Par Dr. Dion Yodé Simplice, Philosophe
Par 1) La cause du mal: la maladie, non… le médecin !
Notre pays, la Côte d’Ivoire, traverse depuis quelques semaines une zone de turbulences sur fond de mutineries, de grèves et de revendications sociales. N’importe qui, pour peu qu’il soit doté de l’œil de lynx de l’observateur averti, comprendrait qu’une telle ébullition sociale, si elle n’est pas contenue et maîtrisée dans le sens d’un apaisement, pourrait nous précipiter dans l’inconnu. L’inconnu étant ce dont on ne sait rien et qui, parce qu’il est affecté du lourd coefficient de l’aléatoire, peut nous réserver des surprises désagréables faites de soupirs et de regrets.
Faut-il rappeler que l’Etat nous procure à tous l’ordre, la sécurité et la liberté que procure la loi. Certes, l’Etat vit, évolue et se qualifie (au sens de gagner en qualité sur le mode de l’épanouissement de ses membres) en affrontant le désordre social, constitué des contradictions inhérentes à chaque société ainsi que des interférences d’intérêts de chaque composante sociale ; mais, dans la perspective de la mathématique politique, l’Etat affronte les crises en les surmontant. Au sens dialectique du mot, surmonter signifie intégrer pour dépasser. Il est donc normal que dans l’Etat le désordre menace constamment l’ordre parce que nos intérêts sont la plupart du temps divergents et que l’ordre actuel est toujours perçu par les couches fragiles et les classes précarisées comme l’ordre de ceux qui dirigent et qui profitent des « fruits de la croissance ». A un moment donné de l’histoire d’un Etat en route vers l’émergence (noble et généreux concept que la propagande et la politicaillerie locale contribuent, hélas, à saccager en le vidant de sa puissance et de sa nitescence), le sentiment dominant au sein des masses, à qui pourtant l’on brandit ad nauseam les preuves statistiques de la croissance, est celui d’être abandonnées. Oui, le sentiment universellement partagé par les masses laborieuses est que les uns, élitaires donc minoritaires, s’embourgeoisent et thésaurisent sur le dos – et au prix du ahan – des autres.
A bien regarder, ce qu’il nous est donné de voir depuis peu ressemble à la manière et au langage dont usent les peuples pour réclamer un peu plus de justice sociale, un peu plus d’équité dans la répartition des fruits de la croissance, c’est-à-dire, en fait, des fruits des efforts et des sacrifices consentis par tous les membres du corps social. Quand et si le problème d’une société se pose en ces termes, au point où le dialogue n’est plus possible là où justement il s’avère indispensable, il est du devoir des hommes de bonne volonté, mais surtout des intellectuels, ces producteurs et vecteurs de sens, de prendre leur responsabilité. Quand et si le pays semble bloqué, et que le désordre des passions et des intérêts paraît menacer gravement l’ordre de la loi et de la raison au point de se l’assujettir, il n’y a pas à se barricader derrière nos forteresses politico-idéologiques ou ethno-tribales pour attendre que passe l’orage ! Parce que ce qui menace et dont on croit naïvement se protéger, c’est l’état de nature, c’est-à-dire un état sans foi ni loi, sans feu ni lieu, où aucun de nous ne sera à l’abri de l’horreur, de l’aigreur et de l’arbitraire !
L’histoire nous enseigne que les peuples tardent souvent à s’apercevoir que « la cause du mal est la maladie et non… le médecin » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, L 1, ch 39). Parfois il arrive qu’on lui reproche de ne pas être efficace, de ne pas s’attaquer à la cause du mal, mais à ses effets. Mais admettons aussi que changer continuellement de médecin si l’on n’est pas soi-même capable de l’aider à identifier clairement le mal, relève de la sisypherie. Le sisyphesque réside justement en ceci qu’à chaque crise sociale, il viendra à l’idée du peuple de changer son dirigeant, même quelques mois après l’avoir élu avec un score soviétique, c’est-à-dire après lui avoir témoigné toute sa confiance ! Il faut en finir avec la fragilisation des autorités et la dévitalisation des institutions. Ce pays a trop souffert. Ses habitants, illustres comme anonymes, ont suffisamment payé un lourd tribut à nos turpitudes et nos incohérences !
2) Vers une « éthique de la solidarité agissante » dans un contexte d’émergence économique
Je nous accuse de faire courir des risques inutiles à notre beau pays ! Je nous accuse tous de ne pas prendre de la hauteur pour plus de profondeur. Il ne s’agit plus pour nous d’admirer notre nombril si fascinant mais de scruter l’horizon si menaçant où s’amoncellent de gros nuages noirs. Il nous faut, ensemble, défaire chaque nœud qui menace ou étouffe notre être-ensemble. Non pas en nous réjouissant, comme le font certains compatriotes, des mutineries, des émeutes et des corridors bloqués. Non pas en jouant constamment les promoteurs de la haine et les semeurs de zizanie, car : « qui sème la zizanie, récolte la tyrannie » (Nouhad Mansouri, Mot sur mot).
Aujourd’hui, au XXIe siècle, à l’ère du numérique, et au moment où même le fantasque Yayah Jameh a compris que le monde a changé, quel intérêt avons-nous à faire dans notre pays, le lit d’un tyran même si la tyrannie a ce bon côté qu’il permet de mettre fin à la zizanie ? Ce que la Côte d’Ivoire attend de ses intellectuels, ce sont des propositions concrètes pour que le désordre social ne devienne pas anarchie et que l’anarchie ne favorise pas l’avènement d’un Sauveur « caligulesque » et sans instruction qui viendrait mettre à mal tous nos acquis démocratiques. J’appelle les intellectuels de ce pays à jouer pleinement leur rôle, en ayant à l’esprit que, dans toute société comme dans tout corps humain, ils sont…la tête ! Et que fait une tête sinon signifier et proposer une direction ?
Au moment où en Europe, et notamment en France, le débat politique fait rage autour du « revenu universel de base », il nous faut comprendre que la question de la justice sociale et de la redistribution des richesses est universelle et récurrente. Les richesses d’un pays doivent profiter à tous et non à quelques-uns. Tel est le principe éthique fondamental. A cet effet, plusieurs modèles de solidarité ont été expérimentés qui vont de l’assistance sociale aux pauvres ou charité publique (XVIe siècle) à l’assurance sociale (au XVIIIe siècle avec Condorcet). L’idée de revenu de base ou de dividende social (Thomas Paine et, notament Joseph Charlier avec son livre Solution du problème social) consiste grosso modo à redistribuer entre tous les citoyens la part considérable de la richesse nationale qui provient non pas de l’effort personnel de chacun au présent, mais de la nature (revenus miniers et pétroliers par exemple) et du passé de la communauté politique, qu’il s’agisse de l’accumulation du capital, de la propriété commune de la terre, des innovations technologiques, etc. Le philosophe belge Philippe Van Parijs, considéré comme l’initiateur du concept de « revenu de base universel » considère qu’avec ce modèle « on distribue également à tous une part d’un patrimoine commun. L’équité ainsi comprise est parfaitement compatible avec un éthos partagé qui considère qu’une vie accomplie n’est pas faite que de consommation, mais exige une contribution au bien-être d’autrui » (Philosophie magazine, août 2016).
La question de la pauvreté et de la précarité doit être perçue comme un problème purement éthique. Ce n’est pas moralement acceptable que le corps politique ne soit pas solidaire de tous ses membres en contribuant à leur mieux-être, c’est-à-dire à leur liberté car la liberté est surtout et d’abord économique : « l’homme qui a faim n’est pas un homme libre », disait fort judicieusement Félix Houphouët-Boigny. Et si nous ne voulons pas que ceux d’entre nous qui ont si faim et qui, parce qu’écrasés par les préoccupations matérielles et existentielles primaires (factures, loyer, frais de scolarité des enfants, nourriture, santé…), décident de ne plus se comporter en êtres pensants en remettant en cause par la plus mauvaise des manières le contrat social, alors, il nous faut très rapidement et sans jouer de dilatoire, inventer ou convenir ensemble d’un modèle de « solidarité active ou agissante » entre nantis et moins nantis, chanceux et non chanceux, travailleurs et chômeurs, mais aussi pour que chacun puisse recevoir de son pays un « minimum garanti » et prenne sa part de bien-être sur la base du partage équitable du revenu national et des « fruits de la croissance » qui ne sauraient être délicieux pour les uns et amers pour les autres.
Si un Conseil national était organisé comme au temps d’Houphouët pour « parler de nos problèmes », et si par miracle j’y étais convié, ce texte aurait constitué le substrat de ma modeste contribution à l’effort de pacification des interdépendances sociales.
DION YODE SIMPLICE
Maître de Conférences de philosophie
Université Félix Houphouët-Boigny- Abidjan
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