est l’illustration. C’est lui qui depuis plusieurs mois est en lien avec le vice-Premier ministre Luigi Di Maio, chef de file du M5S pour servir de cheval de Troie à l’opération de confrontation du pouvoir italien avec la France et de charme vis-à-vis des Africains. Le PCF, depuis le début des indépendances, n’a jamais cessé de dénoncer les accords monétaires et militaires qui servent de levier à l’influence française en Afrique. Il doit continuer en lien avec les progressistes des deux continents à travailler à une rupture avec ce système monétaire colonial et en faveur de politiques de progrès social mutuellement avantageuses.
Zone Franc : L’Italie rejoint le front anti CFA
Intégration Aucun commentaire CEDEAO, Luigi Di Miao, Zacharie Roger Mbarga, Zone Franc
En traitant la France de puissance spoliatrice de l’Afrique, le vice-président du Conseil italien a rouvert la boite de pandore.
Tout est parti d’une réflexion sur les causes de l’immigration clandestine africaine vers l’Europe. Dimanche 20 janvier, le vice-président du Conseil italien des ministres a dénoncé la politique africaine de la France à qui il impute la responsabilité des migrations irrégulières auxquelles sont forcés les Africains. «À partir d’aujourd’hui, ceux qui veulent débarquer en Italie, on va les emmener à Marseille. Je vais demander des sanctions contre les pays qui colonisent l’Afrique. La France imprime le Franc dans les colonies pour financer une partie de sa dette. Pour laisser les Africains en Afrique, il suffirait que les Français restent chez eux», affirme Luigi Di Maio sur la radio italienne RTL 102.5.
L’allusion à une monnaie qui appauvrit l’Afrique sera renforcée le lendemain par celui qui, depuis 2017, dirige la principale formation politique au parlement italien : le parti politique d’extrême droite baptisé Mouvement 5 étoiles. Lundi 21 janvier dans la soirée, Luigi Di Maio, qui occupe la fonction de ministre du Développement économique, du Travail et des Politiques sociaux depuis 2018 dans le gouvernement italien, en rajoute une couche. « Tout ce que j’ai dit est vrai. La France imprime une monnaie pour 14 États africains et, par conséquent, elle en empêche le développement. Au contraire, elle contribue aux départs des migrants, qui vont ensuite mourir dans la Méditerranée ou débarquer sur nos côtes. Il est temps que l’Europe ait le courage d’aborder le thème de la décolonisation de l’Afrique. Si la France n’avait pas les colonies africaines, parce que c’est ainsi qu’il faut les appeler, elle serait la 15e puissance économique mondiale alors qu’elle est parmi les premières, grâce à ce qu’elle est en train de faire en Afrique », accuse-t-il.
Consolidation
En Italie, la question est portée avec énergie par la majorité au parlement. Matthieu Salvini, l’autre vice-président du conseil italien, a soutenu les propos de son collègue et camarade politique. « Le problème des migrants a beaucoup de causes : par exemple, ceux qui ne vont pas en Afrique pour créer du développement, mais plutôt pour soustraire de la richesse au peuple africain. La France est parmi eux, l’Italie, non », a ajouté pour sa part le ministre italien de l’Intérieur, lors d’une émission télévisée le 22 janvier.
Le moins que l’on puisse dire est que cette question cruciale hante une partie de l’Italie, qui est au bord du stress humanitaire avec l’accueil des migrants. Afin de donner de l’emphase aux réactions des deux ministres italiens, le député italien Di Battista, l’un des cadres du Mouvement 5 étoiles en Italie, a déchiré un billet de franc CFA en pleine émission télévisée. C’était le 23 janvier dernier. Il s’agissait du billet de 10 000 francs CFA de la Coopération financière en Afrique, c’est dire celui de la zone Cemac.
La France fait grise mine
Inacceptables et aberrants, c’est la réaction de Paris aux envolées verbales des ministres et politiques italiens.
Très peu flatté par les accusations du voisin transalpin, le directeur de cabinet de Nathalie Loiseau, la ministre française des Affaires européennes, a convoqué, le 21 janvier, Teresa Castaldo, l’ambassadrice d’Italie en France. Rien n’a pour l’instant filtré des échanges. Mais ce que l’on sait c’est que le cabinet de la ministre parle de « propos inacceptables ». À l’Élysée, on évoque « des déclarations aberrantes ». « Notre intention n’est pas de jouer au concours de celui qui est le plus bête », a esquivé Nathalie Loiseau, à l’issue du Conseil de ministres du 23 janvier.
Plusieurs réactions des politiques français ont fait échos à la position de leurs autorités. Le commissaire européen aux affaires économiques, l’ancien ministre socialiste de l’Économie, Pierre Moscovici, qualifie les propos des autorités romaines d’« insensés », et juge leur attitude « irresponsable ». « Accuser la France d’appauvrir l’Afrique avec le franc CFA et d’accroître la crise migratoire, c’est stupide et totalement faux ! Salvini et Di Maio font de la démagogie ridicule à Rome pendant que Français et Italiens travaillent ensemble au Sahel », peste Jacques Maire, député de la république en marche des Hauts-de-Seine, vice-président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale et président du groupe d’amitié France-Niger.
Garant et non maitre
Plusieurs fois, le président français Emmanuel Macron s’est exprimé sur la question du franc CFA. « Sur la question du franc CFA, la France n’en est pas le maître, mais le garant. Ça veut dire que c’est un choix des États membres. Personne n’oblige un État à en être membre », se défendait Emmanuel Macron à Ouagadougou, devant des étudiants burkinabés. « J’accompagnerai la solution qui sera portée par l’ensemble des présidents de la zone Franc. S’ils veulent en changer le périmètre, j’y suis plutôt favorable. S’ils veulent en changer le nom, j’y suis totalement favorable. Et s’ils considèrent qu’il faut même supprimer totalement cette stabilité régionale et que c’est mieux pour eux, je considère que c’est eux qui décident et donc je suis favorable », ajoutait par la suite le président français.
« Si on ne se sent pas heureux dans la zone Franc, on la quitte et on crée sa propre monnaie comme l’ont fait la Mauritanie et Madagascar. Si on y reste (dans la zone Franc-NDLR), il faut arrêter les déclarations démagogiques, faisant du franc CFA le bouc émissaire de vos échecs politiques et économiques, et de la France la source de vos problèmes », indiquait Emmanuel Macron à l’attention des chefs d’État africains en juillet 2017 au sommet extraordinaire du G5 Sahel à Bamako.
L’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) est engagée à avoir sa monnaie à l’horizon 2020.
La 53e conférence des chefs d’État et de gouvernement de la Cedeao tenue le 31 juillet 2018 à Lomé (Togo) a constaté la création quasi définitive de l’union monétaire de cette communauté économique régionale. Après plusieurs amendements et hésitations, le projet prend forme. En créant cette union monétaire, les 15 États membres de cette communauté auront une économie régionale commune. Pour y arriver, des aspects importants liés à la convergence économique et financière, à la philosophie de la conception matérielle des différentes coupures et au financement du processus demeurent.
Feuille de route
Pour ce qui est du régime de change, de l’harmonisation du cadre de la politique monétaire et du modèle de la future banque centrale, les ministres des Finances, le président de la Commission de la Cedeao et l’ensemble des gouverneurs des banques centrales de la Cedeao sont en train de finaliser les études d’impact. Leurs propositions seront soumises aux chefs d’État lors du sommet de cette année à Abuja.
Pour ce qui est du nom de baptême et des signes de la future monnaie commune, un groupe de travail est sur le point de se réunir. Le président de la Commission de la Cedeao a la charge de rassembler les représentants des banques centrales et des experts dans les domaines du design, du graphisme, de l’économie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, des sciences politiques, des signes monétaires ou du droit. Ce groupe sera chargé de proposer des noms et des signes pour la future monnaie unique au comité ministériel. Les chefs d’État ont exhorté les banques centrales à accélérer le financement de la feuille de route.
Amos René Martin Tonye, économiste, auteur de « Afrique-Occident : le New Deal industriel »
« Le problème de la monnaie est beaucoup plus complexe »
Quel écho les sorties des autorités italiennes sur le franc CFA ont-elles eu sur vous ?
La réaction de monsieur Luigi Di Maio, vice-président du conseil des ministres italien, et dirigeant du Mouvement 5 étoiles (M5S) traduit simplement le climat de tensions prévisibles que vit l’Occident en ce moment, notamment, le continent européen. Ces tensions sont suscitées par les vagues d’immigration galopantes observées depuis les côtes et frontières méditerranéennes. Nous avons toujours indiqué que si rien n’est fait pour stopper, efficacement à la racine, l’immigration clandestine qui décime la jeunesse africaine en Méditerranée, croyez-nous, les Occidentaux perdront leur tranquillité. Ce n’est que le début d’un processus.
Au-delà de cette dénonciation, l’Italie peut-elle vraiment faire quelque chose pour que les pays de la zone franc retrouvent leur souveraineté monétaire ?
Le problème de la monnaie en tant qu’instrument de politique monétaire en Afrique (zone franc) est beaucoup plus complexe et ne saurait trouver une solution par un coup de colère qui émane, fut-il, d’un haut dirigeant italien. Plusieurs positions pertinentes ont été faites sur l’usage de cet instrument en Afrique. Mais elles avaient, pour certaines, des faiblesses d’ordre technique, et pour d’autres, d’ordre stratégique ou politique (elles n’ont pas pris en compte les rapports de force dans leur faisabilité). Les aspects techniques ayant déjà été examinés par la littérature économique abondamment disponible sur la question, il revient aux économistes et aux politiques africains de repenser une stratégie pour rendre réalisable l’usage de l’instrument monétaire en Afrique. Tel est l’objet de notre prochain ouvrage.
En quoi votre récent ouvrage sur l’industrialisation de l’Afrique peut-il constituer la solution à la querelle opposant l’Italie à la France sur l’Afrique et ses flux de migrants en Europe ?
D’abord, une jeunesse démographiquement majoritaire en Afrique et en croissance exponentielle, sans espoir, sans emploi et condamnée à la misère, a pour seul espoir, la traversée de la méditerranée. Cette perspective lui offre, au moins, deux possibilités : « 50 % d’être avalée par un requin et 50 % de chance d’atteindre “la terre promise” ou l’eldorado européen. En restant en Afrique, selon cette jeunesse, c’est 100 % de chance d’être avalée et de mourir par la misère ».
Notre ouvrage de stratégie et de politique économique, intitulé «Afrique-Occident : le New Deal industriel», jette les bases d’un front commun à bâtir entre l’Afrique et l’Occident pour faire face à cette difficulté commune.
Pour ce faire, nous y avons élaboré une stratégie pour rendre réalisable (concrète et réaliste) l’industrialisation de l’Afrique. En plus, nous y avons formulé des modèles économiques qui sont en adéquation avec les réalités, les ressources budgétaires et naturelles des États africains. Il s’agira de parvenir à réduire les rigidités (à améliorer les facteurs de production), à moderniser les économies africaines, dans la perspective de les rendre compétitives (débloquer l’offre). Il est également question de résorber ce chômage de masse sur le sol africain, à l’effet de sédentariser la jeunesse africaine dans son milieu naturel, dans l’intérêt de toutes les parties (les Africains comme les Occidentaux).
Blaise Élie Pamboudem, coordonnateur du Centre africain pour le développement durable et l’environnement (Cadde)
« Il appartient aux peuples africains de saisir la balle au bond »
J’ai appris, comme tout le monde, que monsieur Luigi Di Miao, vice-président du conseil italien, a accusé la France d’être à l’origine du retard de développement qu’accusent certains pays africains. Il ressort de la litanie de chefs d’accusation : l’utilisation du franc CFA par les 14 États de la zone franc. Ce discours m’a semblé comme du déjà entendu, puisqu’il est évident que le fait de rester cloîtrer dans le cercle infernal du franc CFA est un frein au développement des États utilisateurs de cette monnaie.
Il est aussi vrai que la dénonciation faite par l’Italie participe à la conscientisation du peuple africain, dont les dirigeants doivent accélérer le processus de création de leur monnaie, élément si besoin en est, de la souveraineté étatique. C’est le seul avantage, à mon sens, que cette dénonciation pourrait apporter. Il ne peut en être autrement puisque les rapports internationaux sont régis par le principe de souveraineté dont l’une des principales implications est le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Ce principe est au cœur de certaines revendications étatiques. Il appartient donc aux peuples africains, eux-mêmes, de saisir la balle au bond pour perpétuer la revendication, à l’effet de faire bouger les lignes.
Siegfried Kamga Nkuissa, chercheur en relations internationales
« L’Italie ne fera rien pour les Africains »
Assurément, la sortie du vice-premier ministre italien relance le débat sur le franc CFA. Mais cette polémique devrait d’abord être lue sous le prisme européo-européen. Il s’agit avant tout d’une querelle de famille, querelle qui épouse le clivage politique actuel né de la mondialisation au sein des nations démocratiques occidentales. Il s’agit du clivage libéral mondialiste et le clivage conservateur nationaliste.
Emmanuel Macron est présenté aujourd’hui comme le dernier rempart de la démocratie libérale à l’occidental. Face aux forces populistes qui prennent d’assaut l’Europe, il se positionne comme un défenseur de la mondialisation. Le point qui cristallise le plus cette friction est l’immigration clandestine. Il est une évidence que l’immigration clandestine venue d’Afrique subsaharienne est essentiellement économique et en majorité de pays francophones. L’occasion était donc donnée ici au vice-premier ministre italien de faire d’une pierre deux coups. Dans un premier plan, il fustige l’attitude de la France donc il fait l’unique responsable du sous-développement en Afrique à travers le franc CFA. Il rend par la même occasion Macron responsable de l’immigration massive qui, nous devons le rappeler ici, est la vague qui a porté son mouvement politique au pouvoir.
Une fois de plus, l’Afrique n’est pas un acteur, il n’est qu’un enjeu et un prétexte dans des guerres de leadership d’autres entités qui lui sont extérieures. Alors non, l’Italie ne fera rien pour les Africains, d’autant plus que l’élite africaine ne semble pas être pressée de prendre le chemin que vous indiquez.
Propos recueillis par
Zacharie Roger Mbarga
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