L’Editorial de Franklin Nyamsi
Professeur agrégé de philosophie, Paris-France
La pensée critique souffre d’une terrible diète de vigilance par tous les temps. Ainsi, une espèce de confusion intellectuelle tragique semble de plus en plus prospérer en Afrique. Inspirée par des leaders d’opinion corrompus, des politiciens suffisants et des intellectuels flottants, cette confusion fait décidément rage. Celle qui, non seulement prend la constitution, simplement comme un texte parmi les autres et octroie aux tenants du pouvoir d’un temps, la prérogative exclusive de la juste interprétation constitutionnelle. Confusion qui encourage la démolition des acquis démocratiques par les gouvernants, y compris dans des contextes où ils possèdent ou croient posséder des conseils constitutionnels a priori acquis à leurs caprices et sensibles « aux tentations du Diable » – si l’on nous permet de parodier l’anecdotique expression du Professeur Paul Yao Ndré, ancien président du conseil constitutionnel ivoirien.
Ainsi, le journaliste et écrivain officiel du gouvernement dont il dirige le principal organe de presse, Fraternité Matin, Venance Konan, s’est cru fondé à dire, en se fondant sur ses convenances et en parfaite indifférence envers le contenu de la loi fondamentale de Côte d’Ivoire :
« J’estime que si un président travaille bien, qu’on lui laisse le temps de continuer. Mais, en même temps, si on constate son incapacité à bien gérer, on l’écarte. Cela va de pair avec l’idée de démocratie vraie et d’élections justes et honnêtes. Si le président en exercice n’est pas à la hauteur, on le sanctionne en le mettant à l’écart. En revanche, s’il fait bien ce qu’il a à faire et s’il faut lui accorder deux, trois, quatre voire cinq mandats pour qu’il poursuive, cela ne me pose pas de problème. »[1]
Quelle désinvolture en république ! N’est-ce pas la loi fondamentale ivoirienne, à laquelle mon frère et ami Venance Konan a pourtant apporté tout son soutien en 2016, qui assure égalité entre tous les citoyens en démocratie ? A-t-il songé à la changer avant de dicter le catéchisme de ses convenances dans l’opinion ?
La question n’est pas de savoir si l’on aimerait que le Président Ouattara soit de nouveau candidat ou non, mais bel et bien de savoir s’il a le droit de candidater pour un 3ème mandat à la tête de l’Etat en 2020. Mais Venance Konan, lui, choisit d’ignorer le droit pour promouvoir une république dessinée par le seul fait du Prince.
Lorsqu’au cœur de la presse républicaine, des voix que l’on peut estimer sérieuses s’élèvent pour piétiner la constitution qu’elles ont pourtant défendue il y a seulement deux ans, se taire est un crime d’indifférence[2] et d’indolence que je dénoncerai volontiers avec Antonio Gramsci. Dans une récente publication, Tiburce Koffi a alors parfaitement raison de s’indigner contre le culte du silence[3] pervers dans nos jeunes démocraties africaines. Et dès lors, comment ne pas partager son cinglant constat que voici ?
« Les Nations modernes et fortes se construisent et se consolident par leur capacité à se constituer un « Capital mémoire » et à s’y référer pour trouver solutions à leurs difficultés. Or nos jeunes pays en manquent terriblement. Conséquences, la place du discours officiel est occupée par des farfelus et des imposteurs prompts à inventer une autre histoire du pays : celle de héros nouveaux surgis de nulle part que de la propagande populiste, mensongère et vaniteuse, comme on en a vu prospérer récemment sous le régime précédent ; et comme on en voit aussi, sous celui-là. »[4]
Et dès lors, la parole doit s’imposer l’exigence de faire sens pour mettre fin à la confusion. Comment peut-on penser que le statut d’un Chef de l’Etat en république doive dépendre des « j’estime que si.. » et dès « on l’écarte… » d’untel ou d’untel, alors même que la constitution républicaine dit scrupuleusement entre autres, qui peut être ou ne pas être Chef de l’Etat, pendant combien de temps, et jusqu’à quel point ? Faire de l’interprétation du texte constitutionnel une affaire de convenance et de manipulations les plus échevelées, c’est tenter d’imposer des ténèbres mentales au corps social afin de servir un ou plusieurs clans en course vers la capture de l’Etat, au détriment du peuple des citoyens libres et raisonnables. Le devoir de l’intellectuel politique n’est-il pas dès lors de re-préciser les distinctions conceptuelles fondamentales, afin de séparer le bon grain de l’ivraie, et d’empêcher le délire des possédés de triompher de l’idéal de justice ? Les passions du pouvoir rappellent bel et bien ces personnages de Dostoievski, si illuminés de leurs évidences qu’ils en viennent à contempler l’enfer auquel ils se destinent avec les autres comme un paradis…
Dans une Afrique contemporaine livrée à toutes sortes de manœuvres de prédation, la distinction claire entre les constitutions autocratiques et les constitutions républicaines peut servir de rempart intellectuel aux dérives qui prospèrent, au point de servir de boussole pour la résistance de tous les citoyens éclairés contre les abus des pouvoirs. Vous avez dit abus ?
Constitutions monarchiques et autocratiques
Une constitution dictée est un caprice légal. Elle n’est pas légitime. Car elle n’a pas obtenu l’obéissance libre des citoyens. En monarchie, en autocratie, le monarque ou l’autocrate dictent ce qu’ils pensent, car ils possèdent ou croient posséder des moyens de contrainte suffisants pour forcer leurs sujets à se soumettre à leur volonté : une armée de combat supérieure en capacité de feu sur l’ensemble du peuple, des richesses matérielles et financières, des terres immenses, des alliances opérationnelles avec d’autres souverains plus ou moins puissants à travers le monde. Bon nombre de penseurs politiques ont pu estimer à travers l’Histoire que c’était la seule voie possible pour l’instauration durable de la paix civile. Ils ont alors théorisé l’idée d’un despotisme éclairé, qui consisterait pour les individus à abandonner l’usage de leurs libertés naturelles à un Souverain Tout-Puissant, l’Etat ou le Prince, qui en retour leur garantirait sécurité et possibilité d’œuvrer tranquillement à leur prospérité. Dans l’esprit de cette stratégie de soumission des hommes au pouvoir politique en vue d’échapper à la guerre de tous contre tous, Thomas Hobbes, le célèbre philosophe anglais du 17ème siècle, décrivait dans Léviathan, l’esprit même des constitutions monarchiques et autocratiques de tous les temps. Citons pédagogiquement le texte de Hobbes :
« J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et que tu autorises toutes ses actions de la même manière […] Enfin, de ce que chaque particulier a soumis sa volonté à la volonté de celui qui possède la puissance dans l’État, en sorte qu’il ne peut pas exercer contre lui ses propres forces, il s’ensuit manifestement que le souverain doit être injusticiable, quoi qu’il entreprenne »[5]
L’Afrique a-t-elle besoin aujourd’hui d’Etat fondés sur un pacte de soumission ? On aura bien compris que l’interprétation de la loi fondamentale, en autocratie, relève donc de façon quasi exclusive du fait du Prince. C’est lui et lui tout seul qui dit ce que la constitution lui permet ou ne lui permet pas, puisque les sujets soumis lui ont abandonné leur liberté en échange de la paix et de la stabilité. A entendre donc Venance Konan et tous ceux qui font fi du texte constitutionnel en Côte d’Ivoire pour accorder au Président Ouattara le droit d’interpréter la loi fondamentale selon sa guise, les citoyens ne devraient s’intéresser à changer de Chef de l’Etat que si la stabilité et la prospérité du pays ne seraient plus garanties par lui. Les articles 35 de la Constitution de 2000, 55 et 183 de la Constitution de 2016 qui affirme le principe de continuité législative, ont beau clairement stipuler qu’aucun citoyen ivoirien avant ou après 2016[6], n’a droit à être éligible à plus de deux (02) mandats présidentiels, Venance Konan n’en a cure.
Venance Konan – s’il n’a pas lu Hobbes ou ne s’en est point inspiré – est dès lors un hobbésien qui s’ignore, ou pour tout dire, un partisan d’un certain despotisme éclairé en Afrique. Et dès lors que c’est l’argument de la force du souverain, de son efficacité sociale et sécuritaire qui prime sur celui de sa légitimité démocratique, Venance Konan soutient la permanence du régime autocratique patrimonial dont souffre toute l’Afrique depuis les Indépendances.
On comprend mieux à présent pourquoi le même écrivain a clairement demandé, dans son dernier essai[7], qu’on laisse les nègres crever de leurs inconséquences s’ils ne veulent pas en sortir. Seulement, Venance Konan oubliait manifestement – ou feignait d’ignorer – que tous les nègres ne sont pas logés à la même enseigne dans les dictatures nègres. Des bureaux cossus du Plateau d’Abidjan aux chaos des bidonvilles d’Abobo-derrière-rail, des avantages de la bourgeoisie politico-administrative à la société du mépris livrée aux pires injustices quotidiennes, il y a un fossé cynique que l’abandon des noirs aux dictateurs ne pourra jamais combler. Si on ne veut pas aider le noir à se tenir debout, il ne faut pas non plus l’écraser lorsque ses droits sont jetés plus bas que terre, cher Venance Konan !
Et mieux encore, pour ne pas dire fort heureusement, des millions d’Africains aspirent à vivre résolument en république, régime dans lequel, justement, contrairement à l’interprétation autocratique des constitutions, nul n’est placé au-dessus de la loi commune. Parlons-en davantage à présent, pour désintoxiquer l’ambiance.
Constitutions républicaines : le principe d’égalité revisité
Le principe républicain est autre que celui des autocraties qui prospèrent encore en Afrique. IL requiert l’égalité de tous devant la loi. Ce n’est pas par la force que le Chef de l’Etat commande, mais par le droit. En république le Chef de l’Etat ne gouverne pas comme s’il avait gagné une guerre contre son peuple. IL gouverne dans le strict respect de l’esprit et de la lettre de la loi. C’est l’Etat de droit. Celui-ci émane d’emblée de la souveraineté populaire, puisque c’est le peuple qui légifère et se dote d’une organisation du pouvoir politique en trois pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire.
Une constitution républicaine est un texte rédigé et institué par et pour le Peuple Souverain afin d’exprimer ce que le Peuple considère comme son droit, c’est-à-dire l’essentiel de ce qui est permis et de ce qui est interdit sur l’ensemble de son territoire et pour tous les contractants. Ceux-ci contractent sans abandonner leur liberté. Ils convertissent leurs tendances naturelles à la vengeance en volonté de justice collective. Ils se garantissent mutuellement d’être libres dans les limites des droits et devoirs qui les tiennent en respect les uns envers les autres. Ici, point de soumission à un homme ou à un groupe d’hommes, mais obéissance de tous à la loi commune et respect mutuel des institutions et des fonctions qui y sont rattachées. On se soumet ou se rebelle en dictature, on obéit ou désobéit en république.
Les citoyens en république, ne sont pas les sujets du Souverain, mais ses concitoyens, c’est-à-dire ses égaux devant la loi. Si le Chef de l’Etat est supérieur en fonction, il ne l’est pas en citoyenneté. C’est un citoyen qui doit obéir aux mêmes lois que tous les autres. IL ne peut pas – et ne doit pas – dire les jours pairs qu’il respectera la loi et les principes éthiques, et les jours impairs qu’il ne les respectera pas. IL a un devoir impérieux de cohérence envers la loi, s’il ne veut pas basculer en autocratie et déclencher la légitime résistance des citoyens. En démocratie républicaine justement, le Souverain, c’est le Peuple des Citoyens, et non le Chef de l’Etat, contrairement aux monarchies et aux autocraties. Le Chef de l’Etat, en république, ne peut pas s’octroyer une lecture fantaisiste de la loi, au risque justement de violer le principe d’égalité, qui est la base du contrat social. En république, le Chef de l’Etat ne se comporte pas en conquérant, mais en serviteur du peuple.
Bien compris, le principe d’égalité veut que nul citoyen ne s’arroge des droits singuliers, isolés de la réciprocité de principe de la loi juste.
Ainsi, par exemple, nul ne peut, en vertu de la même constitution ivoirienne, dire qu’il a droit à quatre mandats présidentiels alors que les autres citoyens éligibles auraient droit uniquement à deux mandats. Un tel accaparement personnel du texte constitutionnel relèverait donc du domaine du viol de l’Etat de droit.
Voilà pourquoi l’esprit des républiques démocratiques contemporaines est davantage celui de Rousseau ou de Locke que celui des défenseurs du despotisme éclairé à la Hobbes. Loin de tout pacte de soumission, la république est plutôt fondée sur un contrat social entre égaux, pour la promotion de l’intérêt général et l’épanouissement de la liberté raisonnable et de la prospérité harmonieuse des citoyens. Rousseau énonce ainsi l’esprit des constitutions républicaines :
« Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maitre de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »[8]
Après des siècles de Traite négrière, de colonisations sur tous les fronts, après des décennies de régimes despotiques dits éclairés, avec leur cortège de guerres ethniques, impériales et sournoises comme la maladie, la faim et la soif qui y sévissent encore, les Africains n’aspirent-ils pas à vivre en république, sous l’autorité de lois justes et dans des institutions dont la stabilité tiendra précisément à leur respect scrupuleux de l’intérêt général ? Les Africains n’aspirent-ils pas justement à sortir de l’empire des constitutions autocratiques, dites et dédites tous les jours, au gré des intérêts variables du dominant de l’heure ?
Soyons donc résolus. L’Etat de droit est le seul avenir humain véritablement nécessaire et réellement possible pour l’Afrique. Trêve donc de faits du Prince sous nos tropiques, qui risqueraient de s’en attrister encore pour longtemps…Non, on ne doit surtout pas abandonner les Peuples Africains à la double prédation intellectuelle et politique qui les attarde ! On doit se battre pour leur restituer doublement le pouvoir : par la diffusion massive de la pensée critique et la maîtrise parfaite du pluralisme politique, véritables gages de l’audace d’espérer un monde meilleur.
[1] http://iciabidjan.com/venance-konan-si-un-president-travaille-bien-quon-lui-laisse-le-temps-de-continuer/
[2] Antonio Gramsci, Je hais l’indifférence, Paris, Payot, 2012
[3] http://iciabidjan.com/les-africains-et-le-culte-du-silence-infecond-par-tiburce-koffi/
[4] http://iciabidjan.com/les-africains-et-le-culte-du-silence-infecond-par-tiburce-koffi/
[5] Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’Etat Chrétien et Civil, Ed. Gallimard, Paris, 2000
[6] http://iciabidjan.com/3e-mandat-ouattara-franklin-nyamsi-appelle-au-respect-strict-du-droit-sur-africa-24/
[7] https://livre.fnac.com/a11268780/Venance-Konan-Si-le-noir-n-est-pas-capable-de-se-tenir-debout-laissez-le-tomber
[8] Rousseau, Du contrat social, Livre I Chap. 8, 1762
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