La Côte d’Ivoire retient son souffle… Ce lundi à La Haye, Les audiences sur les demandes d’acquittement de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité ont debuté. Les trois juges de la CPI vont-ils accéder, oui ou non, à leur demande ? La journaliste Stéphanie Maupas, qui est basée à La Haye depuis plusieurs années, a publié il y a deux ans aux éditions Don Quichotte Le joker des puissants, le grand roman de la Cour pénale internationale. En ligne de La Haye, elle répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Pour justifier leur demande d’acquittement, les avocats de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé affirment que le bureau du procureur n’a pas d’éléments de preuves suffisants contre leurs clients. Que disent les 82 témoins et les centaines de documents à charge qui ont été produits par l’accusation ces deux dernières années ?
Stéphanie Maupas : Ils disent beaucoup de choses. Il y a différents témoignages. Il y a les victimes directes du conflit. Il y a d’autres témoins qui sont venus et qu’on appelle des « insiders », c’est-à-dire des personnes qui appartenaient notamment aux forces de sécurité ivoiriennes et qui ont participé aux violences. Ils sont venus raconter à la barre la situation telle qu’ils la voyaient. C’est un niveau de preuves assez important qui est demandé puisqu’on parle de crimes contre l’humanité. Il ne s’agit pas de simples violations des droits de l’homme. Il faut aussi démontrer que c’était un crime contre l’humanité, c’est-à-dire démontrer qu’il y a eu un plan de la part du pouvoir en place qui visait explicitement les civils favorables à Alassane Ouattara. Et c’est donc la question la plus délicate et sur laquelle s’opposent les deux équipes, parce qu’il est vrai qu’il a été très difficile pour le procureur de démontrer qu’un plan existait, qu’il y avait en quelque sorte un complot qui visait des civils favorables à Alassane Ouattara ? Et c’est essentiellement là-dessus que les avocats se battent.
Pour prouver que Laurent Gbagbo a conçu avec son entourage un plan commun pour se maintenir au pouvoir à tout prix, le bureau du procureur produit les minutes d’une réunion de concertation qui aurait été organisée le 3 décembre 2010 à Abidjan, juste après le second tour. Qu’en est-il ?
Oui, effectivement. Le procureur produit les minutes de ces réunions. Il produit aussi un registre de visites à la présidence et cela pour démontrer qu’il y a eu un plan commun. Ce que dit en face la défense, c’est qu’il est normal qu’en situation de crise, un chef d’Etat puisse rencontrer ses chefs d’état-major, puisse rencontrer les différents protagonistes. Mais ce qui se passe, c’est que des témoins, « des insiders » sont venus à la Cour. Il y avait le chef de la police, les chefs de différents corps d’armée, le chef du Cécos [brigade anticriminalité], Philippe Mangou, l’ancien chef de l’état-major, qui sont venus à la barre, et évidemment des questions ont été posées sur le contenu de ces réunions, sur les éléments qui pourraient montrer qu’il y a eu un complot. Là aussi, ce sont des éléments de preuve qui ne sont pas francs et fermes. On n’a pas eu d’éléments qui montrent qu’il y a eu effectivement un plan. C’est-à-dire qu’il y a des éléments où évidemment sont discutées dans ces réunions la situation sécuritaire et d’éventuelles mesures à prendre, mais rien qui puisse montrer qu’il y ait effectivement un plan élaboré qui ciblerait des civils pro-Ouattara. Donc c’est là-dessus que le procureur a le plus de difficultés.
Et sur des crimes très précis comme la répression de la marche des femmes d’Abobo le 3 mars 2011 ou le bombardement du marché d’Abobo le 17 mars 2011, est-ce que le bureau du procureur a apporté des éléments précis, ou est-ce qu’au contraire, la défense a marqué des points ?
La défense de Charles Blé Goudé a marqué des points puisque le procureur a annoncé récemment, début septembre, qu’il retirait des éléments de deux chefs d’accusation portés contre Charles Blé Goudé et qui sont précisément les chefs d’accusation qui portent sur l’attaque des femmes d’Abobo et puis le bombardement d’un marché d’Abobo une quinzaine de jours plus tard. Pour Blé Goudé, le procureur n’a pas apporté les éléments. En revanche pour Laurent Gbagbo, ces chefs d’accusation sont maintenus [dans leur intégralité]. Donc cela laisse à penser que, dans l’idée du procureur, il a des éléments suffisants pour prouver sa culpabilité. Il y a eu des victimes qui sont venues témoigner. Il y a eu aussi des officiers qui sont venus raconter la situation à ce moment-là. On avait l’impression quand même que d’après les témoignages des officiers, ces fameux « insiders », les forces de sécurité étaient plutôt débordées, qu’elles étaient infiltrées par les forces rebelles. Donc ça donne un sentiment de confusion sur ce qu’ont pu être les évènements à l’époque.
En effet, quelques jours avant la reprise du procès ce 1er octobre, le bureau du procureur a décidé d’abandonner des éléments de deux des cinq charges qui pèsent sur Charles Blé Goudé. Est-ce le signe que le dossier d’accusation contre Charles Blé Goudé est le moins solide des deux ?
En tout cas, c’est ce que pensent les avocats de Charles Blé Goudé. Les éléments pour prouver la responsabilité de Charles Blé Goudé sont en théorie un peu plus simples que pour prouver la responsabilité de Laurent Gbagbo puisque Charles Blé Goudé est beaucoup plus exposé à l’époque de la crise. Il fait des déclarations publiques, il se rend sur différents forums. Des témoins le voient à différents endroits, donc ça peut donner l’impression qu’il y a un dossier contre lui. Maintenant, c’est toujours la même question : est-ce qu’il agissait aux ordres de Laurent Gbagbo ? Est-ce qu’il agissait dans le cadre d’un plan destiné à viser les civils pro-Ouattara ? Encore une fois, c’est la difficulté du procureur.
Quel est le scénario le plus possible de ce lundi ?
Il n’y aura pas de décision avant plusieurs mois. Donc à partir de ce lundi, ça va être cinq jours de débat pour savoir où les parties vont simplement défendre chacune leur position. Mais après, il va y avoir plusieurs mois. On parle de décembre pour une décision. Il y a trois scénarios possibles : un scénario de confirmation des charges et, à ce moment-là, le procès pourrait se poursuivre pendant à peu près deux ans où les avocats de la défense viendront présenter leurs témoins ; il y a un autre scénario qui est possible, c’est celui de l’acquittement partiel, c’est-à-dire du retrait des poursuites sur un ou deux chefs d’accusation ; ou alors un acquittement total.
Si Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont acquittés, est-ce qu’ils seront automatiquement libérés ?
Il y a de fortes chances pour que le procureur fasse appel, si c’est le cas. Donc là, il n’y a pas de réponse définitive, il n’y a pas de règle écrite dans le Code pénal de la Cour. Soit, les juges décident effectivement de libérer provisoirement, le temps d’entendre l’appel ; soit, ils décident de maintenir en détention. Maintenant, j’ai l’impression que la tendance est plus à une libération au moment de la première instance. Il y a aussi une autre situation, c’est si les juges devaient décider d’acquitter sur une partie des charges seulement dans le cas de Laurent Gbagbo. A ce moment-là, il y a de fortes chances aussi que la défense fasse une nouvelle demande de mise en libération. Et comme vous le savez, dans les demandes de libération, le temps compte énormément puisque les accusés sont censés être jugés dans des délais raisonnables. Donc cette fois, il pourrait y avoir une décision un petit peu différente de la Cour qui, jusqu’ici, a toujours refusé ces demandes de remise en libération provisoires. Là, les juges pourraient finalement s’entendre tous les trois, car jusqu’ici, il n’y a que deux juges qui se sont prononcés en faveur d’un maintien en détention. Donc les juges pourraient finalement décider d’autoriser une mise en libération provisoire de Laurent Gbagbo, d’autant plus que dans les tentatives de réconciliation, on peut voir actuellement de la part des autorités ivoiriennes des libérations. En libérant un certain nombre de personnes impliquées dans la crise de 2010, on peut supposer qu’il sera beaucoup plus difficile de justifier un maintien en détention.
Et ceci quelques mois après la libération de Simone Gbagbo ?
Oui, effectivement.
Est-ce que l’acquittement surprise de Jean-Pierre Bemba le 8 juin 2018 est toujours dans les têtes [ex-vice-président de la République démocratique du Congo, opposant au pouvoir. Il a été acquitté à la majorité des juges de la chambre d’appel, révélant les faiblesses de la CPI]. Est-ce qu’il peut faire école ?
Il est toujours dans les têtes évidemment. Il est possible que les juges décident de reporter leur décision quelque temps parce que justement, l’acquittement Bemba est encore dans les têtes. Donc ils pourraient décider éventuellement de rendre leur décision au mois de janvier ou au mois de février prochain. C’est en tout cas ce que me disait un responsable de la Cour. Mais je ne crois pas qu’il y ait des similitudes entre les deux cas.
Parce que ?
Parce que les situations sont très différentes. Jean-Pierre Bemba était effectivement le chef du MLC [Mouvement de libération du Congo], mais le MLC avait été placé sous le contrôle de l’armée centrafricaine, en partie du moins. Dans le cas de Laurent Gbagbo, il est chef d’Etat. Et effectivement, il y a ces réunions dont on parlait où il est présent. On peut considérer ça normal dans le cadre des devoirs d’un chef d’Etat. Dans le cas de Jean-Pierre Bemba, il était en liaison avec ses commandants sur le terrain, mais depuis soit l’Afrique du Sud, soit il était à Gbadolite [en RDC]. En tout cas, il était loin du terrain, ce qui est totalement différent de Laurent Gbagbo.
Depuis l’acquittement de Jean-Pierre Bemba, j’imagine que le bureau du procureur et madame Fatou Bensouda elle-même doivent être dans une position très fragile, très fébrile ?
Oui. Il y a à la fois un certain découragement, il y a une défiance vis-à-vis des juges qui est assez forte si effectivement Laurent Gbagbo devait être acquitté. Si le dossier devait s’effondrer, qu’est-ce qu’il adviendrait de l’avenir de la Cour ? Il y a eu énormément de dossiers qui se sont effondrés à la Cour. En fait, c’est 50% des dossiers. Donc il y a un taux d’échecs de 50%, ce qui est quand même assez énorme pour la Cour elle-même.
RFI, interview réalisée par Christophe Boisbouvier
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