Mesdames et messieurs, chers amis journalistes de la presse,
Comme tous les ivoiriens, l’APDH a suivi avec attention le message à la nation du chef de l’Etat en date du 06 aout dernier. Trois points ont retenu notre attention : l’annonce d’une amnistie par voie d’ordonnance, le transfert du pouvoir à une nouvelle génération et enfin, l’engagement à réformer la CEI conformément à l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme rendue en date du 18 novembre 2016.
1- Premièrement, la libération par voie d’ordonnance de 800 prisonniers politiques
Sur cette question, sans délégitimer la joie des différentes familles des bénéficiaires de l’amnistie annoncée, l’APDH tient à faire les observations suivantes :
Les libérations interviennent par voie d’ordonnance : La prise de cette ordonnance montre la prééminence de l’exécutif sur les deux autres pouvoirs ; d’abord sur le pouvoir judiciaire ; la crise postélectorale a donné une occasion unique au système judiciaire ivoirien de démontrer sa maturité et permettre aux victimes d’obtenir justice ; la justice ivoirienne a choisi de mener des enquêtes sélectives contre un seul camp ; Même dans les enquêtes menées, les observateurs sont unanimes pour noter que les dossiers n’ont pas été menées de façon à établir au-delà de tout doute, la culpabilité de ceux qui ont été jugées ou détenus ; certains ont été détenus pendant sept ans sans jugement avec des détentions préventives anormalement allongées ; un rôle de la direction de la surveillance du territoire critiquable ; cette direction administrative de l’intelligence s’est transformée dans bien des situations en lieu de tortures, comme en témoignent plusieurs détenus. La justice au total s’est discréditée à travers des procès expéditifs et politiquement orientées.
– Ensuite sur le pouvoir législatif, en choisissant la voie de l’ordonnance, le chef de l’Etat empêche les représentants du peuple de mener le débat sur la nécessité ou non d’une amnistie et dépouille ainsi l’institution parlementaire d’une partie de ses prérogatives. Bien entendu, cette ordonnance pourrait faire l’objet d’un examen ultérieur par le parlement mais toujours a posteriori ; l’Etat de droit auquel les populations aspirent est un Etat dans lequel chaque institution est mise en situation de jouer son rôle. La mesure d’amnistie prise par le chef de l’Etat en faveur de 800 détenus, qui s’analyse à première vue comme un message d’apaisement du climat socio-politique national, suscite toutefois des interrogations. Au plan purement juridique, l’amnistie ressortit à la compétence du parlement. Il aurait donc été souhaitable que ce soit moins une ordonnance d’amnistie qu’une loi d’amnistie car la première offre moins de garantie juridique que la seconde et remet en cause le rôle du parlement en la matière. Au demeurant, cette ordonnance d’amnistie a-t-elle été précédée d’une loi d’habilitation ? En des termes simples, cette ordonnance a-t-elle été autorisée par le parlement ivoirien ?
– En outre, convient-il de rappeler que les poursuites engagées à l’encontre des responsables de crimes internationaux graves à l’instar des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité participent de la prévention de futures violations du droit international et sont consubstantielles à la lutte contre l’impunité. Les amnisties octroyées pour de tels crimes seront considérées comme contraires aux obligations internationales et régionales contractées par les Etats de réprimer les crimes internationaux graves. Les droits des victimes à la vérité, à la justice et aux réparations ne doivent pas être sacrifiés au nom d’une amnistie dont on sait les limites dans la résolution de la crise ivoirienne. En effet, si l’amnistie participait de la cessation des infractions graves aux droits de l’homme, la crise post-électorale n’aurait jamais eu lieu en Côte d’Ivoire. Et pour cause, la loi d’amnistie adoptée sous le régime du Président GBAGBO n’a point empêcher la survenance de la plus grave crise qu’a connue notre pays, avec pour effet la perpétration de crimes dont l’atrocité heurte profondément la conscience humaine. Il n’y a donc que la justice, une justice juste qui permet de recoudre le tissu social et de répondre à l’attente des victimes.
2- Le deuxième point concerne la volonté du Chef de l’Etat à « travailler pour transférer le pouvoir à une nouvelle génération, de manière démocratique en 2020. »
L’APDH prend acte de cette déclaration du chef de l’Etat parce que l’alternance au pouvoir est une des mesures de la vitalité de la démocratie dans un pays. Cependant, la compétition doit être ouverte, transparente et ne doit pas ressembler à une dévolution monarchique du pouvoir ; il n’appartient pas au régnant de choisir son successeur dans la République. Le pouvoir appartient au peuple ; L’article 21.3 de la déclaration universelle des droits de l’homme dispose et je cite : « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote ». La responsabilité des dirigeants est donc de mettre en place les conditions pour un choix démocratique des futurs dirigeants.
3- Le troisième élément de son discours qui nous intéresse est son annonce relative à la réforme de la CEI comme le recommande les deux décisions de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples rendue en date du 16 novembre 2016.
A ce stade de mon intervention, permettez-moi de rappeler les faits importants de cette histoire. En juillet 2014, au moment du vote de la loi sur la CEI, l’APDH n’a eu de cesse d’interpeller le gouvernement sur les enjeux vitaux relativement à cette loi ; malheureusement, la loi ayant été promulguée par le Chef de l’Etat, l’APDH a introduit une requête auprès de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Après cette introduction en 2014, des échanges d’écriture se sont poursuivis sur deux ans avec l’Etat défendeur, la République de Côte d’Ivoire. Il est bon de noter que cette action loin d’être le fait d’une seule personne, a été surtout le fruit d’un travail collectif d’une équipe technique à l’APDH ; j’ai fait moi-même partie de cette équipe sur l’impulsion de mon prédécesseur ; il s’agit de juristes, de hauts cadres, d’avocats, membres de l’Apdh. Finalement la Cour a rendu son arrêt le 18 novembre 2016, enjoignant à l’Etat de CI, de réformer la CEI. L’Etat de Côte d’Ivoire a cru devoir aller en interprétation de cet arrêt ; nous avons conclu à l’irrecevabilité de la requête de l’Etat de Côte d’Ivoire et la Cour nous a suivi dans son arrêt en date du 28 septembre 2017.
Dans plusieurs déclarations contradictoires, des membres du gouvernement laissaient entendre que l’Etat de CI n’allait pas exécuter l’arrêt et l’APDH a été constamment interrogé sur cette éventualité ; nous avons constamment dit qu’il y a avait un seul chef de l’exécutif et que nous attendions ce qu’il allait dire ; ce chef de l’exécutif prenant la mesure de la pertinence de l’arrêt de la Cour, des conseils avisés des chancelleries, a décidé à l’occasion de son message traditionnel de réformer la CEI; l’APDH s’en réjouit et s’en félicite ; notre slogan, c’est impulser des changements…réduire les vulnérabilités. Pour être une décision qui reconnait enfin la victoire du droit sur la politique politicienne, cette décision permettra à la Commission électorale indépendante de sortir de l’illégalité internationale et se parer du cachet de la légalité internationale. Toutefois, partant du fait que cette actuelle CEI a été le théâtre de la défense d’intérêts partisans et politiques eu égard à sa composition politique, c’est le lieu de rappeler que la nouvelle composition annoncée devra se faire en ayant à l’esprit la recherche d’une Commission électorale apolitique, impartial et surtout indépendante.
A la vérité, ce qui se jouait à travers l’exécution ou non de cette décision, était une question de recul ou d’avancée de la démocratie ivoirienne. Antonio Gramsci écrivait dans ses carnets de prison qu’il fallait allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté.Le monde appartient aux optimistes ; les pessimistes ne sont que des spectateurs.
Etre pessimiste ne veut cependant pas dire être résigné, encore moins baisser les bras ou se nicher dans le confort factice de l’indifférence. Bien au contraire, cela veut dire être capable, une fois menée l’analyse des forces et des faiblesses, des promesses et des menaces, de les comprendre, de les prendre au sérieux, et d’agir. Nous, APDH, avons été donc à la fois pessimiste dans notre diagnostic et aujourd’hui optimiste dans notre conviction que le Président de la République à qui revient le devoir constitutionnel d’exécuter une décision de justice, prendrait ses responsabilités pour faire exécuter cet arrêt : l’action salvatrice à laquelle l’APDH a toujours cru malgré les obstacles multiples à l’exécution de cette décision, vient enfin d’être annoncée par le Président de la République, et ce dans un contexte particulier marqué par la publication d’un rapport assez critique de l’Union Européenne sur la Côte d’Ivoire. C’est une très bonne chose pour la démocratie en Côte d’Ivoire et en Afrique qui se développe, qui se consolide malgré les écueils. Quand nous marchons, nous tombons, mais nous nous relevons. Cela fait partie de la vie démocratique. En tant que APDH, nous saluons cette décision et pensons que la Côte d’ Ivoire qui est un État responsable et qui a librement signé la plupart des instruments régionaux et internationaux relatifs aux droits humains, vient enfin de prendre ses responsabilités pour que l’arrêt prononcé connaisse un début d’exécution.
Au-delà de l’APDH, c’est la construction d’une société civile crédible et responsable qui est ici à saluer ; et aujourd’hui, cette volonté de réformer la CEI est portée par l’ensemble de la société civile, à travers le groupe de plaidoyer et d’actions pour la Transparence électorale en Côte d’Ivoire (GPATE). La société civile a fait une proposition de loi que l’APDH soutient pleinement ; la réforme attendue par l’Apdh devrait à notre avis, aboutir à une commission électorale impartiale et indépendante conduite par la société civile.
Par ailleurs, il importe de rappeler que l’APDH, fidèle à ses principes ne poursuivra jamais ici aucun dessein personnel, sinon le souci d’être utile à notre pays, à qui nous devons tant. Et d’aider les ivoiriens, et pas seulement les gouvernants et les opposants, à prendre conscience de cette urgence, de leurs forces et de leurs lacunes, et à parcourir au plus vite un chemin d’éveil qui les conduira à l’action pour que plus jamais la Côte d’Ivoire ne sombre dans le chaos. L’APDH continuera à jouer avec la même force, le rôle qui est le sien, afin que les droits humains proclamés soient une réalité pour chaque ivoirien.
En outre, l’APDH tient ici à exprimer ses vifs remerciements à la communauté internationale et tous les acteurs de la société civile ayant œuvré secrètement ou publiquement à la prise de cette décision d’exécution de l’arrêt de la Cour Africaine.
Enfin, je ne saurais achever cette intervention en ayant une pensée spéciale, pour toute l’équipe de l’APDH, qui malgré les heures sombres vécues par notre organisation, qui avec les maigres moyens, continuent à croire et à travailler à l’avènement d’un Etat respectueux des droits de l’homme. Je dédie cette victoire du droit sur la politique aux familles de nos ainés de l’APDH, notamment à notre collègue et ami GNAOUA dont l’engagement pour la cause des droits humains, lui aura couté un handicap au cou et à la main, après qu’un véhicule de l’APDH ait été mitraillé en 2008.
De même, j’ai une pensée spéciale à la mémoire de notre ancien président de la délégation de Daloa lâchement assassiné en mars 2011 à son domicile, au moment où la rébellion prend le contrôle de la ville de Daloa.
Ces heures sombres de l’histoire de notre jeune organisation, sera pour nous aujourd’hui et pour à toujours une source de motivation pour réduire les vulnérabilités et impulser des changements en Côte d’Ivoire et partout où les droits humains seront niés.
Je vous remercie.
Dr Arsène Nené BI
Président
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