Sam l’Africain, opposant ivoirien d’origine libanaise, est en prison pour des motifs divers, tous spécieux (incitation à la révolte, xénophobie), dont le plus sérieux semble être le crime de lèse-majesté : « on n’insulte pas impunément le chef », grommèle-t-on du côté d’Abobo. Pour rappel, le crime de lèse-majesté, aujourd’hui disparu dans la plupart des États modernes désignait toute offenses ou injure faites à la figure du roi ou du chef de l’État. Au moyen âge, en France, la figure du roi était sacrée et le crime de lèse-majesté punissait quiconque offensait ce représentant de Dieu sur terre. Dans l’Afrique traditionnelle, la fonction de chef avait également une connotation religieuse et quiconque offensait son titulaire était châtié. Les constitutions modernes ont désacralisé et laïcisée le pouvoir. Conséquemment, le crime de lèse-majesté n’a plus sa raison d’être. La survivance de lois condamnant des personnes qui osent insulter (encore faut-il que c’en soit une) le président sonne comme un anachronisme en total contradiction avec les idéaux démocratiques du temps. Dit autrement, la démocratie, à la différence de la dictature, est le régime politique dans lequel on peut insulter impunément le chef de l’État. Alassane Ouattara qui a longtemps vécu aux États-Unis et en France sait que dans ces pays (qu’il prend pour modèle dans ses discours) on n’emprisonne pas ses opposants pour des propos orduriers et que la fonction publique dans un contexte démocratique expose inévitablement à des attaques véhémentes, justes ou injustes. Faire la politique c’est devenir la chose du publique, c’est exposer son honneur et sa famille. Quiconque n’y est pas disposé n’est pas fait pour le métier. S’il est vrai que la liberté d’expression ne signifie pas licence, il est encore plus vrai que la nature démocratique d’un régime se révèle au degré de tolérance face aux dérives des opposants.
Cette énième entorse à la démocratie (après l’arrestation des journalistes sur l’affaire des forces spéciales) embarrasse certainement les amis du régime au premier rang desquels se trouve l’ambassadeur français Georges Serre qui affirmait il y a quelque temps qu’en Côte d’ivoire il y a la démocratie, car chacun peut s’exprimer librement. De plus, traiter quelqu’un de burkinabé n’est pas une injure. La nationalité burkinabé, il faut le souligner, n’a rien d’infamant. C’est une nationalité comme tout autre et les burkinabé sont dignes et fiers de l’être.
Mais plus choquant dans l’histoire est la réaction de certains militants du RDR, qui daignent traiter Sam l’africain de libanais, alors même qu’il est ivoirien, confondant ainsi origine ethnique et nationalité et reprenant le vieux débat sur la nationalité dont leur leader Alassane Ouattara avait fait les frais. Sam L’Africain affirme qu’il est ivoirien de la même manière que Ouattara, j’ajouterai de la seule manière possible, c’est-à-dire le lien juridique qu’atteste la carte d’identité. Toute tentative de rechercher autre chose derrière la carte d’identité : la date d’arrivée, l’ethnie, la race, etc. correspond à la recherche d’une essence ivoirienne et fait sombrer inévitablement dans le débat sur le vrai et le faux, l’ancien et le nouveau, avec hiérarchie de privilèges rattachés. Cela aboutit inévitablement à une nationalité à géométrie variable, en vertu de laquelle certaines fonctions (présidence, députés, ministres) ou certains activités (critique du pouvoir) devraient être réservées à une catégorie d’ivoirien, les vrais, les authentiques, les multiséculaires. Pourtant, la loi ne reconnait pas une telle distinction. Personnellement je n’ai pas encore vue, un ivoirien multiséculaire. La plupart des ivoiriens ne dépassent guère 57 ans, c’est l’espérance de vie. Même le plus ancien ivoiritaire que je connaisse Bédié n’a pas encore 100. La côte d’Ivoire même n’a pas 200 ans.
L’ivoirité un faux concept
Comme le rappelle Maurice Bandama dans la préface de Côte d’Ivoire, coup d’État de 1999 : la vérité enfin ! de Joachim Beugré (2011), le mot ivoirité a été inventé dans les 1970 par Niangoran Porquet (1946-1995) pour désigner cette griotique, appelée également N’zassa, synthèse entre l’art du griot du nord et celui du tam-tam parleur du sud. Pour ce poète, écrivain et dramaturge ivoirien, issu d’une mère Malinké (de Boundiali) et d’un père Nzima (Bassam), le mot n’avait qu’une connotation culturelle et désignait une esthétique fondée sur le mélange des particularités des différentes composantes ethniques de la Côte d’Ivoire.
En politique, la signification du mot va glisser progressivement d’une connotation inclusive a une autre exclusive. C’est le 26 aout 1995 que l’Ivoirité est introduit en politique par Bédié lors la convention du PDCI à Yamoussoukro. Dans son discours, il évoquait la nécessité de rééquilibrer le développement entre toutes des régions du pays, afin d’aboutir à une société égalitaire, permettant « l’épanouissement de l’homme ivoirien dans, ce qui fait sa spécificité, ce que l’on peut appeler l’ivoirité ». L’année suivante, des d’intellectuels, proche de l’autocrate, donneront au mot sa connotation xénophobe actuelle. Ainsi sous la direction de Saliou Touré, est publié en 1996, l’ivoirité ou le nouveau contrat social de HKB ; ouvrage contenant les contributions des membres du CURDIPHE (cellule universitaire de recherche et de diffusion des idées et action du président Henry Konan Bédié), dont l’historien Jean Noel Loukou, directeur de cabinet de Bédié et le philosophe Niamkey Koffi. Ce livre défend une définition de la nation ivoirienne basée sur l’origine et établit en des termes à peine voilée, une hiérarchisation ethnique fondée sur la date d’arrivée sur le territoire ivoirien. La fortune du mot ne vient pourtant pas de là. Peu de personnes ont lu ce livre, qui paraitra à la même époque qu’un autre livre a l’effet plus retentissant, le rapport du conseil économique et social sur l’emploi en Côte d’Ivoire, véritable missel de la haine, qui tient les étrangers pour responsables de la criminalité et du chômage des ivoiriens (monopole de certains secteurs économiques).
Dans ce climat délétère, favorisé par un régime qui soutient la production d’idées à relents xénophobes et dont une des lois phare, la loi sur le foncier rural, spolie les héritiers d’origine étrangère, l’ivoirité va désigner la xénophobie du régime et plus tard rapporté aux velléité d’Alassane Ouattara d’être candidat, être le signe de ralliement de tous les adversaires à cette candidature. Le débat sur la nationalité de Ouattara à fait couler beaucoup d’encre et malheureusement de sang, et chacun à son opinion sur le sujet. Ainsi, l’ivoirité en se confondant avec les adversaire d’ado ne peut penser les formes de xénophobie qui existent chez les peuples du Nord. En désignant unilatéralement les opinions et attitudes d’un seul camp, il ne peut penser l’attitude de l’autre camp et est totalement inopérant lorsqu’on sort de la Côte d’Ivoire. Quelqu’un du RDR peut ainsi traiter Sam l’africain de libanais et se défendre de ne pas être un ivoiritaire sans que cela ne soulève aucune contradiction. Si on veut un tant soit peu penser avec rigueur, il faut donc trouver un vrai concept, car l’ivoirité n’est pas un concept scientifique. C’est une expression singulière d’un phénomène plus fondamentale et universel qu’on appelle l’autochtonie.
L’autochtonie existe aussi bien au nord qu’au sud
En réalité ce qu’on désigne en Côte d’Ivoire par ivoirité correspond à ce que les sociologues appellent l’autochtonie. C’est le sentiment que je dois avoir plus de droit que toi parce que mes ancêtres sont venus avant les tiens. Elle existe de façon latente dans l’ensemble des États du monde. C’est une conception primitive de la nation. Même en France certains encore distinguent les vrai français, les gaulois, des faux français originaires de l’Afrique. Dans l’entre deux guerre Hitler voudra donner une forme juridique à son autochtonie, ce sont les fameuses lois de Nuremberg, qui annonçaient la nuit cristal et bientôt l’extermination des juifs dans les camps de concentration. En Afrique, l’idée de nation est encore jeune. Conséquemment les citoyens se définissent d’abord en regard de leurs groupes ethniques. La préséance ethnique est ainsi plus qu’ailleurs invoquée sur la scène publique pour justifier les positions politiques. Houphouët se distinguera comme un virtuose de la géopolitique ministérielle : répartition des postes entre les différentes ethnies du pays. Si le Rwanda avec son génocide tutsi symbolise le summum de l’horreur, les clivages ethniques sous formes de légitimité rattachée à l’origine sont légion sur tous le continent. En Côte d’Ivoire, l’ivoirité à cristallisée cet antagonisme entre nord et sud, laissant croire à tort que l’autochtonie étaient une particularité du sud, alors qu’elle sévit au nord. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, l’autochtonie est présente au RDR et cela au plus haut niveau, comme a pu le relever les attaques contre Sam l’africain émanant des partisans de ce parti politique. Ainsi :
1. Volte-face sur la loi sur le foncier rural : Le RDR a raconté urbi et orbi pendant plus de dix ans que cette loi était inique et qu’elle expliquait en partie la prise des armes. Ce parti a même obtenu à Marcoussis que la loi soit modifiée. Mais une fois au pouvoir ils défendront l’opinion inverse. Cette loi n’a pas changé et est encore en vigueur.
2. La constitution Ouattara : écrite selon la volonté de celui qui a souffert de l’ivoirité reprend des dispositions contestées à Marcoussis (par lui-même), notamment le terme ivoirien d’origine ;
3. Préséance ethnique au sein du parti : durant les dernière l’élections législatives de nombreux candidats du nord ont été victime de l’autochtonie. Ainsi le député sortant de Tafiré Massokona Bamba a été accusée par ses adversaires, tous membres du RDR, de ne pas être originaire de cette localité.
Au regard de ce qui précède, l’autochtonie semble la chose la mieux partagée en Côte d’Ivoire. Elle est présente aussi bien au sud qu’au nord, au sein du RDR, du FPI et du PDCI. De même qu’au sein de tous ces partis politiques existent des partisans de la thèse inverse. Sur la question de la nationalité, opposé le RDR aux autres est totalement réducteur. Il faut plutôt distinguer deux conceptions de la nation. Chez les premiers, les autochtonistes, l’antériorité historique du groupe d’origine doit produire des privilèges politiques. Les fonctions politiques (président, députés, ministres) devraient ainsi échoir exclusivement aux citoyens issus des groupes ethniques qui habitaient la Côte d’ivoire avant la colonisation. Aucune promotion n’est alors possible pour les autres : le morceau de bois ne pouvant jamais devenir un caïman. Ainsi malgré sa carte d’identité, Sam l’Africain et aussi Ado ne seront jamais des ivoiriens aux yeux de ces personnes ou tout au moins ne peuvent pas occuper des postes électifs. Chez les seconds, les modernes, un ivoirien est égal à un ivoirien, point de différence basée sur l’origine, la race, la date d’arrivée.
Que faire?
L autochtonie est un phénomène normal, dans la mesure où se retrouve dans tous les pays. Mais elle n’est pas acceptable et mine la cohésion sociale. Ce n’est pourtant pas une fatalité. On peut la combattre, comme l’Europe le fait pour le racisme, par un ensemble de lois, mais surtout par l’éduction. Cela passe par deux processus, premièrement, la mise en place d’un comité scientifique chargé d’examiner l’autochtonie, comprendre ses manifestations et ses déterminants, qui sont distillées dans nos cultures tribales, nos organisations sociales, et plus graves nos manuels scolaires, nos media publiques, voire notre vocabulaire (exemple termes autochtone et allogènes). Il sera ensuite possible dans un deuxième temps de revoir nos manuels, notre traitement de l’information etc.
L’aventure ivoiritaire a commencé par la production d’un livre, celui du CURDIPHE. Dans une nation en perte de repères, face à une population étrangère importante de l’ordre de 25%, l’inquiétude est grande et légitime au sein de la population sur la perte de l’identité nationale. Il faut y répondre par un autre livre : donner des fondements à la nation moderne. Contre une conception basée sur la quiddité et le passé, on peut développer une conception moderne fondée sur le présent, le patriotisme et l’engament au service de la nation, bref, le plébiscite de tous les jours (Ernest Renan). Tous les intellectuels de tous bords pourraient ainsi contribuer s’ils étaient invités à effectuer ce travail salutaire de construction d’une nation moderne en phase avec l’émergence tant attendu. Le jeu en vaut la chandelle, car comme le rappelle si bien Georges Santayana au mémorial de Shoah à Berlin, « Ceux qui oublie leur histoire sont condamnés à la revivre ».
Jean-Francois Fakoly,
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