Dans son ultime déclaration aux magistrats avant sa mise en examen, Nicolas Sarkozy s’en prend à la chronologie des événements et aux incohérences de Ziad Takieddine. Habile, mais incomplet.
Par Violette Lazard et Timothée Vilars Nouvelobs.com
Pendant plus de 24 heures de garde à vue, mardi et mercredi, l’avocat Nicolas Sarkozy aura tout donné pour défendre bec et ongles son principal client : lui-même. « J’ai essayé avec toute la force de conviction qui est la mienne de montrer que les indices graves et concordants qui sont la condition de la mise en examen n’existaient pas », a-t-il déclaré aux juges mercredi soir, en les implorant de lui éviter la mise en examen pour le placer sous un statut plus favorable, celui de témoin assisté. En vain.
Dans un texte probablement préparé à l’avance et calibré pour une fuite médiatique dans « le Figaro » ce jeudi matin, l’ancien chef de l’Etat déploie un auto-plaidoyer plutôt habile en trois parties : la chronologie suspecte des accusations, les incohérences multiples de Ziad Takieddine, le procès (actuellement en cassation) sur l’authenticité des documents publiés par Mediapart. Une stratégie qu’il a répétée dans le journal télévisé de TF1 jeudi soir.
L’argument chronologique, d’abord, celui qui fait appel au bon sens le plus immédiat : les accusations du clan Kadhafi n’ont émergé que lorsque l’Elysée commençait à montrer des marques de soutien à l’opposition libyenne, née dans le contexte des printemps arabes, en mars 2011. Quant aux publications les plus embarrassantes de Mediapart, elles interviennent, fin avril 2012 et fin septembre 2016, dans un contexte pré-électoral. Nicolas Sarkozy leur attribue d’ailleurs très directement ses défaites face à François Hollande (« La polémique lancée par Kadhafi et ses sbires m’a coûté ce point et demi ») et aux finalistes de la primaire de la droite.
Pas un mot du carnet Ghanem
« Les déclarations de M. Kadhafi, de sa famille et de sa bande n’ont commencé que le 11 mars 2011, c’est-à-dire le lendemain de la réception à l’Elysée du CNT, c’est-à-dire les opposants à Kadhafi », rappelle Sarkozy.
« C’est à ce moment-là et jamais avant que la campagne de calomnies a commencé. »
L’ex-chef de l’Etat, qui se positionne opportunément en « chef de la coalition qui a détruit le système Kadhafi », a beau jeu d’avancer la thèse de la vengeance d’un clan dynastique sanguinaire évincé par ses soins. « Sans mon engagement politique, ce régime serait sans doute encore en place », avance-t-il audacieusement. Soit. Sauf qu’en retournant l’argument, il devient à double tranchant : on pourrait arguer sur le même mode que le projet d’intervention en Libye n’est né qu’après ces menaces de révélations du clan Kadhafi… Or, selon un haut responsable du Conseil national de transition cité par Mediapart, des membres des forces spéciales françaises ont « directement exécuté Mouammar Kadhafi » après sa capture par les rebelles.
« Entre 2007 et le 10 mars 2011, il n’y a aucune espèce d’allusion au prétendu financement de la campagne », assure Sarkozy. En une phrase, il parvient à passer sous silence une des pièces maîtresses du dossier : le carnet intime de Choukri Ghanem, rédigé dès 2007 par l’ex-ministre du Pétrole de Kadhafi, et récupéré par les juges d’instruction français. Dans ce journal de bord, l’ancien dignitaire libyen retrouvé « noyé » dans le Danube consigne des notes manuscrites relatives à des versements de fonds libyens à Nicolas Sarkozy.
A la page du 29 avril 2007, Choukri Ghanem écrit :
« A midi, j’ai déjeuné avec Baghdadi et Bachir Saleh, à la ferme de Bachir. Bachir a parlé, disant avoir envoyé 1,5 million d’euros à Sarkozy quand Saïf donnait 3 millions à Sarkozy. Mais on leur a dit que l’argent n’était pas arrivé. Il semblerait que les ‘mecs’ en chemin l’ont détourné, tout comme ils lui ont pris 2 millions en provenance d’Abdallah Senoussi. »
« J’ignore s’ils croient vraiment qu’ils peuvent changer la politique de la France moyennant cet argent. D’abord, les montants qu’ils engagent sont dérisoires à l’échelle de l’Europe. Et puis d’autres pays paient bien plus. Bachir a également dit avoir vendu l’Airbus (l’avion d’Al Walid) à Abdoulaye Wade pour 127 millions. Je doute que nous recevions la somme. »
Alors qu’il écrit ces mots il y a onze ans, Choukri Ghanem est insoupçonnable de la moindre volonté d’instrumentalisation. Puisque Nicolas Sarkozy se veut pointilleux sur la chronologie des événements, profitons-en pour rappeler que le dignitaire a été retrouvé mort à Vienne le 29 avril 2012, le lendemain de la parution du premier article de Mediapart. Quant à l’ex-argentier du régime Béchir Saleh, il a été blessé de six balles dans la poitrine à bord de sa voiture dans une banlieue de Johannesburg, il y a un mois en Afrique du Sud, en pleine accélération de l’affaire. D’après ses proches, qui s’expriment auprès de Mediapart, il s’apprêtait à transmettre des informations à la justice française. D’autres sources évoquent plutôt une agression crapuleuse.
Pas un mot des liens avec Guéant et Djouhri
Nicolas Sarkozy rappelle longuement les nombreuses contradictions, avérées, d’un de ses principaux accusateurs : l’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine, longtemps courroie de transmission entre la sarkozie et le régime de Kadhafi. En novembre 2016, il a avoué à Mediapart, puis à la justice, qu’il avait convoyé fin 2006 et début 2007 trois valises entre Tripoli et Paris, contenant 5 millions d’euros en espèces, pour les remettre en mains propres au ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, et à son directeur de cabinet, Claude Guéant.
Lui-même mis en examen dans l’affaire, « Monsieur Tak », longtemps homme de l’ombre des réseaux balladuriens puis sarkozystes, dit désormais œuvrer « dans l’intérêt de la France ». Il semble pourtant animé par des ambitions personnelles, et ne cache pas son plaisir à l’idée de « tuer Sarkozy ». A « l’Obs », il confiait fin 2016, euphorique :
« Ils vont tous s’effondrer, tac-tac-tac, comme un château. Je n’ai pas menti. Je n’avais juste pas de raisons de le dire plus tôt. »
Ziad Takieddine : « Je vais débarrasser la France de tous ces mafieux »
Malgré leur poids médiatique, les versions changeantes du businessman, mouillé dans de multiples affaires, sont le point vulnérable du dossier judiciaire. En bon avocat, Nicolas Sarkozy s’en donne à cœur joie : incohérence de dates sur une interview du fils Kadhafi, sur la géographie des bureaux du ministère de l’Intérieur qu’il prétend connaître par cœur, condamnations passées pour diffamation.
Mais l’accusation est loin de reposer uniquement sur le témoignage de Takieddine. Nicolas Sarkozy ne dit pas un mot de Claude Guéant, son plus proche collaborateur, également mis en examen dans l’affaire pour un virement suspect de 500.000 euros reçu sur son compte, qu’il explique de façon peu satisfaisante par la vente de tableaux. Les principaux soupçons, pourtant, ne portent pas sur les comptes bancaires du « cardinal » de la sarkozie mais sur sa passion de l’argent liquide.
Les enquêteurs ont découvert que les enveloppes de cash circulaient massivement dans les rangs de la campagne 2007, et étaient distribuées, selon des témoignages de « petites mains », par le trésorier de campagne Eric Woerth et le directeur financier de l’UMP Vincent Talvas. Claude Guéant, lui, avait loué en pleine campagne un « très grand coffre-fort » dans une agence parisienne de la BNP… pour y abriter les discours de Nicolas Sarkozy, justifie-t-il sans rire devant les enquêteurs.
Pas un mot non plus des liens étroits entre Nicolas Sarkozy et l’intermédiaire franco-algérien Alexandre Djouhri, dont « l’Obs » révélait l’arrestation à Londres le 8 janvier dernier. Le nom de l’homme d’affaires apparaît dans la vente suspecte, en 2009, d’une villa de la Côte d’Azur à un fonds libyen. Il est soupçonné d’en avoir été, derrière plusieurs prête-noms, le véritable propriétaire et de l’avoir cédé à un prix surévalué, ce qui aurait pu permettre de dissimuler d’éventuels versements occultes. Souffrant de problèmes cardiaques, il est actuellement à l’hôpital et saura s’il est extradé vers la France en juillet.
Pas un mot du non-lieu accordé à Mediapart
Sarkozy n’a jamais eu de mots assez durs sur Mediapart. Le site d’investigation est né et a prospéré dans le contexte des affaires politico-judiciaires liées à son quinquennat. La déclaration de guerre remonte au 28 avril 2012 : ce jour-là, le média d’Edwy Plenel publie « la preuve du financement » : un document administratif en arabe à l’encadré verdâtre, signé Moussa Koussa, chef du renseignement extérieur de Kadhafi. Il évoque « l’approbation » du régime « d’appuyer la campagne électorale du candidat aux élections présidentielles, Monsieur Nicolas Sarkozy, pour un montant d’une valeur de cinquante millions d’euros ».
Pour Sarkozy, c’est un faux grossier, le « comble de la manipulation ». Et face à ses juges, il cite un rapport d’expertise qui conclut en effet que le document publié par Mediapart n’est pas issu des archives libyennes : « Je cite les trois dernières phrases : ‘La réunion évoquée par cet écrit n’a pas pu se tenir à la date indiquée, ce qui semble confirmer que le contenu pourrait être mensonger. Il existe donc une forte probabilité pour que le document produit par Mediapart soit un faux.' »
Nicolas Sarkozy, on le comprend, choisit soigneusement ses citations. Au cours de l’enquête déclenchée par sa propre plainte, pour « faux, recel de faux, usage de faux et diffusion de fausses nouvelles », plusieurs autres experts ont au contraire conclu que le document semble être authentique, comme en témoigne cet extrait d’un rapport de synthèse des enquêteurs :
« De l’avis unanime des personnes consultées, le document publié par Mediapart présente toutes les caractéristiques de forme des pièces produites par le gouvernement libyen de l’époque, au vu de la typologie, de la datation et du style employé. De plus, le fonctionnement institutionnel libyen que suggère le document n’est pas manifestement irréaliste ».
La justice a prononcé en mai 2016, puis en novembre 2017, un non-lieu au bénéfice de Mediapart. Nicolas Sarkozy s’est pourvu en cassation. « J’ai déjà beaucoup payé pour cette affaire. Depuis le 11 mars 2011, je vis l’enfer de cette calomnie », se plaint-il dans son monologue de mercredi. Ce jeudi soir sur le plateau de TF1, une nouvelle chance lui sera donnée de répondre enfin publiquement au fond de l’affaire.
V.L. et T.V.
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