Jean-François Fakoly
La guerre des mots fait rage entre le PDCI et le RHDP, sous fonds d’entourloupette sur une promesse d’alternance non tenue. Il fallait certainement s’y attendre, car en politique, comme l’a si bien enseigné un des virtuoses de la roublardise, Jacques Chirac, « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ». D’abord à fleuret moucheté, la chicane entre les ex-amoureux vient de prendre un tour radical avec le congrès constitutif du RHDP-parti unifié. Depuis, démonstrations de force à Daoukro et à Abidjan, discours ponctués de petites phrases assassines. L’enjeu de cette bataille n’est autre que l’accaparement du pouvoir symbolique (dirait Pierre Bourdieu), rattaché à la figure tutélaire de Felix Houphouët Boigny. Plus clairement, il s’agit de se parer du prestige d’héritier du Vieux afin de capter un certain électorat nostalgique de l’époque du parti unique. En effet, le récit mythique d’un âge d’or houphouétiste où régnaient paix et abondance séduit encore de nombreux Ivoiriens, las de la misère ambiante et des sempiternels conflits qui ont fait suite à l’ouverture du jeu démocratique en 1990 (boycottage actif de 1994, guerre de 2002 et 2011, etc.).
Bédié, sur un ton acerbe et prophétique, a ouvert le feu : le RHDP est un « fils adultérin » qui finira par se saborder. Les ténors du RHDP piqués sur le vif ont répliqué en cœur : volets de bois verts sur le sphinx de Daoukro ; propos comminatoires et pleins de morgue de Joël Nguessan, Adjoumani et Kandia Camara, pour ne citer que les plus prolixes.
Mais au-delà de la joute oratoire, qui vraiment des deux antagonistes, le PDCI et le RHDP, est digne de l’héritage d’Houphouët Boigny ?
On pourrait répondre hâtivement les deux. Et ce serait vrai. L’houphouetisme, du PDCI ne souffre d’aucun doute dans la mesure où c’est le parti créé par Houphouët lui-même. Il en va de même du RHDP dont les leaders ont été des proches collaborateurs du vieux et dont, sublime hommage, le parti porte le nom. Si on peut tancer le RHDP de fils adultérin comme le fait Bédié, convenons qu’il arrive bien souvent que les « enfants bâtards » ressemblent plus à leur géniteur que les « enfants légitimes ». Aussi bien Bédié que Ouattara prolongent la doctrine politique du vieux, à savoir l’autoritarisme au servir du développement, les 12 chantiers de l’éléphant d’Afrique pour le premier, l’émergence pour le second. Quelques différences existent toutefois entre ces deux héritiers putatifs.
ADO et l’houphouétisme à la lettre
L’houphouétisme à la lettre, c’est le pouvoir personnel, l’instrumentalisation des institutions au service du chef et de son projet de développement : intolérance extrême à toute forme d’opposition au nom d’un intérêt supérieur de la nation, défini de façon solitaire par le chef. Achille Mbembé parle à ce propos de monopole de la violence et de la vérité, Jean-Marie Adiaffi symbolisera cette doctrine par le titre d’un de ses livres : « silence on développe ». Quelques faits marquants : l’instauration du parti unique en 1960 mettant fin au régime multipartite qui régissait la colonie depuis la fin de l’indigénat en 1946. Grande messe au stade Geo André en 1958 où les différents partis sont contraints de porter la camisole de force du PDCI, préfigurant le congrès constitutif du RHDP de 2019. Les faux complots de janvier et septembre 1963 où des centaines d’intellectuels y compris des ministres et des députés seront jetés en prisons au mépris de la loi. Selon Frédéric Grah Mél, les prétendus conspirateurs n’étaient rien de moins que des personnalités qui faisaient ombrage au chef de l’État ou avaient été critiques, à un moment ou un autre, de ces prises de position. La purge effectuée à l’époque permit d’assoir de façon durable et incontestée son autorité au sein du parti État. Quelle ressemblance avec le régime actuel ? Récemment les deux syndicats de magistrats se sont plaints des injonctions récurrence du régime dans leur domaine de compétence violant ainsi la séparation des pouvoirs instituée par la constitution. On note également l’emprisonnement et le harcèlement judiciaire des opposants. Le député Alain Lobognon et le maire du Plateau ne sont que les victimes les plus récentes. Aussi, le renvoi systématique et sans ménagement des postes administratifs et politiques de quiconque ose avoir une pensée différente. « Laisser le tabouret » tel est le mot d’ordre. La déstabilisation par achat de conscience des cadres des partis alliés qui refusent le parti unifié. Le MFA, le PIT, l’UPCI, le PDCI, tous en font actuellement les frais. Bref, intolérance à toute forme de dissidence au nom de l’émergence à l’horizon 2020 ; objectif qui justifiera bientôt une entorse à la limitation des mandats. La réponse du chef est attendue pour l’année prochaine.
Bédié et l’esprit de l’houphouétisme
Le vieux n’était pas dogmatique. Il affirmait lui-même en 1969 : « En Côte d’Ivoire nous avons toujours respecté la raison des autres. Parce que nous sommes des pragmatiques, nous avons dit : le socialisme c’est peut-être pour demain. Un malade qui a le choix entre deux médecins, ou bien il attend le meilleur médecin qui doit arriver, ou il se fait soigner par celui, de talent moyen, qui est à son chevet. À vouloir attendre le meilleur médecin à venir, le malade peut finir au cimetière ».
Dans une autre formule célèbre et abondant dans le même sens, il déclarait : « la politique est la saine appréciation des réalités ». Ce qui signifie le renoncement à tout idéal, voire la compromission sur l’autel des intérêts présents. La plus éclatante de ses compromissions fut le de-apparentement au parti communiste, après les évènements de 1949, marqués par la terrible répression dont le parti fut l’objet de la part de l’administration coloniale. C’était au début de la guerre froide. Houphouët apprécia à sa juste mesure le rapport des forces pour se ranger au côté de la puissance coloniale dans un deal qui sera connu sous le nom de France-Afrique. Cela signifia le renoncement aux revendications radicales, notamment l’indépendance totale (politique militaire et économique) pour une semi-indépendance (politique et formelle). Aujourd’hui encore, l’existence du CFA et de la base militaire française du 43e BIMA témoignent de cette décolonisation incomplète.
Son appréciation de la réalité fut cependant saine. En effet, les autres leaders africains qui choisirent le bras de fer avec la puissance coloniale furent tous sévèrement châtiés. Au Cameroun, Um Nyobé et son parti le RDA — UPC bien que majoritaire ne parvint jamais au pouvoir et fut tué. La Guinée Conakry paie encore le prix de son « non » à la France lors du referendum de 1958. De Gaule en avait fait une affaire personnelle, affirme Jacques Foccart, éminence grise de la France-Afrique, dans ses mémoires.
Quelles ressemblances entre Houphouët et Bédié ? En accédant au pouvoir en 1993, Bédié nonobstant son opposition à ADO, entreprit une sorte d’ouverture démocratique qu’il qualifia de démocratie apaisée et tenta de bâtir un nouveau contrat social ivoirien mieux adapté à la crise économique et politique que traversait le pays. Saine appréciation de la réalité : la politique d’Houphouët avait vécu. La réalité en 1993 était différente et il fallait en tenir compte. D’abord la fin de la guerre froide et le printemps démocratique de 1990 qui rendait l’autoritarisme à l’ancienne anachronique. Ensuite, sur le plan économique la grogne des Ivoiriens se faisait insistante sur fond d’un sentiment de perte de contrôle de pans entiers de l’économie au profit des étrangers.
L’ivoirité ainsi conçu aura des conséquences fâcheuses, voire regrettables, mais il ne traduit pas moins une volonté d’adaptation à un contexte nouveau. Plus tard, en 2005 lors de la création du RHDP Bédié saura encore faire preuve de pragmatisme mettant de côté sa vieille rivalité envers ADO pour construire ensemble une plateforme dans le but de s’opposer au régime du FPI adversaire historique du PDCI et pourfendeur de son fondateur Houphouët-Boigny. Saine appréciation enfin que cette large alliance y compris avec des partis de gauche, pour construire la nouvelle opposition au RHDP, parti unifié. Les clivages idéologiques, gauche droite, les inimitiés personnelles semblent de peu de poids devant ce pragmatisme. On peut dire pour paraphraser Houphouët que ce qui importe pour Bédié est la guérison du malade (le développement de la Côte d’Ivoire ou la grandeur du PDCI) peu importe l’obédience du médecin ou sa compétence et cela s’appelle effectivement pragmatisme.
En conclusion, aussi bien le PDCI que le RDR, à travers leurs leaders respectifs ont hérité de quelque chose du vieux. L’un semble avoir pris l’esprit de sa philosophie politique et l’autre la lettre. Le problème fondamental n’est donc pas de savoir qui est le plus houphouétiste des deux, mais comment une doctrine aussi anachronique peut-elle encore faire des émules en ce 21e siècle. Peut-être faut-il chercher la raison dans les traumatismes politiques vécus. Le refuge dans un passé mythique, voire la régression psychique à un âge d’insouciance est souvent symptomatique de crises posttraumatiques aiguës. Houphouët est un dinosaure de l’époque de la guerre froide. L’esprit tout comme la lettre de sa doctrine politique sont dépassés à l’heure de la mondialisation où le processus démocratique est irréversible et/ou afficher un pragmatisme à tout va correspond à naviguer à vue, sans carte. L’âge d’or de l’houphouétisme s’est réalisé dans un contexte qui a changé. Vouloir le reproduire avec les mêmes méthodes, c’est inexorablement aller droit au mur. Si la politique est vraiment la saine appréciation des réalités, on peut se demander si les houphouétisme seront un jour capable d’appliquer cette maxime à l’houphouétisme lui-même?
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