« Un déguisement, si parfait soit-il, ne peut durer plus que son temps. Il y va comme de tout mensonge et artifice » (Nouhad Mansouri).
Le Président du Parlement ivoirien a prononcé, il y a peu, un discours solennel dominé par la thématique du pardon comme condition sine qua non de la réconciliation nationale. Je ne souhaite nullement parler des gens ni des évènements. Je voudrais me saisir du factuel comme prétexte pour parler d’idées. Et sur la question du pardon et de la réconciliation, je souhaite ici faire quelques observations tout en restant disposé à prêter l’oreille aux raisons du contraire. N’est-ce pas vrai que seuls les contraires sont susceptibles d’être réconciliés ? Et que seul ce qui est désaccordé, dans sa cacophonie, pleure sincèrement de ce dont il souffre et crie sincèrement vers ce à quoi il aspire : l’accord et l’harmonie ? Je voudrais dès lors m’autoriser trois (3) paroles qui auront valeur de suggestions.
Ma première parole : ne pas ruser avec le pardon. Une chose est de proclamer le pardon, une autre est de le faire advenir et l’enraciner dans les actes sans hypocrisie. On ne saurait tricher avec cette valeur. On ne fait pas semblant de se pardonner et de se réconcilier. On décide de (se) pardonner et de (se) réconcilier pour prendre un pari sur la durée. Et comme la politique est aussi l’espace du mensonge et de l’artifice, alors je ne fais jamais ce plaisir à l’homme politique de prendre sa parole pour argent comptant. Je crains la parole de l’homme politique qui, très souvent, dit ce qu’elle ne pense pas et pense ce qu’elle ne dit pas. Le 13 septembre 2003, celui qui était alors le Président de la République de Côte d’Ivoire, s’adressant aux populations du N’Zi Comoé, disait ceci de l’homme politique: « les autres ont des yeux ordinaires, toi, tu as d’autres yeux. Les autres ont des oreilles ordinaires, toi, tu as d’autres oreilles. C’est pourquoi, quand tu parles, les gens doivent écouter ce que tu dis et essayer de comprendre ce que tu n’as pas dit. C’est ce que tu n’as pas dit qui est important » (Cf. Notre Voie, no 1587). Aussi, quand un politique évoque et invoque solennellement le pardon dans un contexte post-crise, pré-électoral (2020 est dans tous les esprits et sur toutes les lèvres) et surtout successoral (la guerre des héritiers qui, depuis Houphouët, est un poison de la vie politique nationale), il importe de convoquer la dimension de la sincérité. Ce faisant, je garde à l’esprit qu’il faut se méfier moins des insincères que des sincères. Avec les premiers, au moins, on sait à quoi s’attendre !
Ma deuxième parole : pardonner, c’est d’abord se mettre d’accord sur ce qu’il faut et ceux qu’il faut pardonner. Pour que le pardon prenne tout son sens, il faut que la justice s’exerce, qu’elle désigne le mal, qu’elle nomme le(s) coupable(s), qu’elle sanctionne les crimes en vue de rendre justice aux victimes. Car, on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé ! Quelque chose s’est passé et il faut que nous sachions quoi et pourquoi. La vérité est la colonne vertébrale de l’entreprise du pardon qui, jamais, ne décrète ni ne s’ordonne. S’il faut protéger les générations futures de nos erreurs et errements du passé, la mémoire collective a, il me semble, intérêt à en conserver les traces afin de mieux l’exorciser. Toutefois, l’esprit de réconciliation et de revivre-ensemble exige qu’on lui sacrifie, à travers ce que Paul Ricœur appelle les « politiques de la mémoire », l’esprit de justice d’une part, et l’esprit de vérité de l’autre. Là, peut-être, se trouve le plus difficile. L’esprit de réconciliation et de paix, « parent lointain et masqué de l’esprit de pardon », implique modération, compréhension et indulgence dans la manière de rendre justice. Les Anciens Romains disaient : « summum jus, summa injuria » : trop de justice tue la justice. Maxime que Paul Valadier traduit comme suit : « l’enseignement du pardon peut aider la justice à être réellement humaine, et à ne pas oublier que le strict donnant-donnant ou le légalisme deviennent parfois des ennemis d’une justice juste ». Autrement dit, un droit rigide et impitoyable ne saurait favoriser la réconciliation. Il convient de donner à chacun la possibilité et l’occasion de discerner le mal à l’arrière-fond du bien qu’il croit avoir fait, et à distinguer le bien à l’arrière-fond du mal commis. Alors seulement, il peut s’amender. Alors seulement, il peut aller à Canossa. Or, il en existe encore parmi nous qui sont convaincus d’être les seules victimes, et qui continuent de désigner l’autre comme le seul coupable. La justice comme recherche de la vérité contribue à placer chacun face à ses responsabilités.
Ma troisième parole : le pardon, quand il n’est pas le fait du pharisien, est créateur de vie, opportunité de (re)naissance, source de réinvention de soi. Le pardon construit une porte de sortie et une voie de dégagement là où l’avenir semble bloqué et l’histoire embouteillée. C’est pourquoi, tout appel sincère au pardon, mieux, tout acte généreux de pardon, est à saluer. Même celui qui le refuse au départ, parce qu’il pense ne pas en avoir besoin dans l’instant, finit tôt ou tard, à l’accepter parce que pour lui aussi, le chemin de sa vengeance le conduit à l’impasse. Et il n’a pas d’autre choix que d’en appeler au pardon parce qu’il s’est rendu compte, chemin faisant, que seul le pardon en libérant l’autre, son ennemi d’hier, le sauve lui aussi. En politique, le pardon est opératoire en ceci que, par sa force d’impulsion, il permet de désactiver le cercle vicieux et vicié de la vengeance interminable qui conduit au blocage. Le proverbe africain ne fait-il pas bien de nous rappeler que « pour arranger une palabre, on n’apporte pas un couteau qui tranche, mais une aiguille qui coud » ? Pardonner, en effet, n’est-ce pas laisser rejaillir la vie ?
Si nos dirigeants commencent à ressentir la nécessité d’introduire à nouveau le pardon dans leur vocabulaire politique, il faut les y encourager en leur souhaitant suffisamment de bonne foi et de sincérité, car l’autre nom de la Vie est Révélation. Le mensonge a un temps pour mentir ; la vérité se donne le temps de se révéler…
Simplice Yodé DION
Maître de Conférences de Philosophie politique
Université FHB – Abidjan
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