« Même le breuvage se décompose, si on ne l’agite pas » (Héraclite).
Si ma voix avait une voix…
Si seulement ma voix avait une chance de se rendre audible dans un pays comparable à la Cour du roi Pétaud où le désordre fait ordre, où l’on ne respecte rien ni personne, où chacun extravague sans se soucier du dire de l’autre… peut-être, alors, aurais-je pu écrire mot sur mot pour faire remarquer à tous mes frères Ivoiriens que nous sommes tous assis sur le même toit sans regarder le même horizon ; que « nos oreilles sont ensemble » alors même que nous entendons des sonorités différentes.
Si ma voix pouvait servir à quelque chose dans cette Côte d’Ivoire chaque jour décevante qui, au dire de notre compatriote Logbo Gneze, est pourtant un pays « immensément riche, pantagruéliquement et proverbialement riche », alors elle servirait à proposer une voie, parmi tant d’autres voies compossibles, afin de le voir sortir définitivement des « miasmes morbides » de l’ethnicisme et des pulsions thanatocratiques. Si cela s’appelle de l’élévation, alors je voudrais revendiquer ce droit d’élévation. Même quand il s’agit de critiquer, de dénoncer, d’attaquer, d’invectiver, je crois qu’il est possible de le faire avec un peu d’élévation qui a noms : analyse, argumentation, courtoisie, style et, éventuellement, proposition ou suggestion. Ce n’est pas trop demander à celui qui aime son pays et qui souffre de le voir emprunter les sentiers de la perdition. Tous ceux qui partagent l’idéal d’une « espérance nouvelle pour une Côte d’Ivoire nouvelle », en leurs titres, générations et accointances politiques bien considérés, ont le devoir de prendre la plume ou le micro pour dire, par-delà les paroles qui ne manqueront pas de se croiser au carrefour de la pensée bouillonnante, la parole qui arrange, qui construit, qui aide, qui sauve ce pays en danger. La Côte d’Ivoire a besoin d’être repensée. Elle a besoin de se bâtir une Aube nouvelle. Nous n’avons pas le droit de faire des crises chroniques qui l’éreintent et l’enlaidissent une fatalité, mais une épreuve à surmonter. Car il est connu qu’après l’épreuve, la capacité à accueillir le bonheur grandit. Ne nous contentons pas d’amasser or sur or et de vivre à la manière des Hyperboréens, peuple insouciant et inconséquent dont le mythe dit qu’il passe tout son temps à festoyer et à se divertir en joyeuses orgies.
Parce que ma voix n’a pas (encore) de voix, je demande à ceux dont la voix porte de parler, de mettre mot sur mot, car les paroles sont plus fortes que les balles (Camus) et que la parole a précisément pour fonction de conduire les âmes (Platon). Toutefois, si la parole est affaire d’opportunité, elle est tout aussi bien question de manière. Il faut savoir parler à ceux à qui on veut dire des choses essentielles. La parole regarde sa cible et prend la forme qu’elle juge nécessaire pour se faire entendre avec efficacité. Même avec nos enfants, il en va ainsi. A fortiori avec les autorités qui incarnent la puissance publique ! Pour inciter à la réconciliation, au rassemblement et au revivre-ensemble, on ne vient pas avec une plume coupante ou une langue acérée. Quand on veut gagner la paix, on se tient loin des extrémismes car la paix n’est pas un extrême, seulement un maximum. Le mot politique ne rime pas qu’avec injure, grossièreté et acrimonie. Il connote aussi politesse, douceur des manières, amabilité des propos, courtoisie des mots. Ainsi que le rappelle encore Logbo Gneze : « il en est des mots, des paroles comme des odeurs et des fleurs. Il y a des odeurs qui nous repoussent, nous énervent, nous agressent les muqueuses nasales à un tel point que nous prenons la fuite. Il y a des mots, des paroles qui vous mettent hors de vous, qui vous transpercent comme des chiendents, des flèches et vous décidez de ne plus jamais croiser les âmes d’où sortent de telles paroles » (Questions perpendiculaires sur la prochaine élection présidentielle, Editions Avenir, 2010). Espérer construire la paix et l’harmonie avec l’impureté verbale est peine perdue. L’indécence d’une parole peut en tuer la pertinence. Je joue ici la carte de l’optatif sans prétention aucune. Je souhaite, qu’au moment où ce pays souffre, et nous avec, nous soyons raisonnables. Nous, c’est-à-dire aussi ceux qui nous gouvernent.
Car, à eux aussi, à eux surtout, nous avons beaucoup à dire. Parler, c’est s’adresser à quelqu’un qui écoute. L’écoute est constitutive de la parole. Et l’écoute est la qualité de celui qui conduit les hommes. Les gouvernants peuvent sans doute prétendre détenir tous les remèdes, toutes les solutions à tous les problèmes. Mais il serait plus sage pour eux de nous laisser dire de quoi nous souffrons réellement pour savoir lequel des remèdes appliquer. On ne peut pas être utile à un peuple à qui l’on ne donne pas la parole à intervalles réguliers pour avoir son avis. Cela s’appelle dialogue inclusif, concertation franche, consultation populaire. Un pouvoir qui écoute est un pouvoir qui rassure et se renforce. Plus généralement, il est souhaitable que ceux qui nous gouvernent sachent apprécier les vertus de la critique, et surtout qu’ils s’éduquent à ne pas considérer tous ceux qui critiquent leur action comme de farouches opposants qui n’en veulent qu’à leurs postes et privilèges. Ne connaissent-ils pas des médicaments qu’il est fortement conseillé de bien secouer avant de les consommer ? C’est justement parce que ce qui soigne se dépose au repos, et revient en surface quand le philtre est agité. Il en est ainsi de tout pouvoir s’il veut être meilleur. On le secoue de temps à autre pour qu’il se réveille, se revitalise et travaille avec le maximum d’efficacité : « le remède aussi se décompose, s’il n’est pas remué » (Héraclite).
Nous qui prenons souvent un peu de notre temps pour parler, non pas de nos gouvernants mais de leur gouvernance, nous le faisons pour notre pays, pour son image, son aura, son rayonnement. Nous voulons seulement que notre pays respire à nouveau la paix et le bonheur. C’est parce qu’ils sont aux affaires que nous avons affaire à eux. C’est parce qu’ils sont sur la colline, et nous dans la vallée, que nous n’avons pas les mêmes points de vue. Ce qu’ils doivent retenir dans nos critiques, ce n’est pas la charge émotionnelle qui en édulcore la substance ou en dénature la portée, mais l’essentiel, ce qu’il y a de vrai dans l’ivraie enivrante. Nous aimons tous notre pays ; nous le voulons juste, démocratique et solidaire, mais il y en a parmi nous qui expriment cet attachement patriotique par des transports et des débordements qui génèrent autant de toxines de l’impureté verbale. Sans les accuser ni les excuser, on pourrait faire l’effort de comprendre le pathos de leur propos.
Si ma faible voix citoyenne pouvait accéder à « l’oreille des oreilles » de ceux qui nous gouvernent, et principalement au plus illustre d’entre eux, j’aurais suggéré à méditer trois (3) paroles tirées de la sagesse africaine. Citons :
D’abord, « un grand nez, mais qui manque de narines, n’est d’aucune valeur ». Cette pensée formulaire Toucouleur indique qu’il n’est pas de chef sans autorité. Le rétablissement de l’autorité de l’Etat (et de celui qui en est le premier magistrat) est d’une absolue urgence dans notre pays.
Ensuite, « ce n’est pas le corps du Crabe, ce sont ses pinces qui m’empêchent de dormir ». Cette pensée gnomique Mitsogo signifie que, bien souvent, il n’y a rien à reprocher au grand Chef, mais à ses conseilleurs, ses suiveurs et ses relais dans la « pyramide des intérêts ». Peut-être faut-il, sans délai, procéder enfin au grand nettoyage herculéen des écuries d’Augias ! Car une Aube nouvelle ne se prépare que par, et avec, de nouveaux Bâtisseurs !
Enfin, « Celui qui peut mettre un œuf dans une bouteille, peut aussi l’en retirer ». Ce proverbe Bornu veut dire qu’un grand Chef n’a pas de frère ni de préféré. Ce qui doit lui importer, dans la marche de l’Etat, ce n’est pas le sort de sa famille, de ses héritiers, successeurs ou autres dauphins réels, putatifs ou imaginaires. C’est la loi de Mathieu (5 :30) : « Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la… » pour éviter que, par la faute de quelques-uns, tout le corps social bascule dans l’effroi sans fin de la géhenn…
Point de chute. Je me suis employé à disposer mot sur mot pour dire aux dirigeants de mon pays que je ne les hais point, je ne les blâmerai ni ne les raillerai jamais. Je les comprends et les encourage à faire en sorte que notre pays, la Côte d’Ivoire, se remette debout et redevienne … Lumière !
Simplice Yodé DION
Maître de Conférences de Philosophie
Université FHB Abidjan-Cocody
simplicediony@yahoo.fr
Les commentaires sont fermés.