Qu’est-ce que l’houphouétisme ?
Jean-François Fakoly
Le terme est à la mode. Il évoque une époque mythifiée d’abondance et de paix où il faisait bon vivre, un récit légendaire d’un paradis perdu, que ne regrette pourtant pas les opposants de l’époque. Les définitions courantes données de l’houphouétisme baignent toutes dans une sorte de nostalgie ou d’épouvante du passé. Le terme se conjugue à toutes les sauces. Chacun, leaders politiques de l’opposition comme du pouvoir, y va de sa propre interprétation. Au sein même du rassemblement qui s’en réclame (RHDP), des divergences profondes ont entrainé la mise à l’écart de Kobenan Anaki, puis récemment de Mabri Touakeusse (l’UDPCI) et de Gnamien Konan (UPCI). On l’aura compris, le terme est un fourre-tout et les explications données par les uns et les autres en rajoute à la confusion. Un devoir de clarification s’impose. Mais peut-on objectiver l’houphouétisme, voir ce qui la caractérise afin de comprendre le comportement de ses disciples ? Quels enseignements tirer de la vie et de l’œuvre de Félix Houphouët-Boigny ? L’houphouétisme, est-elle une menace pour la démocratie naissante ? A-t-elle un avenir ?
Trois façons de définir l’houphouétisme :
Il existe au moins trois manières de définir une doctrine politique. On peut la saisir toute entière dans un livre de vulgarisation, qui en explicite les fondements, comme l’est Le Capital de Karl Marx pour le marxisme ou Le petit livre rouge de Mao Tsé-toung pour maoïsme. Un tel livre sur l’houphouétisme n’existe pas. Houphouët lui-même n’a pas écrit sur le sujet, laissant à ses disciples le soin d’y remédier. On peut encore inférer une doctrine à partir des discours et des actes de son fondateur, de la sélection opérée par ses thuriféraires dans son œuvre ou des critiques faites par ses contempteurs. Cette deuxième approche est encore insatisfaisante parce qu’elle ne permet de faire que l’éloge ou le réquisitoire du vieux. Sous couvert d’arguments, il s’agit bien souvent d’expressions de sentiments d’admiration ou d’aversion. Cette approche naïve conduit à dépeindre Houphouët tantôt comme un grand bâtisseur épris de paix, tantôt comme un vilain dictateur. Pourtant, son œuvre est un peu de tout cela. Elle est plus complexe que ne le révèle ce misérable manichéisme. En effet, l’homme a écrit les plus belles pages de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Trente ans de stabilité et de paix, alors que les bruits de bottes se faisant entendre à répétition dans tous les pays voisins, il a été le principal artisan du miracle économique des années 1970, son règne a été marqué par la construction de grandes infrastructures, notamment ce joyau architectural, le Plateau, le Manhattan africain. Son œuvre comporte également des zones d’ombre, cela est inévitable dans la vie d’un être humain à moins d’en faire un saint. Des violences l’ont émaillées : l’affaire du Sanwi 1959, l’affaire du Guébié 1970, l’emprisonnement arbitraire et en cascade des intellectuels lors des faux complots de 1963. Houphouët lui-même parlant de ce dernier fait aura cette boutade en signe de mea culpa : « je préfère l’injustice au désordre ». Collectionner exclusivement ses bons points ou ses défauts ne mènent nulle part. Il existe enfin une façon plus objective de définir l’houphouétisme. Cette troisième voie consiste à déduire la doctrine à partir des écrits portant sur l’œuvre d’Houphouët, les siennes (Mes premiers combats,1994) comme ceux de ses admirateurs (Paul Henri Siriex, 1975, Frédéric Grah Mel, 2003) et adversaires (Amadou Koné, 2003 et Laurent Gbagbo,1983), ainsi que des actes de ceux qui se réclament de lui aujourd’hui, Bédié et Ouattara.
Il reste à préciser les critères à partir desquels observer. L’homme fut un président, mais aussi un père de famille, un mari bref, une totalité commnous tous. Sa carrière aussi évolua, médecin, planteur, syndicaliste, politicien, etc. il importe don de limiter le spectre d’analyse à deux critères essentielle pour la politique ivoirienne, la nature de son régime politique et son rapport à l’occident. En partant de ces deux points, on peut définir l’houphouétisme comme une doctrine politique dans laquelle les États africains et les citoyens africains sont considérés comme mineurs et devant être placés sous le pouvoir de tuteurs bienveillants, un chef autocratique pour le peuple et un pays développé pour l’État. Conséquemment elle prône une captation des attributs de l’État au profit de la France et une captation de la souveraineté du peuple au profit du chef de l’État (déni démocratique).
La captation des attributs de souveraineté au profit de la France (la France-Afrique) Certes, Houphouët a lutté dans sa vie pour l’émancipation de l’Afrique. Militant progressiste et animé par le souci de la promotion politique du noir, il a milité pour l’abolition du travail forcé pendant la période coloniale, loi qui porte d’ailleurs son nom. Le projet de la communauté francoafricaine à laquelle il appela a voté oui en 1958 était en réalité un formidable outil de promotion des sociétés africaines arriérées. L’idée n’était pas mauvaise : avec le leadership d’une puissance industrielle, la France, au sein d’une fédération, où tous sont égaux, il était plus facile d’accélérer le développement. Les pays africains pouvaient ainsi compter sur l’administration et l’expertise française. Ce projet avorté, et l’indépendance octroyé, Houphouët sera par contre un des artisans de cette relation incestueuse qui a consisté à substituer au fonctionnement normal de l’État, une relation informelle, la France-Afrique. Le sujet est bien connu et une tonne de vidéo, bien documentés sont accessibles en ligne, nous ne nous y attarderons pas. Aujourd’hui encore, des économistes du RHDP justifient le maintien du CFA en feignant d’ignorer que la monnaie a toujours été un attribut de souveraineté. Aujourd’hui encore la défense ivoirienne est assurée par la présence militaire française. Peut-être est-ce une bonne chose, vu la dernière mutinerie. Mais force est de reconnaitre que l’indépendance c’est aussi la défense nationale et la monnaie. Ne pas y pouvoir soi-même, c’est perdre une partie de sa souveraineté. Cela a certainement des avantages : confier des taches difficiles et couteuses à des personnes plus compétentes. On doit aux accords de défense, la stabilité légendaire du temps d’Houphouët, alors qu’ailleurs existait une instabilité chronique, due en partie aux coups d’État militaires. Mais maintenir une telle relation n’est-ce pas perpétuer la dépendance? De plus, aucune amitié n’est exempte de querelles. Que se passera-t-il en cas de conflits entre la France et la Côte d’ivoire? Les dents et la langue sont dans la bouche mais il arrive que les premières mordent la seconde, dit le proverbe africain, comme pour souligner la consubstantialité des conflits à toute relation. La réponse du Général de Gaulle, cet autre artisan de la France-Afrique est cinglante : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». En 2002, la France a refusé d’activer les accords de défense qui la liait à la Côte d’ivoire sous prétexte, et contre l’évidence, que le conflit était ivoiro-ivoirien, c’est-à-dire qu’aucun État étranger n’était impliqué, y compris le Burkina Faso. Que se passera-t-il demain si Ouattara ou un autre dérange les intérêts français, une seconde guerre?
Le déni de la démocratie
Au sommet de Baule en France en 1990, François Mitterrand, le président français, avait enjoint les présidents des anciennes colonies françaises à démocratiser leurs régimes. De retour à Abidjan, Houphouët aurait affirmé : « moi vivant, jamais ». La conversion était impossible à plus de 80 ans dont 30 années passées à la gestion sans partage du pouvoir d’État, et autant d’années de monopolisation de l’espace public et de personnification du pouvoir. L’État c’était Houphouët. Personne n’avait droit à rien. Tout découlait de sa magnanimité. Ce n’était pas l’État, ni l’argent du peuple, ni l’œuvre collective qui construisait les routes, les écoles, etc, mais le bon vouloir du chef. Il suffisait qu’il soit fâché contre telle personnalité politique d’une région donnée pour voir retarder le développement ou la promotion des cadres de cette région, à moins qu’une délégation villageoise se dépêche pour aller faire amende honorable. C’est ainsi qu’après l’affaire du Sanwi une forte délégation de chefs Agnis durent aller à Yamoussoukro « demander pardon au vieux » ; de même que les cadres et chefs Bétés, à la fin des années 1980, pour se désolidariser de Laurent Gbagbo. Houphouët était au-dessus des lois. Ainsi, alors que l’article 7 de la constitution autorisait le multipartisme, il était impossible à quiconque de créer un autre parti politique sous peine d’internement à l’asile (cas Kragbé Gnagbé). Les critiques non plus et les grèves n’étaient pas tolérées. Insulter le vieux exposait à un séjour de rééducation de plusieurs années dans des camps militaires (cas Laurent Gbagbo et Djeni Kobenan, pour ne citer que les plus connus). Houphouët avait l’excuse de l’âge. Il était né en 1905 donc homme du 20e siècle. Il régna en pleine guerre froide, sur un État ou le sentiment national était à construire, la scolarisation insignifiante. Sa doctrine était conforme à l’esprit du temps. C’est pourquoi tous les 6 partis qui animaient la vie politique avant 1960 vont dans une grande messe au Stade Geo André (stade Houphouet boigny) se fondre sans contrainte dans le PDCI pour poursuivre dans l’union ce qui était perçu comme l’impératif du moment, le développement. De plus, les experts en sciences politique sont unanimes, comparé aux autres chefs d’État de son époque, sa dictature était plus douce, son autoritarisme modéré, il utilisait plus la carotte que le bâton.
Quid de ses disciples, Bédié et Ouattara ? On aurait pu penser qu’ils feraient autrement puisqu’appartenant à une autre génération. Baron du régime PDCI dans les années 1990, l’un comme président de l’assemblée nationale et l’autre comme premier ministre, ils sont comptables de l’hostilité du régime d’Houphouët vis-à-vis de la démocratie : répression de la marche du 18 octobre 1992, exclusion des opposants des médias publics, vote de lois liberticides, notamment la loi anti-casse en vertu de laquelle les organisateurs des manifestations sont pénalement responsables. Comme le vieux, ils cultivent le culte de la personnalité et la personnification du pouvoir. Leurs règnes ont en commun l’infatuation. Comme s’ils n’avaient aucune confiance en leurs successeurs, ils se rendent eux même les honneurs en baptisant toutes les infrastructures publiques en leurs noms (pont HKB, Université ADO, etc.) : drôles de tam-tams qui se battent euxmêmes. Tout ce qui existe dans l’espace public, pourvus que ce soit positif, est rapporté à la figure du président. Si le prix du cacao, qui dépend on le sait de la spéculation internationale, est à la hausse, c’est dû à la vision du chef. Mêmes les caprices de la nature sont revendiqués. Dans Les chemins de ma vie, Bédié (1999) affirme que ses sorties publiques sont toujours précédées ou accompagnées de pluies. Au PDCI, le Sphinx de Daoukro est au-dessus des lois. Il a foulé au pied toutes les règles statutaires : candidat à la présidence du parti, alors que forclos par l’âge, décisions unilatérale sans consultation des organes institués (appel de Daoukro). Quant’ à l’indéboulonnable Ouattara, c’est la même chose. Les militants du RDR ne sont sollicités que pour applaudir et voter. Les intellectuels du parti se rongent les ongles. On ne comptabilise plus les entorses à la démocratie : constitution sans assemblée constituante, interdiction frénétique des journaux de l’opposition et bien sûr interdiction des manifestations, média publiques mis au service de la propagande, excusez du peu. Le moins qu’on puisse dire est que l’houphouétisme a du mal à s’accommoder de la démocratie libérale.
Une doctrine anachronique ?
L’houphouétisme en tant que doctrine pragmatique est le fruit de la rencontre d’un génie politique, Houphouët Boigny, et de la situation de son époque. Selon cette doctrine, les sociétés africaines ne sont ni prêtes à assurer les attributs de la souveraineté acquise à l’indépendance (monnaie, la défense nationale) ni prêtes à pratiquer la démocratie, du fait des clivages ethniques. En 1960, lorsque la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance, seulement 3% de sa population sait lire et écrire. Comment dans ses conditions faire fonctionner les administrations essentielles au développement avec si peu de personnels qualifiés? Le pays essentiellement analphabète était un agrégat d’ethnies, sans aucune conscience nationale, ni idée de la démocratie. Comment raisonnablement bâtir une société démocratique avec des gens qui n’en ont cure. De plus, durant la brèves parenthèse de multipartisme de 46-60, certains chefs de partis politiques s’étaient illustrés en phylarques, c’està-dire en chefs de tribus (y compris Houphouët lui-même). Mais, si on doit juger l’arbre par ses fruits, l’houphouétisme a apporté notamment du temps de son fondateur, stabilité politique et progrès économique et social. Les mouvements sociaux des années 1990 au cours desquels Houphouët sera conspué aux cri de « Houphouët voleur » marque un tournant historique, la crise de cette doctrine.
Ses prémisses sont aujourd’hui en déphasage total avec l’esprit du temps. Paradoxe historique, les succès de l’houphouétisme sont les raisons de sa contestation. La scolarisation massive des ivoiriens (en consacrant 40 % du budget à l’éducation), le niveau élevé de ses cadres, formés aussi bien à l’étrangers que sur place, ont créé une masse critique profondément imprégnée des idées de démocratie et des patriotes aspirant à redorer le blason du pays, voire de l’Afrique. On ne compte plus le nombre d’officiers ivoiriens formés à Saint-Cyr et dans d’autres prestigieuses écoles, prêts, pourvu qu’il y est de la volonté politique, à se battre pour la grandeur du pays. On ne compte plus le nombre d’économistes capables de battre monnaie. Pourquoi le Ghana y parvient et pas nous ? Bref, les vérités de 1960 sont des mensonges en 2016. Les temps ont changé. Nous sommes résolument entrés dans le 21 e siècles, où il n’est plus possible de brimer cette formidable aspiration à la liberté qu’est la démocratie. À l’ère de la mondialisation, la monopolisation de la pensée par la Radio et télévision ivoirienne (RTI) est vaine. Elle peut continuer de diffuser ses émissions de pacotilles, on saura quand même grâce à RFI que les terroristes ont frappé à Bassam. Les opposants interdits d’accès à « la chaine des grands Énervements » peuvent encore se ruer sur les media internationaux. Des sources d’information alternatives existent : RFI, TV5, France24, BBC. Sur la toile, Facebook, Twitter permettent la circulation d’informations à temps réel. Cette génération 3 G qui compte de nombreux brouteurs, spécialisés dans l’arnaque aux sentiments, est inaccessible à la propagande officielle : elle est totalement immunisée contre le broutage politique (les points de presse de Koné Bruno). Elle réclame davantage de débats. Les articles de presse diffusés sur la toile sont commentés. À coups d’injures ou d’arguments, les débats refusés à la télé ont lieu autrement, sur la toile.
Aucune doctrine n’est intemporelle. Le Kémalisme, le Gaullisme, le Maoisme, le Marxisme, toutes les doctrines du 20 e siècle ont subi l’usure du temps. Les deux principales doctrines de notre époque, le libéralisme et le socialisme doivent leur survivance à la capacité de leurs promoteurs à les adapter aux idées du temps, à les alimenter d’idées nouvelles. Les efforts en cours tendent à les acclimater à la mondialisation et aux soucis environnementaux. L’autoritarisme et la France-Afrique sont deux anachronismes. Autrement dit, l’houphouétisme doit être réinventé en l’adaptant à la démocratie et au souverainisme national ou africain, deux exigences qui font partie des 7 aspirations fondamentales inscrites au cœurs de l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Il n’existe pas de recette préétablies et la réussite de l’entreprise dépendra du génie de ses disciples. Mais déjà, des décombres de l’ancien monde, et dans ce travail de « mise à jour du logiciel Houphouët », émergent des acteurs de la nouvelle génération. Si la perte d’un soldat (KKB) fait partie des aléas de la guerre, les désertions massives sont à craindre, car conduisent à des situations où les généraux se retrouvent sans troupes. Les élections dernières ont vu nombre de candidats, adoubés par Bédié et Ouattara, être rejeté. La victoire de Yasmine Ouégnin à Cocody est le symbole de cette désaffection pour l’autoritarisme. Mais, le chemin reste long et nous ne sommes qu’au début d’une révolution salutaire de revivification de l’œuvre du vieux. Au-delà de la réaction, il faudra concevoir un projet positif, une doctrine NéoHouphouetiste. « À chaque génération sa mission, disait Frantz Fanon, l’accomplir ou la trahir ». Les disciples d’Houphouët seront seront-ils à la hauteur de la tâche ?
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