Selon certains Africains, le Christianisme n’est pas seulement coupable d’avoir prêté main forte
à la colonisation dans certains pays africains. Ils pensent aussi qu’il aliène et endort les Africains au lieu de les libérer de la peur, de la misère, de l’ignorance et du néocolonialisme français responsable en grande partie des souffrances et impasses de l’Afrique francophone. Pour eux, il suffirait que les Noirs retournent aux religions ancestrales pour qu’ils puissent redevenir eux-mêmes et se faire respecter. Pour nous, ce qui pose problème, ce n’est pas le message chrétien en tant que tel. Nous trouvons plutôt celui-ci révolutionnaire dans la mesure où Jésus attaque ouvertement le cléricalisme et le formalisme, prend fait et cause pour les faibles (la femme et l’enfant), les exclus, les humiliés et les méprisés, dénonce la cupidité et l’inhumanité des scribes et pharisiens, considère que les vrais adorateurs adorent Dieu “en esprit et en vérité”, traite de renard le roi Hérode Antipas, etc. Ces quelques exemples nous inclinent à penser que le Christianisme, même s’il ne s’est pas toujours montré irréprochable, ne peut être disqualifié uniquement à cause des errements et fautes de certains chrétiens, qu’il peut au contraire être un enrichissement et un moyen de libération à condition qu’il soit bien interprété par ceux qui sont chargés de le faire connaître, d’une part et à condition que les disciples du Christ (clercs et fidèles laïcs) mettent en pratique le message de vérité, de justice, de fraternité et de liberté prêché et vécu par le Nazaréen, d’autre part.
Pourquoi disons-nous cela ? Parce que, de notre point de vue, ce sont ces deux choses – lecture erronée du message chrétien (par exemple, voir dans la béatitude “Heureux les pauvres de cœur” un éloge de la misère ou une condamnation de la richesse et des biens matériels) et fossé entre le croire et le faire – qui sont à la base des dérives et démissions que l’on constate aujourd’hui dans certaines Églises africaines : propension de certains fidèles à tout attendre de Dieu au lieu de travailler ou de se soigner quand ils sont malades, course au merveilleux et au spectaculaire (les miracles) alors que le plus important et le plus urgent est de se détourner des mauvais comportements et des idoles de toutes sortes, quêtes multiples auxquelles certains pasteurs et prêtres escrocs soumettent les fidèles qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts, tendance à voir le diable et le sorcier partout, silence des missionnaires occidentaux lorsque les droits de l’homme africain sont violés par la France et les sous-préfets qu’elle a placés à la tête de nos pays.
Ces dérives et démissions nous semblent d’autant plus condamnables que Jésus s’est présenté, dans la synagogue de Nazareth au début de son ministère, comme celui qui a été envoyé pour guérir les cœurs brisés, rompre les chaînes des captifs, rendre la vue aux aveugles, renvoyer en liberté les opprimés (Luc 4, 16-21). Il s’ensuit que le Christianisme ne peut s’appuyer uniquement sur ses hôpitaux, écoles et fermes agricoles pour espérer s’installer durablement dans le cœur des Africains. Ceux qui s’en réclament, ceux qui prétendent que Jésus-Christ est leur Maître et Seigneur, doivent aussi prendre au sérieux les questions liées à la justice sociale et à la souveraineté des pays africains; ils ne peuvent pas se contenter de parler du Ciel et de l’Enfer. Il importe aussi qu’ils se solidarisent avec les exclus et défavorisés, qu’ils parlent haut et fort quand des hommes et peuples sont aux prises avec le mépris, l’injustice, l’oppression, l’exploitation ou la domination, qu’ils soient “la voix des hommes sans voix qui empêche les puissants de dormir”.
Aujourd’hui plus que jamais, les disciples du Christ en Afrique, qu’ils soient Anglicans, Catholiques, Évangéliques, Méthodistes, Baptistes, Pentecôtistes, Luthériens ou Chrétiens célestes, doivent comprendre qu’ils sont appelés à participer à la construction d’un monde plus juste, plus humain et plus fraternel. Concrètement, cela signifie combattre tout ce qui blesse, degrade ou avilit l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Cela suppose qu’ils redécouvrent et se réapproprient le Jésus libre, subversif et proche de ceux que Fanon appelait “les damnés de la terre”.
Les difficultés de l’Afrique ne viennent donc pas du fait que celle-ci a abandonné les religions de ses ancêtres pour embrasser le Christianisme (Haïti et le Bénin, qui ont conservé le Vodu, sont-ils mieux lotis ou plus “développés” que le Ghana et le Kenya?), ni de l’Évangile. Les causes de la “stagnation”, voire de la régression, de l’Afrique sont ailleurs. Pour nous, elles sont à la fois intérieures et extérieures. Quant à l’Évangile, il pourrait contribuer à sortir le continent de l’impasse et à lui faire faire un prodigieux bond comme ce fut le cas de l’Allemagne à partir du milieu du 18e siècle (cf. Max Weber, “L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme”) si, en plus d’être bien interprété et bien compris, les “chrétiens” faisaient l’effort de l’incarner ou de le mettre en pratique en politique, en économie et dans d’autres secteurs de la vie au lieu de se contenter de prier et de jeûner.
Il me reste à répondre à ceux qui soutiennent que Jésus n’a jamais existé et que les auteurs du Nouveau Testament n’ont fait qu’emprunter à tel ou tel dieu ancien comme le dieu égyptien Horus afin de concocter l’histoire du Christ. Cette thèse, Jonathan Z. Smith l’a battue en brèche à la fin des années 1980 en écrivant ceci: “La catégorie dieux mourant et ressuscitant, qui était une fois un thème majeur d’enquête scientifique, doit être comprise comme ayant été en grande partie fondée sur un abus de langage, sur des reconstructions imaginatives et sur des textes très tardifs ou très ambigus… Toutes les divinités qui ont été identifiées comme appartenant à la classe divinités qui meurent et qui ressuscitent peuvent être incluses dans deux grandes classes de divinités qui disparaissent ou qui meurent. Dans le premier cas, les divinités disparaissent, mais ne sont pas mortes; et, dans le second cas, les divinités meurent, mais ne reviennent pas. Il n’y a aucun cas sans ambiguïté dans l’histoire des religions d’une divinité qui meure et qui ressuscite” (cf. J. Z. Smith, “Dying and Rising Gods” in Encyclopedia of Religion, 2nd ed. Lindsay Jones, Detroit, Macmillan, 2005). D’autres chercheurs comme George Albert Wells et Bart D. Ehrman arrivent aisément à la conclusion que le fameux Horus n’est pas un sauveur, qu’il n’a offert sa vie pour personne, qu’aucun récit ne le présente comme maître à 12 ans et que l’Égypte ancienne ne pratiquait pas la crucifixion. De plus, ils admettent que Jésus est un personnage historique.
Jean-Claude DJEREKE
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