L’obscurité était tombée tôt et le ciel était clair. Mais pour les adjoints du bureau du shérif du comté d’Orange qui patrouillaient de nuit dans le Secteur Trois, il n’y avait pas grande différence entre le soir du 25 février 1994 et n’importe quelle autre soirée passée dans la banlieue chaude à l’ouest d’Orlando, en Floride. Lorsque l’appel est arrivé en provenance du 1428 North Pine Hills Road, c’était simplement l’annonce d’un braquage à main armée parmi les dizaines d’autres que l’adjoint Cindy Turek recevait par radio tous les mois.
Lorsqu’elle est arrivée sur les lieux du crime, peu après 20 h 30, Turek a recueilli les témoignages des deux victimes : Steven Klimkowski, 16 ans, lui a dit que trois hommes lui avaient demandé de l’argent et avaient essayé de l’attaquer. Klimkowski est parvenu à se libérer et à s’enfuir. Il est allé chercher son père, Robert, et tous les deux se sont lancés à la poursuite des trois braqueurs – qu’ils ont plus tard identifié comme étant Roy Belfast Jr., Daniel Dasque et Philip Jackson. Quand ils ont rattrapé le trio, Belfast, un jeune homme de 17 ans, a sorti un flingue – un petit Lorcin .380 noir automatique.
D’après les témoignages, Belfast a d’abord pointé son arme sur le visage de Robert, puis sur celui de Steven, alors que Jackson – à 21 ans, le plus âgé des trois agresseurs présumés – criait à Belfast de presser la détente. Mais les Klimkowski se sont échappés et ont appelé la police ; Belfast, Dasque et Jackson ont été arrêtés dans l’heure. La plupart des personnes impliquées dans la tentative de braquage de Pine Hills allaient devenir des visages familiers du système de justice pénale de Floride : Même si les charges retenues contre Jackson cette nuit-là ont finalement été abandonnées, il a plus tard été arrêté pour possession de drogue ; Dasque a passé plusieurs années en prison pour trafic de cocaïne ; et même Steven Klimkowski a été récemment coffré pour voies de fait graves. Turek – à 49 ans, l’une des vétérans du bureau du shérif du comté, avec 22 ans de service – se rappelle peu de choses au sujet de Belfast. Il est juste rentré tranquillement ; il n’y avait rien de remarquable à son sujet, dit-elle.
Et pourtant, après cette nuit durant laquelle il avait dégainé son arme en un éclair sur North Pine Hills Road, la vie du voyou allait prendre un virage soudain, qui le rendrait tragiquement célèbre à travers tout un continent. Peu après son arrestation, Roy Belfast Jr. ne s’est pas présenté à sa convocation au tribunal et a disparu ; il allait s’écouler douze ans avant que les autorités américaines ne lui remettent la main dessus. Lorsqu’ils l’ont retrouvé, il était connu sous son nom de naissance – Charles McArthur Emmanuel, alias Chuckie Taylor, le fils illégitime de Charles Ghankay Taylor, leader de la guérilla, reconnu coupable de crimes de guerre, supposé cannibale, et ancien président du Liberia. Et ce jour-là, les choses qu’il avait faites à la droite de son père avaient fait de lui l’un des hommes les plus craints et les plus haïs de toute l’Afrique.
Le 30 mai 2006, Emmanuel, 1 m 75, arborant des tatouages et affichant une ressemblance frappante avec Charles Taylor, a été arrêté à l’aéroport international de Miami par les membres du Service de l’immigration et de l’application des règles douanières des États-Unis, et inculpé pour usage de faux passeport ; il avait déclaré que le nom de son père était Smith. Détenu à Miami, il est le premier Américain dans l’histoire du système pénal états-unien à être reconnu coupable de crimes de torture perpétrés dans un pays étranger. En tant qu’ancien commandant de l’Unité Anti-Terroriste (ATU) de son père, le petit criminel du centre de la Floride a été accusé de diriger des forces paramilitaires comptant 2 500 hommes qui ont violé, assassiné et terrorisé la population du Liberia pendant plus de cinq ans.
Le peuple du Liberia a toujours pensé jouir d’une connexion unique avec celui des États-Unis ; le Liberia fut fondé par des citoyens américains, sa constitution fut rédigée à Harvard, et son drapeau fut dessiné d’après le drapeau américain. Mais cette relation se caractérise par l’exploitation et la négligence des États-Unis depuis 1821, lorsque l’île marécageuse qui deviendrait plus tard la capitale du pays, Monrovia, fut achetée par un officier de la marine américaine qui braqua un pistolet sur la tempe du chef local.
Après que Samuel Doe s’est saisi du pouvoir en 1980 – en étripant le président d’alors William Tolbert dans son lit au palais présidentiel de Monrovia -, le gouvernement américain a volontiers fermé les yeux sur le niveau vertigineux de corruption et les violations des droits de l’homme commises par le régime en l’échange d’une station pour la CIA, d’une base africaine avantageusement positionnée pour l’aviation américaine, et d’un vote ami aux Nations Unies. Puis, lorsque des plans ont été fomentés pour déstabiliser le gouvernement de Doe et, plus tard, pour former les nombreuses factions d’insurgés munis d’armes lourdes qui allaient mettre le pays à feu et à sang, le complot est né parmi des groupes d’exilés libériens à Rhode Island, Philadelphie, et dans le Massachusetts.
Charles Taylor était dans sa dernière année d’études en économie à l’Université Bentley, en dehors de Boston, lorsque son fils prénommé Charles Jr. est né, le 12 février 1977. La mère du garçon, Bernice Yolanda Emmanuel, était l’une des nombreuses petites amies de Taylor de l’époque. Taylor avait 29 ans, et même s’il est probable qu’il ne sache pas combien d’enfants il a – ni de combien de femmes différentes -, il semble possible que Charles Jr. ait été son premier fils.Taylor a vécu cinq années aux États-Unis durant lesquelles il a fait montre de peu d’intérêt pour les études ou le travail : « Charles a toujours été un gangster. Ce n’était pas un modèle pour Chuckie », confie James Lyon, un de ses camarades d’amphithéâtre de l’époque, qui avait rencontré pour la première fois le futur seigneur de guerre dans les boîtes de nuit de Monrovia, au milieu des années 1960. Taylor passait son temps à jouer à la loterie et à traîner aux courses de chiens de Boston ; il conduisait une énorme Mercury Cougar et, d’après Lyon, se faisait de l’argent en dirigeant un réseau de voleurs qui dérobaient des autoradio-cassettes huit pistes dans les voitures. Lyon l’a fait dormir sur son canapé alors qu’il se cachait d’un petit-ami jaloux. Néanmoins, Taylor avait des projets ambitieux pour le futur : « Il n’arrêtait pas de dire qu’il allait démarrer une guérilla au Liberia », se souvient Lyon.
En 1980, alors que Chuckie avait 3 ans, son père est retourné au pays qui l’avait vu naître. Ayant marié la nièce de l’un des complices de Samuel Doe, l’ancien caïd des rues s’est vu confier un poste clé dans le gouvernement révolutionnaire. Chuckie verrait à peine son père pendant dix autres années. Taylor s’est envolé pour Monrovia et il n’est retourné aux États-Unis qu’à la fin de l’année 1983, poursuivi pour avoir détourné plus de 900 000 $ appartenant au gouvernement libérien – ce qui a nécessité son extradition. En mai 1984, il a été arrêté par la police fédérale à Somerville, dans le Massachusetts, et détenu dans l’institution pénitentiaire du comté de Plymouth. Il a engagé l’ancien procureur général Ramsey Clark pour le représenter.
Lorsque je suis arrivé à Monrovia, par une nuit étouffante balayée par des pluies tropicales, la capitale libérienne était en ruines.
Après seize mois passés à Plymouth, la Cour fédérale a décidé qu’il devait être extradé, et Taylor s’est enfui, apparemment en sciant les barreaux d’une fenêtre avant de prendre la poudre d’escampette grâce à une corde faite de draps noués entre eux. Il est retourné en Afrique de l’Ouest, rassemblant un soutien militaire et financier et passant plusieurs années, en prison et en liberté, en Sierra Leone et au Ghana avant de gagner la Libye. Là-bas, lui et un petit groupe de combattants ont été entraînés en tant qu’insurgés dans les camps des quartiers généraux du Comité révolutionnaire du Colonel Mouammar Kadhafi. Le soir de Noël 1989, Taylor a finalement tenu sa promesse en déclenchant une guérilla au Liberia.
À Boston, Bernice Emmanuel avait rencontré un homme trinidadien nommé Roy B. Belfast, et ils se sont mariés en 1983 ou 1984. En 1987, la nouvelle famille a déménagé pour habiter un nouveau complexe de logements HLM à Orlando, en Floride, où Roy travaillerait plus tard comme soudeur à mi-temps. Il a officiellement adopté Chuckie et en 1990, le garçon a légalement fait changer son nom en Roy McArthur Belfast Jr.
La guerre civile libérienne était terminée depuis quatre ans à présent, et Charles Taylor, son principal architecte, était emprisonné à La Hague, attendant d’être jugé pour crimes de guerre. Mais lorsque je suis arrivé à Monrovia, par une nuit étouffante balayée par des pluies tropicales, la capitale libérienne était en ruines.
De nombreux bâtiments abritant les ministères du gouvernement étaient criblés de balles et exposés aux éléments déchaînés ; il n’y avait plus d’électricité ou d’eau courante à Monrovia depuis que la milice de Taylor, le Front National Patriotique du Liberia (NPFL), s’était emparé de la centrale hydroélectrique du pays, en 1990 ; le choléra, la typhoïde et le paludisme s’étaient répandus partout ; l’air charriait une odeur acide, non seulement celle du trafic suffoquant mais également celle des générateurs qui produisaient l’énergie servant à alimenter des résidences privées aux quatre coins de la ville, réservées aux privilégiés. Et même si le plus tragiquement célèbre des despotes du pays et son fils sont à présent détenus dans des cellules à plus de 6 000 kilomètres d’ici, de nombreux Libériens demeurent terrifiés à la simple évocation de leur nom. « Taylor est peut-être dans une cellule, mais il a le bras long », me confiait sur un ton inquiet le Colonel Wolobah Zubah, directeur intérimaire du Bureau d’Investigation National du Liberia (NBI), un vendredi en fin d’après-midi. « C’est encore un homme dangereux. »
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Le prince gangster
Avant que je n’arrive au Liberia, on m’avait constamment répété de faire attention à qui je parlais de Charles Taylor et de son fils, et peu des gens que j’ai rencontrés ici sont prêts à discuter de Chuckie. Charles Taylor a encore beaucoup de soutien dans le pays, et ses associés et anciens membres des services de sécurité demeurent en liberté et souhaitent à tout prix que ce qu’ils ont fait sous le règne de Taylor reste un secret. John T. Richardson, ancien conseiller enjôleur de Taylor en matière de sécurité nationale et commanditaire avéré de l’une des plus brutales offensives du NPFL durant la guerre, est désormais le leader d’une campagne qui milite en faveur de la libération de l’ancien président. Alors que nous prenons le thé à l’Hôtel Royal de Monrovia, il m’assure que Chuckie n’était pas davantage qu’un enfant turbulent : « Toute cette histoire est politique, dit-il, infondée. »
Il y a deux histoires, infâmes et non-avérées, que tout le monde vous raconte à Monrovia à propos de Chuckie : comment, en 2002, il aurait fait battre à mort son chauffeur après que l’homme a écrasé un chien sur la route, éraflant la nouvelle Mercedes de Chuckie ; et comment un matin, il aurait lui-même abattu le directeur adjoint de la police de la circulation libérienne dans des circonstances mystérieuses, sur l’autoroute menant à l’aéroport de Robertsfield. Mais peu de ceux qui connaissent la vérité – à propos des tortures, des atrocités, des disparitions – ont envie de la dire.
Même entre les murs de son bureau , à l’étage du siège du NBI – une carcasse de béton qui ne compte apparemment pas une seule vitre intacte dans ses nombreuses fenêtres, et dans laquelle un fonctionnaire silencieux terriblement mou, le crâne rasé et portant des tongs rouges, accompagne les visiteurs le longs des couloirs bordés de salles désertes -, le Colonel Zubah est réticent à approfondir ses propos. Pendant que Taylor était au pouvoir, raconte-t-il, le NBI – l’équivalent libérien du FBI – n’a jamais enquêté sur quoi que ce soit que Chuckie a pu faire. Zubah dit que la perspective d’un contact avec le commandant de l’Unité Anti-Terroriste le terrifiait complètement. « Bien sûr ! insiste-t-il. Qui n’aurait pas eu peur de Chuckie ? Car vous ne pouviez pas savoir – vous ne pouviez pas savoir comment les choses se termineraient. Beaucoup de ceux qui ont vu son visage ne sont plus là pour le dire aujourd’hui. »
Michael Stanton a vu le visage de Chuckie Taylor pour la première fois lors de la saison sèche de 1991, alors que Stanton était un combattant du NPFL âgé de 18 ans assigné à la garde de la résidence de Charles Taylor à Gbarnga, capitale de l’État-dans-l’État contrôlé par les rebelles que son « président » aimait à appeler Greater Liberia, ou plus simplement Taylorland.
À présent âgé de 34 ans, Stanton a passé le plus clair de sa vie d’adulte dans la milice de Charles Taylor : mobilisé au service du NPFL à 17 ans, il a rejoint plus tard l’Unité Spéciale de Sécurité (SSU) paramilitaire et il est devenu en chemin un officier de l’ATU. Lorsque je l’ai rencontré à Monrovia, il a demandé à ce que je change ici son identité. « Plusieurs des garçons de l’ATU sont en ville, dit-il. Si vous utilisez mon vrai nom, il pourrait m’arriver quelque chose. »
Lorsque le fils du président est arrivé à Gbarnga, pour une visite qui allait durer deux ou trois mois, il ressemblait selon Stanton à n’importe quel autre garçon de 14 ans : il aimait le hip-hop, portait des Timberland et des jeans baggy, ainsi que des lunettes de soleil et un bandana. « Il ressemblait juste à un gamin américain ordinaire qui venait voir son père, raconte Stanton. On le traitait tous avec respect. Chaque fois qu’il vous croisait, il vous saluait comme un ami. Vous savez, il voulait traîner avec les grands. »
À ce moment-là, une bonne partie des « grands » étaient déjà des vétérans de la première des guerres qui feraient du Liberia le théâtre d’actes de cruautés inimaginables avant eux – des parties de football disputées avec des têtes humaines, des points de contrôles routiers disposés en étirant les intestins d’un homme en travers de la route, des combattants pariant sur le sexe d’un enfant à naître qui décidaient du vainqueur en ouvrant le ventre de la mère à la baïonnette, quand d’autres arrachaient le cour de leurs ennemis et le mangeait pour gagner de la force. Pire encore, la plupart des hommes qui perpétraient ces atrocités n’étaient pas si grands que cela : Alors que le NPFL balayait le centre du Liberia en 1990, les combattants ont commencé à recruter des enfants – dont certains étaient âgés de 9 ans -, les organisant en « Unités de Petits Garçons » (Small Boys Units, SBU). Armés d’AK-47, de lance-roquettes et de mitraillettes, souvent défoncés à la marijuana, au speed, à la cocaïne ou au moyen d’un mélange spécial de jus de sucre de canne et de poudre à canon, les SBU se sont révélés être parmi les combattants les plus féroces et les plus impitoyables de Taylor.
Et lorsque Chuckie est retourné vivre pour une plus longue période avec son père, en 1992 ou 1993, il a naturellement cherché la compagnie d’enfants de son âge ; compagnie qu’il a notamment trouvée auprès de James Wright, un commandant des SBU dans sa prime adolescence qui avait rejoint les NPFL à l’âge de 10 ans, lorsque son père avait été tué, et qui était devenu l’un des favoris de Charles Taylor. Chuckie a commencé à se balader en Jeep autour de Gbarnga avec Wright, qui le présentait aux troupes. Lentement, le comportement de Chuckie a commencé à changer. « Tout doucement, explique Stanton, progressivement. » Mais un jour, Stanton a remarqué un développement singulier dans la relation qu’entretenait le fils du président et le commandant des SBU : « James, dit-il, recevait des ordres de lui. »
Après chacune de ses visites à Gbarnga, Chuckie rentrait en Floride. L’effet que cette nouvelle expérience en Afrique avait sur lui peut seulement être deviné, mais la preuve qu’en apporte son casier judiciaire est accablante : la fiche faisant état de ses antécédents de délinquant juvénile commence avec un unique délit en 1990, alors qu’à l’âge de 13 ans, il est arrêté pour vol de voiture, suivi d’une première inculpation pour coups et blessures en 1992. Dans la deuxième moitié de 1993, Chuckie est accusé de pas moins de six délits distincts, incluant des voies de fait graves et la résistance à une arrestation.
Au moment de la tentative de braquage à Orlando au début de l’année 1994, il était un criminel professionnel en devenir, un jeune homme décrit dans son dernier rapport psychiatrique pour mineur comme soupçonné d’avoir des tendances suicidaires et abusant de drogues et d’alcool. Peu après que le rapport a été écrit, Chuckie s’est dérobé à la justice et a quitté les États-Unis. Lorsqu’il a manqué de se présenter à son procès en août 1994, un mandat d’arrêt a été émis à son encontre, mais le bureau du shérif du comté d’Orange n’a pu trouver aucune trace de lui. L’affaire a été classée en mars 2005 ; en ce qui concernait le Bureau du Procureur de l’État de Floride, Roy M. Belfast Jr. s’était volatilisé pour ne jamais revenir.
Il est généralement admis que la plupart des Libériens ont voté pour Taylor parce qu’ils savaient que s’il ne remportait par l’élection par les urnes, il aurait repris les armes.
Maintenant que le fils adoptif du soudeur de Floride avait disparu, le fils de Charles Taylor était revenu à la vie avec les droits et les privilèges dus à l’enfant favori d’un seigneur de guerre africain. Chuckie a été inscrit en 1995 à une école d’élite au Ghana et plus tard à l’Université de l’Afrique de l’Ouest, à Monrovia, mais il n’aimait pas particulièrement cela : « Il n’avait jamais le temps ou la patience de rester longtemps en cours », se souvient J., son garde du corps personnel de l’époque, qui suivait « Junior » partout comme son ombre. Chuckie préférait passer ses journées à hanter les rues en voiture, ou dans les clubs de la capitale défigurée par les combats, traînant avec les enfants d’autres ministres du gouvernement et de riches hommes d’affaires, buvant du champagne. Parfois, il restait enfermé pendant des jours à jouer aux jeux vidéo et à regarder des films sur sa télé grand écran. Il avait une nette préférence pour les films d’action mettant en scène le SWAT ; de temps à autre, il gardait J. et les autres gardes du corps debout toute la nuit, à répéter le processus de « nettoyage » de la maison, pièce par pièce, toutes armes dehors.
« Il aimait passer du bon temps », explique J. avec un sourire indulgent. J., un homme grand et mince aujoud’hui dans la quarantaine, a été aux côtés de Chuckie jour et nuit pendant sept ans – « C’était un gamin lorsque je suis entré à son service. Je l’ai élevé, dit-il. Il avait un côté obscur – et de bons côtés également. » J. se rappelle que Junior avait un tempérament terrible et imprévisible : « Quelquefois lorsqu’il était vexé, je pensais qu’il pourrait prendre des décisions qu’il regretterait. »
En juillet 1997, après des nuits de combats qui ont fait au moins 200 000 morts, 700 000 réfugiés et 1,4 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, les Libériens sont allés aux urnes pour élire un nouveau président. Charles Taylor a remporté 75 % des suffrages d’une élection contrôlée de manière indépendante ; il est désormais généralement admis que la plupart des Libériens ont voté pour Taylor parce qu’ils savaient que s’il ne remportait par l’élection par les urnes, il aurait repris les armes. Le jour où il a investi le pouvoir, Taylor a déclaré à la nation : « Je ne serai pas un président méchant. » C’était bien sûr un mensonge ; l’une de ses premières actions à la tête de l’État a été de contrevenir directement à la constitution libérienne en établissant une milice qui n’était loyale qu’à lui : l’Unité Anti-Terroriste.
Dans la plupart des pays dont les citoyens ont été victimes d’un gouvernement de terreur, il y a un endroit dont le seul nom suffit à faire trembler les gens de peur – un trou noir de torture et de mort. Pour les Libériens, cet endroit est connu sous le nom de Gbatala Base. Le site du camp d’entraînement de l’ATU repose dans la jungle dense qui s’étend au-delà de l’autoroute menant à Gbarnga, dans une carrière de pierre abandonnée.
Patrouille dans les rues de Monrovia
La route de Gbarnga, non entretenue depuis le début de la guerre en 1989, est rongée par les nids de poule et les attaques de bandits armés. Il y a dix ans, le voyage de 130 kilomètres depuis Monrovia jusqu’à Gbatala prenait trois heures ; aujourd’hui, c’est encore plus long. Les portes principales du camp ne sont plus là depuis longtemps, les bâtiments sont écroulés et envahis par la vigne. Des femmes et de jeunes garçons sont revenus à la carrière pour vivre de l’extraction de pierre. Mais même s’ils ne sont arrivés que très récemment, ils craignent Gbatala ; il est dit que du temps de l’ATU, quiconque était découvert près de la base était arrêté, et des citoyens peu attentifs disparaissaient pour ne jamais plus être revus. Dans la ville en haut de la route, un vieil homme jouant aux dames me dit que chacun savait quoi faire si sa voiture tombait en panne en bas de la colline près de la base : « Vous laissez la voiture et vous partez en courant. S’ils vous arrêtent et qu’ils vous emmènent là-bas. vous aurez de la chance si vous en revenez. »
Il dit que personne ici ne sait vraiment ce qui arrivait aux gens qu’ils emmenaient : « Qui voudrait parler ? demande-t-il en colère. Personne ! »
Et qu’en est-il de Chuckie Taylor ?
« Chuckie Taylor », dit-il, levant les yeux du plateau, « c’était le commandant. C’était le responsable. »
« Vous voyez cette maison ? » demande Michael Stanton alors que nous traversons le terrain d’exercice envahi par la végétation vers un bâtiment en béton. « C’était la maison de Chuckie. » Stanton a passé une année ici en 1999, formé à devenir un homme de l’ATU ; lorsqu’il est arrivé, il a découvert que son nouveau commandant était très différent du garçon dont il se rappelait à Gbarnga. Chuckie s’était entraîné pendant des mois, prenant de la masse et apprenant le karaté ; il courait chaque matin en portant un sac rempli de sable et passait des jours entiers sur le champ de tir, à parfaire ses aptitudes. Les hommes étaient terrifiés par lui.
Chuckie avait toujours voulu diriger une unité d’élite paramilitaire, comme les équipes du SWAT des films hollywoodiens qui le fascinaient tant, et l’ATU était organisée selon ses spécifications. Aucune dépense n’était épargnée : on se procurait les dernières armes et des mercenaires sud-africains étaient engagés pour enseigner aux recrues. Mais pourquoi un campement retiré comme celui-ci ? « À cause de ce film qu’il avait vu, explique Stanton. Full Metal Jacket. Un film d’entraînement. C’est ce qu’il a décidé de faire. »
À Taylorland, les anciens combattants étaient tous ceux que l’ATU désignaient comme tels.
Le processus d’intégration de l’ATU, inspiré de Kubrick, était brutal. Les nouvelles recrues étaient frappées et forcées de ramper sur près de 2 kilomètres en descendant une route de gravier jusqu’à la carrière de pierre, où ils vivaient dehors pendant deux semaines. On leur donnait peu à manger, et comme c’était la saison des pluies, ils étaient complètement trempés la plupart du temps. Stanton dit que de sa section de 500 hommes, quatre sont morts durant le premier mois.
Une fois qu’ils avaient reçu leurs uniformes et leur équipement, les hommes, d’après Stanton, étaient formés à la discipline ATU – soumis à des châtiments ingénieusement barbares qui allaient d’entraver les lèvres d’un homme à l’aide de pinces jusqu’à la « glissade » : déshabillé, un homme était forcé de s’étendre sur l’asphalte du terrain d’exercice pendant qu’un autre s’asseyait sur son torse ; deux hommes se saisissaient ensuite de ses pieds et le traînaient sur 200 mètres, jusqu’à ce que la chair se détache de son dos, puis du sel était versé sur les blessures. Finalement, la victime était jetée dans un trou creusé dans le sol et laissée là pour trois mois – dans une zone de Gbatala appelée le « Vietnam » ; ce traitement, sans surprise, se révélait souvent fatal.
Stanton m’entraîne au dehors, dans ce qui était autrefois le champ de tir, près du marais où se trouvait alors le « Vietnam » ; il fouille les hautes herbes, son appareil numérique se balançant à sa hanche, ses Ray Ban wraparound à la main. « Juste ici, il y avait des trous différents, très très différents. Là et là, dit-il. Un, deux, trois, quatre. » Stanton a vu de nombreux hommes jetés dans ces puits et laissés dans l’obscurité des mois durant. Lorsque je lui demande si l’ATU envoyaient parfois des civils au « Vietnam », il insiste sur le fait qu’il n’a jamais vu quelque chose comme ça : c’était une base militaire. Tous les prisonniers étaient des « anciens combattants ». C’est une distinction importante. Durant la guerre civile, des enfants de 9 ans étaient en âge de combattre, et à Taylorland, les anciens combattants étaient tous ceux que l’ATU désignaient comme tels – d’anciens rebelles, des opposants politiques, un homme dont la voiture était tombée en panne du mauvais côté de la route.
« Peut-être qu’à l’époque ils étaient dans la vie civile, ajoute Stanton, mais ils étaient tout de même des anciens combattants. Ils étaient alors interpellés, amenés ici et on leur réservait un traitement VIP. »
Chuckie Taylor avait seulement 20 ans lorsque son père est devenu président du Liberia, et il s’est trouvé au-dessus de la loi, un prince gangster dans un royaume « kleptocratique ». Être le commandant de l’ATU a donné un poids institutionnel et de la main-d’ouvre au service des caprices criminels de Junior, et il a montré une appétence particulière pour ce rôle ; son garde du corps, J., me raconte combien Chuckie aimait s’habiller dans son uniforme de l’ATU, « comme Schwarzenegger », enfilant son gilet pare-balles et accrochant un Glock à sa jambe.
Jacob Messaquoi, un dissident libérien dont le frère a été exécuté sous ses yeux par les hommes de Samuel Doe, et qui a été lui-même torturé par ceux de Charles Taylor, affirme que la différence entre les deux régimes tient de ce que les agents de Doe agissaient à la faveur des ténèbres, quand Chuckie et ses sbires venaient vous trouver en plein jour. C’était une façon d’envoyer un message, explique Messaquoi : « « Je peux faire ce que je veux – rien ne m’arrivera. » »
Seigneur de guerre
Lorsqu’il n’était pas en uniforme militaire, Chuckie arborait des chaînes en or et les derniers vêtements de streetwear des États-Unis – Sean John et Phat Farm – et écoutait du dancehall et du gangsta rap : Buju Banton, Snoop Dogg, Tupac et DMX. Sillonnant les routes entouré de ses gardes du corps, il passait en boucle des CD d’instrus et rappait par-dessus. Et même si son père montrait des signes qu’il voulait que Junior entre en politique, d’après J., rien d’autre n’intéressait Junior que son style de vie de gangster : « Il aimait les choses matérielles – les voitures, les vêtements, la musique. Il menait un train de vie luxueux. »
Comme son père, Chuckie s’est montré habile à utiliser les ressources naturelles du Liberia pour s’enrichir, et en partenariat avec le caïd de la mafia ukrainienne Leonid Minin, il dirigeait une concession d’export forestière. Avant que Minin – un homme bedonnant accroc à la cocaïne originaire d’Odessa – ne soit arrêté près de Milan en 2000, leur compagnie, Exotic Tropical and Timber Enterprises, a permis au fils du président de faire le commerce de bois de feuillus libériens précieux contre de l’argent et des armes, selon les rapports des Nations Unies. Cela a aussi permis à Chuckie de combiner son amour pour les films d’action à son amour pour les armes à feu.
Si dans un film qu’il avait vu figurait une arme qu’il aimait, Chuckie l’ajoutait tout simplement à sa liste de courses : parmi les factures de centaines de tonnes d’armes expédiées par voie maritime par Minin, les enquêteurs des Nations Unies ont trouvé des notes mentionnant des « cargaisons spéciales pour Junior ». Et quand ses nouveaux jouets arrivaient, Chuckie passait des heures à les utiliser sur le champ de tir de Gbatala.
De retour à Monrovia en 2000, Chuckie s’y est marié avec sa petite amie née en Amérique, Lynn Henderson ; trois mois plus tard, elle a donné naissance à un fils, Charles Taylor III.
Malgré tous ces privilèges, le petit chef de guerre ne s’est jamais senti chez lui dans son royaume de vol et de violence. Chuckie Taylor est resté en contact avec des amis et des proches restés aux États-Unis, envoyant souvent de l’argent à des individus en Floride. Et J. affirme qu’au fil des ans, il avait compris que Chuckie souhaitait plus que tout retourner aux États-Unis mais qu’il ne pouvait pas à cause de quelque chose qu’il avait fait dans le passé : « Il m’a dit une fois qu’il avait été embarqué dans une sorte de braquage, et que s’il retournait sur le sol américain, il allait finir au trou pour 20 ou 25 ans. »
Quand je retrouve pour la première fois Nathaniel Koah, je l’aperçois m’attendant dans la poussière, sur le bord de la route de Paynesville, une commune qui s’étale le long du flanc est de Monrovia. Il tient entre ses mains un parapluie fermé et, malgré la chaleur d’une fin d’après-midi ensoleillée, porte une veste en nylon matelassé. C’est un homme plein de soupçons et peu enclin à discuter. Il m’avouera plus tard qu’il n’a que 43 ans, même s’il en paraît bien plus. Cela fait huit ans qu’il a été soumis au « traitement VIP » à Gbatala.
Pendant les longues heures passées à parler avec lui de son vécu entre les griffes de Chuckie Taylor, il n’a craqué qu’une seule fois : quand il m’a décrit son voyage de Monrovia à Gbatala. Ses mains attachées derrière son dos afin que ses bras soient paralysés, il a été jeté à l’arrière d’un pick-up et couvert avec une bâche par les gardes de l’Unité Anti-Terroriste. Incapable de respirer, il a commencé à se débattre et Taylor a arrêté la voiture pour aller voir ce qui se passait. Chuckie a demandé aux gardes d’enlever la couverture. « Nous ne sommes pas encore prêts à le tuer », a entendu Koah de sa bouche, « alors enlevez la bâche et laissez-le respirer. Quand nous atteindrons le camp, il mourra. »
« Vous connaissez la distance qui nous sépare de Gbatala, me dit Koah. C’est à 135 kilomètres d’ici. Il m’a mis dans ce coffre, ligoté avec des cordes, pendant trois heures et demi. »
Au souvenir de cette agonie à l’arrière du pick-up, un voyage qu’il pensait être le dernier, Koah se tait, haletant, pleurant en silence. Mais les détails de ce qu’il m’a révélé ensuite sont bien pires.
Koah a été arrêté par les troupes du gouvernement le 26 juillet 1999, près de la frontière avec la Sierra Leone, où il employait 160 hommes dans une carrière de diamant. Koah affirme qu’il a été déshabillé entièrement et remis aux troupes de l’ATU, qui l’ont battu, l’ont torturé en lui faisant couler du plastique en fusion sur le corps et l’ont conduit dans les bureaux de Chuckie Taylor, au palais présidentiel de Monrovia. Sur son bureau, Chuckie avait une pierre aussi grosse qu’un savon. Il a accusé Koah d’avoir trouvé un diamant de la taille de cette pierre, avec lequel il allait financer l’opposition politique au régime de Taylor. Et Chuckie voulait ce diamant.
Dans les mois qui ont suivi, Koah a été conduit deux fois devant Charles Taylor en personne, qui lui a dit qu’il le délivrerait s’il lui disait où était le diamant ; Taylor a même proposé sa liberté et une mallette de dollars en échange de la pierre précieuse. Mais chaque fois, Koah a expliqué qu’aucun diamant de cette taille n’avait jamais existé. Tant qu’il refusait de changer de discours, Taylor le renvoyait à Junior.
Dans le récit de son expérience à Gbatala, Koah raconte qu’il a été immédiatement emmené au « Vietnam », où il a été emprisonné avec cinq autres hommes dans un puits de béton profond d’un mètre cinquante, fermé par des barres de métal. Les hommes s’asseyaient par deux, de l’eau sale jusqu’aux aisselles, encerclés par du fil barbelé. Koah affirme que Chuckie visitait la base tous les deux ou trois jours pour superviser les tortures. À Monrovia, il a été battu – 150 coups avec un bout de bois, jusqu’à ce qu’il casse, et après cela, avec une lanière de caoutchouc découpée dans un pneu – jusqu’à ce qu’il perde connaissance.
Plus tard, il a été maintenu la tête en bas au-dessus d’un feu de camp. Mais à Gbatala, la cruauté devenait de plus en plus originale : un seau de fourmis du désert a été versé sur la tête des hommes dans le puits ; ils ont été forcés à boire l’eau qui les entourait, pleine de leur urine et de leurs excréments ; le pénis de Koah a été attaché à une corde que les soldats ont tiré le plus fort qu’ils pouvaient. Pendant le deuxième mois de son emprisonnement, Chuckie l’a regardé se faire sodomiser par un soldat de l’ATU pendant qu’il prenait des photographies.
À ce moment-là, Nathaniel Koah avait quitté le pays. Il resterait en cavale pendant plus de six ans.
Et puis, selon Koah, il y a eu les tueries. Un prisonnier, accusé d’être un rebelle, a simplement été abattu d’une balle dans la tête un matin par Chuckie, qui a sorti son automatique et a dit à Koah et aux autres hommes de se baisser ; on a tiré dans les jambes d’un autre détenu, Richard Abu, avant qu’il ne soit arrosé d’essence et incendié. « Ils l’ont brûlé vif alors qu’il pleurait encore, me raconte Koah. J’étais assis là lorsqu’ils ont brûlé Richard Abu vivant. »
C’était près de trois mois avant que Koah ne soit finalement libéré, en octobre 1999, grâce à une pétition déposée à Monrovia par Tiawan Gongloe, un avocat spécialisé dans les droits de l’homme qui est maintenant le solliciteur général du Liberia. Avant qu’il ne soit conduit à l’audition, Koah s’est vu accorder une dernière audience avec Charles Taylor. Là, dit Koah, Taylor l’a averti que s’il révélait quoi que ce soit de ce qu’il avait vu à Gbatala, le gouvernement ne pourrait pas garantir sa sécurité. Et puis le président lui a tendu deux billets de 100 $. « Un homme ne peut pas se rendre au tribunal les poches vides », a-t-il dit.
Après sa relaxe, Koah a donné une conférence de presse à propos de ce qui lui était arrivé à Gbatala. Deux nuits plus tard, des hommes armés se sont rendus à sa propriété de Monrovia pour le trouver. Il est parvenu à s’enfuir, et lorsqu’ils sont revenus plus tard, ils ont ouvert le feu. Koah raconte qu’à la troisième visite, des hommes en uniformes de l’ATU ont enlevé sa femme et sa fille de 15 ans et ont abusé d’elles en les menaçant avec leurs armes. Mais à ce moment-là, Nathaniel Koah avait quitté le pays. Il resterait en cavale pendant plus de six ans.
Délivrance
Le règne de Charles Taylor au Liberia s’est finalement achevé le 11 août 2003. Avec la majeure partie du pays aux mains d’un groupe rebelle connu sous le nom des Libériens Unis pour la Réconciliation et la Démocratie (LURD), et sous la pression du gouvernement américain, Taylor a capitulé et a été escorté par des membres de l’ATU jusqu’à l’aéroport de Robertsfield, où un avion l’a envoyé en exil au Nigeria.
Chuckie n’a pas attendu la fin amère : durant la dernière semaine de juillet, le mot est passé parmi les garçons de l’ATU du palais présidentiel que le chef s’en allait. Certains avaient entendu qu’il était allé au Nigeria, d’autres qu’il se rendait en Afrique du Sud. Mais le 31 juillet – en dépit d’une interdiction de voyager des Nations Unies -, il a été enregistré comme voyageur utilisant le passeport libérien n° 002858 sur un avion Air France en direction de Washington D.C. Une fois à Washington, il a changé d’avion et embarqué sur un vol BWI vers Port-d’Espagne, capitale de Trinité-et-Tobago.
La plupart de ses agissements dans les deux ans qui ont suivi ne sont pas clairs. Il est dit qu’il a visité les Philippines, où il avait apparemment une petite amie, et l’Ukraine, où il avait des contacts militaires, et un ancien homme de l’ATU dit l’avoir vu aux États-Unis déguisé en Arabe. Mais où qu’il soit allé, il n’est jamais resté longtemps silencieux : il passait régulièrement des coups de fil à d’anciens associés et à des membres de l’ATU à Monrovia. Un ancien officier de l’ATU – étudiant maintenant la sociologie à l’Université du Liberia – me raconte qu’en 2005, l’un des vieux gardes du corps de Chuckie s’est montré devant sa porte à Paynesville, lui tendant un téléphone portable en lui disant que le chef voulait lui parler ; lui et Chuckie ont parlé jusqu’à ce que la batterie du téléphone soit déchargée. Chuckie lui a dit la même chose qu’il avait dite aux autres hommes de l’ATU : ils devaient se rassembler, recevoir une éducation et attendre son retour. « Va à l’école et apprends quelque chose, a-t-il dit. Demain, on aura une autre chance. »
Même maintenant, plusieurs années après qu’il a remonté en voiture l’autoroute vers l’aéroport de Robertsfield pour la dernière fois, Chuckie Taylor demeure une présence dangereuse au Liberia. Une partie des centaines d’anciens combattants de l’ATU vivant encore à Monrovia sont prompts à faire taire ceux qui voudraient les dénoncer. Nathaniel Koah m’a raconté, plusieurs jours après son retour d’exil, qu’il avait parlé à des enquêteurs du Département américain de la Justice en visite au Liberia pour collecter de la matière pour l’accusation de Chuckie Taylor. Depuis lors, dit-il, on a attenté trois fois à sa vie, dont une où un groupe d’hommes munis d’armes automatiques ont pris d’assaut la maison dans laquelle il dormait et l’ont incendiée. Il a demandé aux autorités américaines de l’aider à partir ; jusqu’ici, il n’a pas eu de leurs nouvelles. « Peut-être qu’ils pensent que l’Amérique est comme le Paradis, dit-il amèrement. Avant d’aller au Paradis, vous devez mourir. »
La dernière tentative de Chuckie Taylor pour se réinventer a également été sa plus audacieuse. Pendant les derniers mois de 2005, avec son père en exil au Nigeria et des plans pour les nouvelles élections attendues à Monrovia, Junior était à Trinité-et-Tobago où il travaillait à son futur de gangsta rappeur. En décembre de cette année, Jethro Sheeran, un musicien britannique qui enregistre sous le nom de Alonestar, a fait la connaissance de Chuckie à Port-d’Espagne et a commencé à enregistrer avec lui à Eclipse Studio. Au début, Taylor était réticent au vu de son passif et il ne laissait personne le prendre en photos. Il rappait dans un style bourru (« assez similaire au ton de The Game », d’après Sheeran) et les paroles qu’il écrivait étaient dérangeantes et noires – la guerre et le meurtre, des balles déchirant le visage de bébés. « Je suis une vraie affaire, a-t-il dit à Sheeran. Il y a tous ces petits bandits américains qui rappent à propos de ceci et de cela, mais ils n’ont pas vécu la vie que j’ai vécue ni vu ce que j’ai vu. » Il a aussi dit qu’il avait déjà pensé à deux noms pour son crew : Alpha Tango Unit, ou All Thugs United. L’un ou l’autre, ils seraient connus par leurs initiales : A.T.U.
Au début de mars 2006, Chuckie a expliqué à Sheeran qu’il préparait un voyage au Nigeria et qu’il devait changer d’avion à Londres. Il a suggéré qu’il pourrait peut-être en profiter pour passer quelques jours en sa compagnie au studio et commencer à travailler sur des mixtapes.
Le tortionnaire
Mais depuis qu’il avait fui Monrovia, Chuckie n’avait pas été oublié. Il était étroitement surveillé par un agent de l’Unité ASTI des autorités douanières américaines, en connexion avec le trafic d’armes libérien. Entre 2004 et 2006, l’agent a voyagé à travers l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, a donné des interviews au Liberia, et a rencontré la mère et le beau-père de Chuckie. Quand Taylor est entré dans l’ambassade américaine de Port-d’Espagne le 15 mars en présentant une demande falsifiée de renouvellement de son passeport états-unien, il était déjà sous enquête fédérale depuis deux ans.
Deux semaines plus tard, il est retourné en Floride à bord du vol American Airlines 1668 pour Miami. À ce moment-là, personne n’avait aucun doute sur la véritable identité de Charles McArthur Emmanuel.
En septembre 2007, Chuckie Taylor a déposé un plaidoyer de non-culpabilité concernant huit chefs d’accusation de torture commis au Liberia entre 1999 et 2002 ; son procès est prévu pour janvier 2008 à Miami. Son avocat, le défenseur public de Miami Miguel Caridad, refuse tout commentaire sur l’affaire, mais la probabilité de sa condamnation semble haute ; les procureurs sont confiants, m’a soufflé une source proche de l’enquête. Mais dans l’hypothèse où il serait acquitté, quelque chose d’autre attend Junior.
Dans le centre-ville d’Orlando, dans les bureaux du procureur général de l’État, repose un dossier portant le nom de Roy Belfast Jr., qui contient une épaisse couche de dépositions de témoins et de rapports d’arrestation relatifs à une vieille enquête depuis longtemps endormie. Au dos du dossier, derrière l’ordonnance de non-lieu datant de 2005, qui a classé l’affaire, on trouve deux feuilles de papier sur lesquelles quelqu’un pour qui les charges de torture dans un pays lointain ont peu de conséquences comparées aux affaires locales a récemment écrit une série de notes à propos de l’accusé : « D. se trouvait dans un petit pays d’Afrique où son père était dictateur. Lorsque son père a été destitué il s’est envolé pour Trinité-et-Tobago où il a vécu pendant trois ans. »
En juillet 2006, l’assistant du procureur général de l’État de Floride Steven Foster a renouvelé les accusations pour tentative de braquage contre Roy M. Belfast Jr. ; pour avoir d’après les témoignages menacé Robert Klimkowski et son fils adolescent avec un pistolet automatique en 1994, Chuckie risque d’être poursuivi pour trois délits de troisième degré et un délit secondaire, pour lequel à lui seul il encourt quinze ans de réclusion. S’il parvient à convaincre le jury fédéral de Miami qu’il n’est pas coupable des crimes perpétrés dans les rues et la jungle de l’Afrique de l’Ouest, ces quelques instants passés dans la nuit noire sur North Pine Hills Road pourraient assurer au prince gangster du Liberia d’aller en prison pour trente ans au maximum.
(En octobre 2008, Chuckie Taylor a été reconnu coupable de torture, de conspiration et de possession d’une arme à feu durant la perpétration d’un crime violent, et plus tard condamné à 97 ans de réclusion dans une prison fédérale. En janvier 2010, Nathaniel Koah et sa femme ont été parmi cinq des victimes de Taylor à recevoir un total de 22, 4 millions de dollars de dommages et intérêts d’un tribunal de district de Floride.)
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Julien Cadot d’après l’article « The Gangster Prince of Liberia », paru dans Details.
D’une façon ou d’une autre, l’on finit par comprendre que le temps est l’autre nom de Dieu. Demandez à gbagba cet assassin, fainéant et minable bété… Il l’a compris et bien…
Allez….On avance…
Tel père tel fils !