S’il est vrai que, pour un pays, l’appellation, la devise et l’hymne national ont une fonction que je qualifierai de programmatique, alors il est indispensable de s’en saisir et d’en user d’abord comme repères pour toujours garder à l’esprit où commence notre marche, ensuite comme boussole pour savoir dans quelle direction nous marchons, et enfin comme balises pour ne point ignorer comment nous devons marcher sur cette route si tumultueuse de l’histoire.
Ce bout de strophe qui sert d’intitulé à ma contribution est tiré de l’Abidjanaise, l’hymne national de notre pays, la Côte d’Ivoire. Au lieu du très célèbre et si commenté « Salut ô terre d’espérance ! Pays de l’hospitalité… », j’ai préféré ce passage auquel on n’accorde pas suffisamment d’attention. D’ailleurs, nous Ivoiriens, avons-nous pris l’habitude de faire attention aux choses qui nous font signe, des plus simples aux plus essentielles ? Certes, nous regardons ce qu’il se passe autour de nous, mais regarder, est-ce voir ? Voir, est-ce faire attention ? Faire attention, c’est-à-dire s’intéresser (inter-esse : être dans la chose), s’interroger, s’inquiéter ? Nous semblons n’accorder aucun intérêt aux choses qui nous arrivent, aiguillonnés en cela par notre inénarrable trait d’humour si ivoirien qui nous pousse à un esprit de banalisation extrême qui confine parfois à l’insouciance. Les réseaux sociaux pourraient en témoigner : quand des soldats mutins tirent dans tout le pays, il s’en trouve pour écrire que « le pays vit des moments trop intéressants. Ouattara a chaud… » ! Quand, chez moi, à Man (Ouest montagneux), des banques, bureaux et commerces subissent la furia destructrice des élèves mécontents, il y en a parmi nos compatriotes qui expriment bruyamment leur joie en postant : « téléchargement terminé. Man vient de tomber. »… ! Avec ce genre de réflexion et cette race de compatriotes, avec ce type d’humour si malfaisant, j’ai un vrai et sérieux problème.
Si j’ai bien compris, et en schématisant, il y aurait pour certains Ivoiriens une Côte d’Ivoire de M. Ouattara et son clan et une autre Côte d’Ivoire anti-Ouattara qui applaudit et festoie toutes les fois que la Côte d’Ivoire actuelle (celle de Ouattara ?) serait en difficulté ! Cette Côte d’Ivoire « anti » qui, depuis avril 2011, guette les signes (conflits) et les sons (révélations de Pasteurs) de son retour aux affaires ! Comme si, lorsque la Côte d’Ivoire s’embrasera, pendant que les » pro » seront dévorés par les flammes, les « anti » seraient providentiellement tenus à l’abri des obus, des balles, des exactions et autres exécutions extra-judiciaires ! Quelle belle erreur ! Quel aveuglement ! Pour ma part, je suis contre cette approche lunaire et lunatique qui, d’une part nous condamne à la désunion, et de l’autre compromet tout effort de « renaissance » en faisant de notre pays un « grand corps malade » d’hémiplégie partielle en attendant la paralysie totale. Une partie de nous fonctionne (les » pro ») quand l’autre (les » anti ») reste inerte et attentiste. Aucune solidarité organique donc ! Aucune complémentarité ni synchronicité ! Pour cela, toutes nos actions et activités semblent désordonnées et nos mouvements désarticulés.
Comment espérer alors (re)bâtir une « terre d’espérance » et un « pays de l’hospitalité », comment espérer (re)constituer un « modèle d’espérance pour l’humanité » si nous souffrons de n’être pas un, c’est-à-dire si nous ne faisons pas corps et bloc, si nous ne sommes pas rassemblés face aux nombreux défis qui nous attendent comme autant d’épreuves sur le chemin périlleux conduisant Jason et les Argonautes à la Toison d’or ? Comment voulons-nous parvenir à notre prochaine escale, et de là au terminus ou point d’achèvement si nous avançons, divisés et ataxiques, qui plus est, sans repères, sans boussole ni balises ? C’est pourquoi, il est indispensable que nous nous réconciliions avec l’Abidjanaise ; autrement dit, que nous l’habitions. Ce qui est loin d’être le cas, aujourd’hui, au point où dans un billet d’humeur (et d’humour !) intitulé : « l’Abidjanaise dit une chose, les Ivoiriens font le contraire », le blogueur Siamlo Sédji fait l’amer constat que la Côte d’Ivoire ressemble à « un champ d’épines, un nid d’abeilles où coule le miel, mais où il ne faut jamais, au grand jamais, entrer sans « combinaison » » (Décembre 2015). En clair, on ne peut vivre aujourd’hui en Côte d’Ivoire sans armure pour se protéger des autres Ivoiriens, et possiblement sans armes pour se défendre ! Ce pays est-il si miné par la division au point de renvoyer au reste du monde l’image d’une caverne de bandits et d’un pandémonium ? Est-ce vraiment cela la Côte d’Ivoire rêvée par nos pères et génétiquement programmée dans notre hymne (l’Abidjanaise) et notre devise (Union- Discipline-Travail) ?
Mon avis : ce qui manque aux Ivoiriens aujourd’hui, c’est ce qui ne doit jamais faire défaut à une armée conquérante qui veut ramener la victoire : le rassemblement. Les Ivoiriens ont besoin d’être rassemblés, d’être tous rassemblés (l’Abidjanaise insiste sur le tous) par le seul désir de voir éclater la gloire de leur pays. Ce qui signifie que personne ne doit être ou se sentir exclu de cet appel au rassemblement. Ni région, ni religion, ni parti politique. C’est un impératif qui n’est pas simplement indicatif mais génétique et génésiaque. Sans rassemblement, sans union, nous travaillons en vain. Nous bâtissons sur du sable mouvant. Seulement, le rassemblement n’est pas un cadeau du ciel. Ce n’est pas de l’ordre du donné mais du construire. On y travaille. Il est le fruit d’un effort et le résultat d’une volonté prouvée et éprouvée qui fonctionne au contraire de l’esprit clivant, partisan et sectaire. Même Moïse, même Mahomet, ces élus de Dieu, ces conducteurs de peuple, ont œuvré à rassembler leurs nombreuses tribus autour d’un idéal de lutte et de vie. Ce qui nous permet d’annoncer l’idée majeure selon laquelle pour qu’il y ait rassemblement, il faut nécessairement un rassembleur ! Un rassembleur qui n’est pas qu’un simple « metteur ensemble » mais qui met en route une machine intégrative destinée à bâtir le bonheur du peuple et non à tourner désespérément à vide. Le rassembleur est donc en réalité un bâtisseur.
Et qu’on l’accepte ou pas, qu’on l’estime ou pas (l’analyse rationnelle n’a que faire des émotions !), celui que l’Histoire universelle a désigné (selon ses voies qui sont comme celles de Dieu : insondables !) pour jouer ce rôle de « rassembleur-bâtisseur » de notre peuple au moment où j’écris cette contribution est M. Alassane Ouattara. Si ce qui nous importe vraiment, en tant que membres de cette nation, c’est de travailler à la plus grande gloire de notre pays, alors il nous faut activement contribuer de manière patriotique à une gouvernance moderne faite de justesse et de justice. Un jour, un autre Ouattara issu d’une des nombreuses contrées et des nombreux partis politiques de notre pays viendra au pouvoir et, ce jour-là, notre contribution active à la gloire de notre pays ne doit point varier à la tête du client. Les Mandingues disaient : « le Fa-so d’abord, le Mansa après… », (la patrie d’abord, le roi après) ! Travailler et bien travailler sous Ouattara, ce n’est pas travailler pour Ouattara, c’est travailler pour la Côte d’Ivoire !
Je conviens aussi que pour que le rassemblement soit réussi, pour que le citoyen soit disposé et motivé à la tâche patriotique, il faut absolument que le rassembleur (le leader) rassemble effectivement et que la rationalité de sa politique ne contribue pas à dresser le peuple contre lui ou à dresser une partie de la nation contre une autre. C’est pourquoi, en ces temps éburnéens qui tanguent, les conseillers et autres inspirateurs du Prince susnommé doivent l’exhorter à ne jamais se lasser de consulter, d’écouter et de recueillir des avis de tous ceux qui comptent ou qui savent, tous ceux qui ont quelque chose à proposer ou à faire pour que notre pays renoue avec son soi propre ; il lui faut renouer avec certaines personnalités politiques qui ne l’ont pas forcément en odeur de sainteté, qui ont un jour croisé le fer avec lui, ou qui s’en sont séparées momentanément du fait des aléas de la politique. J’ai encore la naïveté de croire que le rassembleur rassemble et que, comme l’aigle qui a autre chose à faire que de chasser les mouches, il garde altièrement de la hauteur pour ne pas se laisser offusquer par des complaintes et querelles de basse-cour !
Prince de mon pays, la Côte d’Ivoire, « Mansa » de mon très cher « Fa-so », je vous encourage et vous exhorte à parler avec vos frères ! Avec tous vos frères ivoiriens ! Vous savez mieux que quiconque que la cité est comme une niche qui bourdonne d’interprétations et de significations, et que l’art de la parole ne peut jamais être séparé de l’art de gouverner. Plus que la force des armes, la politique comme espace public de délibération exige la force des mots. Il faut absolument que nous nous parlions, c’est-à-dire que nous nous mettions à l’écoute les uns des autres. Pour complémentariser nos idées (car la vérité n’est nulle part entière) afin de redessiner ensemble un horizon commun et consolider tous nos acquis. Quand vous nous aurez « tous rassemblés » non pas pour votre propre renommée (l’histoire s’en chargera inévitablement) mais pour « la gloire de notre patrie », alors, et alors seulement, nous ouvrirons ensemble le chapitre de l’émergence vraie et, ensemble, nous bâtirons ce pays dans le bonheur…
Parce qu’il y a urgence, il serait souhaitable de ne pas procrastiner. Le temps ne nous appartient pas et, comme dit l’aphoriste marocaine Nouhad Mansouri : « reporter, c’est risquer de rater » !
Simplice Yodé DION
Maître de Conférences de Philosophie
Université Félix Houphouët-Boigny
simplicediony@yahoo.fr
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