Le 3 mai 2017, Guillaume Soro (président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire) et Alain Toussaint (ex-conseiller de l’ancien président Laurent Gbagbo) se sont rencontrés dans un hôtel de Paris, en face du Centre de conférences de Kleber, là où en 2003, « les Ivoiriens lavaient une partie de leur linge sale ». Pour Alain Toussaint, le temps est venu pour les Ivoiriens d’aller à la réconciliation pour une paix durable.
Le mercredi 3 mai 2017, vous avez rencontré à Paris Guillaume Soro, président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire. Qu’est-ce qui a motivé cette rencontre ?
La Côte d’Ivoire reste marquée par les événements de 2011 qui l’ont fortement ébranlée dans ses fondements. La guerre a causé de nombreuses victimes. Des Ivoiriens portent encore les stigmates du conflit. Des sœurs et des frères sont en détention. Des milliers d’autres, dont des enfants, demeurent en exil, dans le dénuement. Qui peut rester insensible face à de tels drames et à la détresse des plus faibles ? L’heure est venue d’abréger ces souffrances pour nous tourner résolument vers le futur. Cela passe par la réconciliation, le pardon et la justice. Ce processus ambitieux ne peut réussir que si nous mettons en sourdine nos différends. L’avenir de notre Nation exige un climat apaisé. Les enjeux sont si cruciaux qu’il est vital que toutes les parties se parlent. Je pense qu’une nouvelle ère de coexistence fraternelle est possible afin de permettre à tous les Ivoiriens de vivre à nouveau en paix l’un à côté de l’autre. Tel est le sens de ma rencontre avec Guillaume Soro.
Vous êtes proche de Laurent Gbagbo, vous avez été son porte-parole et son conseiller. Après cette rencontre, des voix s’élèvent pour dire que « vous ne roulez que pour votre propre compte ». Quel est votre commentaire?
En leur temps, Martin Luther King et Nelson Mandela, qui avaient fait le choix du dialogue, étaient aussi accusés de rouler pour leurs propres comptes. Si œuvrer pour la réconciliation des filles et fils de la Côte d’Ivoire, c’est rouler pour soi, alors, oui, je l’assume ! Avoir travaillé avec le président Gbagbo me confère une légitimité politique. Après le 11 avril 2011, j’ai sillonné le monde pour plaider sa cause, celle des cadres et des sympathisants emprisonnés. De Moscou à Washington, en passant par Oslo, Londres, Montréal, Bruxelles ou Berlin, j’ai été un peu notre ambassadeur « low-cost ». Les mêmes qui m’acclamaient hier, quand je défendais leur « cause », tentent aujourd’hui de me torpiller parce que j’entame des pourparlers avec le président de l’Assemblée nationale ? Quel paradoxe ! Ce n’est pas une position très responsable. Sur la question des prisonniers, les négociations officielles ou informelles entre le pouvoir et l’opposition semblaient au point mort. Les détenus sont les premières victimes de cette rupture du dialogue. Quand une posture politique n’apporte ni la paix ni des avancées pour une cause, il faut la changer. Cette initiative épouse bien le sens de l’Histoire.
Que doit-on retenir de cette rencontre ?
L’avenir de la Côte d’Ivoire demeure au-dessus de nos intérêts partisans. Discuter avec un adversaire politique ne signifie pas que l’on renie ses propres convictions ni ses valeurs. Nous ne pouvons pas laisser le pays à l’abandon. Si nos aînés n’ont pu régler leurs divergences de la meilleure des façons, il revient aux plus jeunes d’œuvrer pour léguer aux générations futures un pays pacifié, solide et uni. C’est conscient de ces défis que j’ai favorablement accueilli l’idée de rencontrer Guillaume Soro, le président de l’Assemblée nationale. J’ai noté chez lui une réelle volonté d’ouverture et le besoin de réconcilier les Ivoiriens. Ce positionnement est fidèle à son discours du 4 avril dans lequel il prône la réconciliation et le pardon. Mais aux paroles fortes, il convient désormais de joindre des actes forts. Il s’est engagé à plaider le cas des prisonniers. Je lui réitère toute ma confiance. J’ai foi qu’une nouvelle séquence s’ouvre pour notre pays: celle où ses enfants acceptent de s’asseoir à la même table et d’œuvrer ensemble pour l’unité et la cohésion sociale.
Sur la même lancée, avez-vous l’intention de rencontrer et parler de paix et de réconciliation avec d’autres hommes politiques ivoiriens ?
Naturellement. Je poursuivrai ce dialogue avec tous ceux qui le souhaiteront, aussi bien les élites politiques que les membres de la société civile. Tout gouvernant aspire à diriger un pays apaisé, tourné vers l’avenir. Une fois encore, ce n’est pas mon sort personnel qui importe. Je pense surtout à ces millions de petites gens, fatiguées des querelles politiciennes qui entravent la marche de la Nation. Nous n’avons pas le droit de sacrifier ce pays sur l’autel de nos intérêts. La Côte d’Ivoire doit sortir définitivement du cercle vicieux de l’instabilité pour circonscrire sa destinée dans le cercle vertueux de la stabilité.
La crise ivoirienne a pris fin, il y a six ans. Beaucoup d’eau a coulé sous le pont, des initiatives énormes ont été menées par les nouvelles autorités pour amener les fils du pays à fumer le calumet de la paix, en vue d’une réconciliation totale. Quelle lecture faites-vous du processus actuel de réconciliation ? Quel bilan pourriez-vous faire aujourd’hui ?
Nul n’ignore que les initiatives ont foisonné depuis 2011. Toutefois, penser que la réconciliation nationale a produit des résultats significatifs, c’est s’enfermer dans un déni de réalité. Pour réussir, le processus aurait pu s’appuyer sur des changements structurels et législatifs. Or, l’on a créé des organismes sans réels pouvoirs qui, faute de légitimité politique, ne sont pas parvenus à réaliser leurs desseins. La justice aurait pu être la base de cette réconciliation. Malheureusement, elle a été détournée de son but. C’est ainsi que de nombreux contentieux subsistent. Car, outre la libération des prisonniers et du retour des exilés, plusieurs sujets provoquent des crispations: les comptes gelés, les biens immobiliers occupés par des tiers, l’interdiction de voyager visant des opposants, etc. Des familles en sont réduites à faire appel à la solidarité de leurs proches. Faute de moyens, des enfants sont déscolarisés ou suivent une scolarité en dents de scie au grand désarroi des parents. Tout cela a contribué à radicaliser les positions et à entretenir la méfiance. Plusieurs cadres proches du président Gbagbo sont condamnés à la double peine : celle d’avoir perdu le pouvoir et celle de voir leurs économies et leurs biens confisqués. En plus de cela, de nombreux autres sont privés de liberté ou en exil. Face à toutes ces frustrations, il conviendrait de desserrer l’étau pour donner une réelle chance à la réconciliation.
D’énormes divergences politiques existent entre Ivoiriens. Les propos du président de l’Assemblée nationale l’attestent. Au cours de votre rencontre, il a dit qu’il y a « des différences entre vous et nous que nous ne nions pas ». De ce fait, ne craignez-vous que la réconciliation entre Ivoiriens soit en définitive un leurre ?
Justement, nos différences ne doivent pas empêcher de nous parler. Notre Nation s’est nourrie de ces différences qui ont fait sa force. Aujourd’hui, elles ne devraient pas constituer un frein mais plutôt un atout pour aller de l’avant et cohabiter dans la paix. Ce qui nous unit est plus grand que ce qui pourrait nous diviser. L’esprit de division a trop longtemps perduré. Il n’a profité à personne. Nous devons rebâtir la confiance, retisser les liens entre Ivoiriens. Sous le poids du chagrin et des épreuves, beaucoup de nos concitoyens nourrissent encore des ressentiments. Là où ils attendaient un peu de justice, il y a eu de l’indifférence face à leurs traumatismes. Ils ont le sentiment d’avoir été oubliés. La reconnaissance de leurs souffrances – et la réparation qui en découle – sera aussi l’un des moteurs de la réconciliation.
Selon vous, quel processus, quel chemin devraient emprunter les Ivoiriens pour le retour d’une paix durable en Côte d’Ivoire ?
Le chemin de la paix passe avant tout par celui du dialogue, du pardon et de la tolérance. Il n’y a pas d’autres alternatives, ni d’autres options possibles. Nous avons la Côte d’Ivoire en partage, un territoire, un peuple. Ce pays est notre bien commun. La paix se construit dans un environnement démocratique, gage de la stabilité politique. Nous devons veiller à instaurer un cadre qui garantira le respect des institutions et la consolidation des droits démocratiques. Il est tout aussi important que les élites politiques, les acteurs sociaux et la société civile créent des espaces de discussion autour des clés du processus de réconciliation nationale. Pour les générations futures, nous n’avons pas d’autres choix que de nous unir. Unis, alors nous pourrons relever tous les défis.
Vous préconisez la libération de tous les détenus proches de l’ancien président Laurent Gbagbo dans le cadre de la réconciliation. A ce sujet, vous avez remis une liste au président de l’Assemblée nationale. Et vous encouragez le Parlement ivoirien à prendre une loi d’amnistie. Ne pensez-vous pas que c’est une entorse au principe de la séparation des pouvoirs ? N’est-il pas plus aisé de laisser la justice achever son travail ?
Depuis trop longtemps, la question des prisonniers empoisonne le climat politique et social en Côte d’Ivoire. Je ne parle pas d’une amnistie qui vaudrait amnésie. Aucune famille, aucune ville, aucun village de notre pays n’a été épargné par les affres de la guerre. Les victimes de ce conflit se comptent dans les deux camps. Des survivants et des parents de victimes attendent encore justice et réparation. Une autre voie est possible mais les députés peuvent bien aussi voter une loi d’amnistie générale parce qu’il appartient à la Nation de pardonner les actes contraventionnels, délictueux ou criminels en lien avec le conflit de 2011. L’article 101 de la nouvelle Constitution prévoit bien que l’amnistie est du ressort du législateur, c’est-à-dire du député, qui en fixe les règles. Il ne s’agit pas d’entraver l’action de la justice ou de réécrire l’histoire mais de faciliter la réconciliation. Puisqu’ils sont au contact du peuple, nos élus savent les réalités. En interpellant officiellement le président de l’Assemblée nationale, je me fais le porte-voix de mes concitoyens. J’ai remis à Guillaume Soro une liste comportant les noms de 248 prisonniers de la crise post-électorale. Parmi eux, 62 personnes ont été jugées et condamnées. Tandis que 187 autres attendent un jugement, pour la plupart depuis plusieurs années. Les motifs de détention sont parfois flous ou inconnus. Autre curiosité : Samba David, fondateur de la Coalition des Indignés, est en prison alors qu’il a déjà purgé la peine de six mois ferme. Il avait été condamné pour « trouble à l’ordre public » le 2 octobre 2015 après des marches éclatées mi-septembre à Abidjan et l’intérieur du pays. Les exemples sont légion. Par ailleurs, 4 détenus sont morts à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA): 2 décédés des suites d’une maladie et 2 autres tués par balles lors d’une mutinerie. Cette situation est préjudiciable à l’image de notre pays. Elle jette inutilement un voile de suspicion sur l’institution judiciaire. J’espère un dénouement heureux qui soit à la fois respectueux de l’Etat de droit et des impératifs de la réconciliation.
Il y a toujours des Ivoiriens en exil. Nombre d’entre eux sont retournés en Côte d’Ivoire. Mais toujours est-il que beaucoup, dont vous-même, sont restés en exil. De toute évidence, la réconciliation ne saurait se faire en les tenant à l’écart ! Que faut-il faire ?
A la suite du conflit de 2011, des milliers d’Ivoiriens ont fui le pays pour trouver asile à travers le monde. Selon le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) quelque 43 000 réfugiés ivoiriens vivent encore en exil dans le monde dont environ 30 000 en Afrique, principalement en Afrique de l’ouest. J’ai évoqué ce dossier avec le président de l’Assemblée nationale. La réconciliation ne se fera pas en les tenant à l’écart. L’on doit intégrer tous ces exilés dans la dynamique en cours. La plupart hésitent encore à regagner le pays car les conditions de leur sécurité ne sont pas garanties. En outre, il y a aussi la question de leur réinsertion sociale et professionnelle. Les uns ont vu leurs avoirs et leurs biens bloqués. Les autres sont en quête d’emploi. Rentrer au pays pour y faire quoi ? De plus, il va falloir réapprendre à vivre dans leur propre pays. Aux incertitudes du lendemain s’ajoute la détresse morale. La réconciliation prônée par le gouvernement ne doit pas être instrumentalisée à d’autres fins. J’ai la conviction que le temps du pardon est arrivé. La balle est dans le camp du pouvoir qui doit concrétiser sa volonté d’apaisement par un signal fort.
A votre niveau, vous envisagez de rentrer en Côte d’Ivoire. Vous l’avez dit plus d’une fois. Mais une chose est de dire, une autre est de le faire. Quand précisément comptez-vous rentrer de votre exil ? Même s’il n’est jamais trop tard pour le faire, pourquoi avoir attendu six bonnes années avant de prendre cette décision?
Certes, votre question est pertinente, mais au-delà de mon cas personnel, c’est la situation des prisonniers et des exilés qui me préoccupe. Le conflit de 2011 a impacté nos vies personnelles et professionnelles. Se reconstruire après avoir tout perdu demande du temps et de la patience. En ce qui me concerne, je pense avoir retrouvé mes repères. Je suis désormais prêt. Je regagnerai bientôt la Côte d’Ivoire pour y prendre toute ma place dans le processus de réconciliation et la vie politique.
Une fois en Côte d’Ivoire, que comptez-vous faire concrètement pour le retour définitif de la paix ?
Vous voyez bien que je n’ai pas attendu d’être au pays pour marcher dans le sillon des promoteurs de la réconciliation. La rencontre avec le président du Parlement en atteste aisément. Je soutiendrai toutes les initiatives qui iront dans ce sens. J’ai toujours eu l’ambition de servir mon pays, de m’impliquer dans la vie politique et sociale. Rien de grand n’est possible sans la paix. N’ayons donc pas peur de la paix.
Réalisée par Marcel APPENA via Internet
Marcel.appena@fratmat.info
Fraternité Matin
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