Et si on se disait franchement la vérité aux Ivoiriens

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Une analyse de Pascal FOBAH Eblin, Maître de Conférences à l’Université Alassane Ouattara

Ma lettre aux ivoiriens (première lettre)

« La politique est l’art du possible », Léon GAMBETTA

A l’occasion des derniers soubresauts du marigot politique ivoirien et du vingt-cinquième anniversaire de décès de Félix Houphouët-Boigny que bien de gens magnifient et convoquent en nageant à contre-courant de ses convictions et devant la nécessité de trouver une personnalité ou une force politique capable de faire plier l’échine au RHDP à l’élection présidentielle de 2020, je voudrais inviter les ivoiriens à réfléchir avec moi sur notre condition actuelle et, surtout, sur l’état de dépérissement social et politique que connaît le pays. Nous pourrions, à partir de ce présent, rêver ensemble l’avenir qui nous est possible.

Pourquoi a-t-on eu, en Côte d’Ivoire, décembre 1999, octobre 2000, septembre 2002 et avril 2011 : l’amnésie chronique de la classe politique

Les politiciens ivoiriens sont, très souvent, amnésiques comme s’il n’y avait rien eu de désastreux dans ce pays, n’ont rien fait, ne se reprochent rien, les événements étant survenus d’eux-mêmes, comme ça. Avec la tournure que prend le jeu politique ces derniers temps, l’on se demande si la Côte d’Ivoire et sa classe politique pourront un jour vaincre le signe indien. On a vite fait de rattacher cela à une haine congénitale et viscérale que les hommes politiques se voueraient les uns pour les autres alors qu’en réalité, lorsqu’on analyse la situation avec profondeur, l’on découvre qu’à l’origine de nos malheurs se trouve le fait que les causes d’avant qui ont déclenché certaines conséquences malheureuses sont répétées comme dans la tragédie racinienne où les héros intransigeants, morts à toute volonté de mieux, courent fatalement à leur perte. Les injustices, dans ce pays, sont énormes et chaque régime qui passe vient en rajouter à ce qui existe déjà.
Aujourd’hui, nous sommes à l’ère de la méritocratie ethnique, le fameux « rattrapage » justifié au plus niveau avec des arguments sociologiques et qui institue une gouvernance de type féodale : les nominations dans l’administration publique et nombre d’admissions aux concours appartiennent à un fief. On a dénoncé par le passé l’ivoirité. Aujourd’hui, tout le monde dénonce ce rattrapage qui renforce davantage le fonctionnement de l’administration et la vie politique ivoirienne dans l’ethnisation plutôt que de créer un cadre nécessaire à l’épanouissement d’une âme nationale à équidistance des ethnies. Ce rattrapage, par ailleurs, discrimine les ivoiriens en raison de leur ethnie, de leur clan, de leur tribu, de leur région, de leur origine sociale, de leur fortune, de leur différence de culture ou de langue, de leur situation sociale (voir, à ce propos, l’article 4 de la nouvelle Constitution).

A ce rattrapage d’un autre âge s’est ajoutée « l’argencratie » qui gangrène aussi la plupart des concours administratifs, occasionnant ainsi des frustrations au niveau des autres ethnies et des couches les plus pauvres que le pays devra un jour gérer encore une fois et peut-être dans la violence. Je n’évoquerai pas les conséquences désastreuses de telles pratiques qui érigent le clientélisme en modèle d’évolution sociale et piétinent le principe d’égalité des chances pourtant proclamé par la Constitution.

Ceux dont les parents n’ont aucune entrée politique, qui n’appartiennent pas à l’ethnie des dirigeants du pays ou qui n’ont pas suffisamment de moyen pour s’acheter un concours sont d’office condamnés à l’échec même si, intellectuellement, ils sont les plus méritants. Naguère, il y a eu le « séphonisme » dont étaient préservés (il faut le reconnaître) les concours administratifs mais qui concernait particulièrement les nominations dans l’administration publique. Nous étions dans les années 90 avant que la période des années 2000 ne vienne faire prendre aux choses un virage de 360 degrés.
L’héritage démocratique mal géré est aussi une des constances de la scène politique ivoirienne. Chaque président élu dans la ferveur populaire finit par se transformer en hyper-président, écrasant tout sur son passage et étouffant l’opposition. Pendant qu’il étouffe sur tous les plans ses adversaires politiques et grâce aux leviers que lui donne sa position privilégiée à la tête du pays pour servir le peuple mais qui, en réalité, devient pour se servir, lui et les siens, il permet à l’organisation politique à laquelle il appartient d’être la plus en vue en termes de puissance de communication et de moyens matériels, humains et financiers. Ainsi finit par naître un malaise politique, source de tensions sourdes et parfois éclatantes avec son lot de violences. A la décharge de ces dirigeants, on peut dire que la Constitution qui nous gère et particulièrement le régime présidentiel adopté contient des germes d’hyperprésidentialisme que chaque président anime selon sa personnalité, lequel soumet le pouvoir populaire à un dirigeant fort qui n’a rien à envier au duce Mussolini ou à un roi africain de l’ère de Soumangourou Kanté là où on devrait plutôt avoir des institutions fortes. A terme, les politiciens ivoiriens, s’ils veulent faire cesser la répétition des mêmes erreurs, doivent s’entendre pour réduire, par divers mécanismes, cette omnipotence attachée à la fonction présidentielle et qui, mal appliquée, conduit le pays dans les ravins des crises politiques récurrentes entre le pouvoir et l’opposition.

Cet hyper-présidentialisme qui fait s’effriter progressivement l’état de grâce politique et les idylles nées de cet état de grâce engendre un arc-boutement aux organes organisateurs des élections. Cet arc-boutant électoral, dont le but est de contribuer à l’expression démocratique avec équité et au renforcement des assises démocratiques du pays, finit par devenir, sous la poussée hyper-présidentialiste, la pomme de discorde entre le pouvoir et l’opposition. Le premier s’y accroche pour se maintenir au pouvoir alors que les seconds réclament sa révision pour, eux aussi, une fois élus, s’y agripper comme à une coupe.

On peut reprocher au Président Alassane Ouattara ce qu’on reprochait, en son temps, au Président Bédié qui, fermé à toute négociation avec l’opposition, ne voulait rien lâcher dans l’organisation des élections par le ministère de l’intérieur. Aujourd’hui, la Commission Electorale Indépendante manque d’indépendance, majoritairement dirigée par les partisans du Président Ouattara. Malgré les pressions diplomatique et politique et les injonctions de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples qui reconnaît la non indépendance de la CEI et réclame sa composition et malgré les dernières élections municipales qui ont montré qu’on a un organe électoral défaillant, le Président Ouattara ne se presse par pour la réformer. Il préfère, selon le ministre des Affaires Etrangères, attendre en 2020 où la pression électoraliste sera à son comble alors que cela aurait pu être fait en temps d’accalmie où la sérénité habite les esprits.

L’analyse politique que l’on fait de ce timing montre qu’il y a une volonté de ne rien lâcher, de mettre tout en coupes réglées (comme cela s’est passé avec l’élaboration de la nouvelle constitution) et de mettre les uns et les autres devant le fait accompli, annihilant ainsi toute volonté de contestation durable. L’urgence des élections fera que cette question ne pourra pas être tranchée de façon pérenne et tout le monde ira aux élections avec le modèle proposé en attendant le mieux qui sera mis en place après lesdites élections : promesse sera faite pendant la campagne électorale. Le schéma est connu dans le paysage politique ivoirien. Pourtant, pendant la transition militaire, la Côte d’Ivoire a eu un organe électoral relativement consensuel, dirigé par une personnalité de la société civile sans que le ciel tombe sur la tête de la Côte d’Ivoire, même s’il est tombé sur la tête du général Guéi Robert ; ce que craignent les tenants actuels du pouvoir comme naguère les autres.

L’article 35, dans l’ancienne constitution, a été taillé sur mesure pour écarter de la course au pouvoir un concurrent coriace qui n’était pas moins citoyen que les autres. De même, la nouvelle constitution avait pour présupposés d’éjecter de la course un prétendant sérieux à la succession constitutionnelle, plus âgé que le président français Emmanuel Macron mais trop jeune en Côte d’Ivoire pour prétendre être président de la République alors que ses « vieux-pères » (pour utiliser une expression du jargon populaire ivoirien) « du pipi duquel il est sorti comme caïman » sont encore là et attendent leur tour. Entre-temps, il s’est métamorphosé en épouvantail et s’affiche bras dessus, bras dessous avec l’allié d’hier devenu l’adversaire. Hier, on a eu le Front républicain, puis le RHDP. Et, à chaque nouveau front qui se met en place, on connaît l’avenir qui est réservé à la Côte d’Ivoire. C’est la dialectique des contraires.

Hier, on a eu Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara unis contre Henri Konan Bédié. Henri Konan Bédié, malgré sa confiance au soutien supposé indéfectible de son armée, a été frappé et s’est écroulé sans rien voir venir. Hier, on a eu Henri Konan Bédié uni avec Alassane Ouattara contre Laurent Gbagbo. Laurent Gbagbo a été frappé à coups de balles de kalachnikov et de bombes. Malgré la confiance qu’il avait en son armée dont le soutien indéfectible lui était régulièrement et publiquement renouvelé, il a été frappé nuitamment en 2002, vaincu et capturé, ensuite, en 2010 et expédié, enfin, en 2011 comme colis à la Haye d’où il espère avoir un billet pour un retour prochain au pays en compagnie de son fils Blé Goudé.

Les pouvoirs passent en Côte d’Ivoire et rassemblent toujours les mêmes ingrédients qui font de ce pays une poudrière politique, sociale et identitaire permanente comme s’il n’avait pas droit à un autre destin. Les dirigeants voient souvent les choses venir. Mais, enfermés dans les schémas jusqu’auboutistes de leurs nombreux courtisans, ils persistent dans leur entêtement, ne prennent aucune disposition politique pour desserrer l’étreinte en lâchant du leste et se voient malheureusement emportés par la tempête tropicale de type Katrina que leurs décisions ont contribué à faire naître. On ne le perçoit peut-être pas assez mais la Côte d’Ivoire traverse une période de turbulence assez grave qui voit se mettre progressivement en place une force politique de puissance équivalente ou même de plus grande puissance que celle du RHDP. Qui pensait que le RHDP créé en 2005 pouvait terrasser le FPI alors tout puissant et disposant de tous les moyens de l’Etat même si la rébellion avait quelque peu effrité cette toute puissance ? C’était inimaginable et pourtant, le RHDP l’a réussi avec l’aide de ses soutiens qui, aujourd’hui, peuvent changer de fusil d’épaule au gré des intérêts géopolitiques et stratégiques du moment, surtout qu’un soutien de taille, en l’occurrence Konan Bédié a exprimé bruyamment ses regrets d’avoir soutenu le champion d’alors du RHDP. Ces regrets pèseront lourd dans la balance et détermineront bien de choses.

Le pays va mal et le malaise est palpable

On dit que la répétition est pédagogique. Mais, en Côte d’Ivoire, elle est ordonnatrice de nos errements collectifs et génératrice d’une entropie sociale et politique. En répétant les erreurs de leurs prédécesseurs, les dirigeants de la Côte d’Ivoire installent le pays dans un désordre permanent qui, à terme, nuira à son développement pendant qu’autour de nous des pays seront émergents sans le claironner comme nous le faisons béatement.

Les injustices dans ce pays sont énormes et chaque régime vient en rajouter à ce qui existe déjà. La politique éducative est menée sans vision : l’école ivoirienne ne s’est jamais aussi mal portée que ces dernières années, avec des taux de réussite fabriqués qui cachent mal une descente aux enfers de notre système de formation. En réalité, on triche avec la qualité et tout le monde se contente de ces chiffres en inadéquation criante avec la qualité. Quelle bonne pédagogie, pour ne prendre que ce seul exemple, peut-on appliquer dans une classe qui compte 120 élèves et qui les voit s’asseoir à 3 ou 4 sur un banc réservé normalement à deux personnes ? Houphouët-Boigny qui avait fait de l’école le fer de lance du développement social et de la lutte pour l’indépendance économique de ce pays doit bien se retourner dans sa tombe.

La corruption s’est généralisée et touche toute l’administration publique. Elle s’est même légalisée avec l’institution, dans différents ministères, de passe-droits financiers pour les actes administratifs. Gnamien Konan a bien montré, dans ce pays, que les frais de participation aux concours, par exemple, pouvaient bien être supprimés. Il les a, d’ailleurs, qualifiés d’arnaque. Le poids de la dette contractée à tour de bras (avec un niveau d’endettement record en 7 ans de gouvernance du Président Alassane Ouattara) risque de compromettre l’avenir des générations futures et de livrer, pieds et poings liés, les futurs dirigeants de ce pays aux dures lois de la finance internationale que François Morin qualifie d’oligopole bancaire. Gageons que nous ne soyons pas à l’avenir sous ajustement structurel ; ce qui contrarierait les futurs dirigeants dans l’application de leurs politiques sociales et ruinerait tout effort de relever le niveau de nos systèmes de santé, de formation, etc. Cette citation d’un sage chinois qui était le conseiller de son empereur devrait nous aider à méditer sur cet endettement massif et cette descente aux enfers de notre système de formation et choisir d’autres options de développement pendant qu’il est encore temps :

« Si vous voulez détruire un pays ennemi, inutile de lui faire une guerre sanglante qui pourrait durer des décennies et coûter cher en pertes humaines.

Il suffit de lui détruire son système d’éducation et d’y généraliser la corruption.

Ensuite, il faut attendre vingt ans, et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs.

Il vous sera alors très facile de les vaincre. »

Ainsi prend fin ma première lettre aux ivoiriens. Dans ma prochaine lettre, je vous livrerai mes réflexions sur les perspectives possibles, les orientations que nous pourrions prendre pour sauver la Côte d’Ivoire et je vous dirai aussi avec quels hommes je pense que cela pourrait être possible.

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2 réflexions au sujet de “Et si on se disait franchement la vérité aux Ivoiriens”

  1. Belle contribution. Soumarey Pierre avait, lui aussi, fait une belle entrée sur ce site par des contributions éclairées, avant de se fourvoyer par la suite et entacher son crédit. Souhaitons un meilleur destin à Pascal FOBAH Eblin. Déjà sa tirade finale « et je vous dirai aussi avec quels hommes je pense que cela pourrait être possible » nous situera sur sa vraie couleur. Parce que c’est connu aussi chez nous, les Hommes avancent masqués.

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