Depuis décembre 2013, le nord du Katanga est le théâtre de nombreux accrochages meurtriers entre les deux ethnies.
Quinze Bantous ont été tués jeudi 5 janvier dans une attaque attribuée à des Pygmées dans un village de la province du Tanganyika, dans le sud-est de la République démocratique du Congo (RDC), théâtre de fréquents conflits communautaires meurtriers. «Des affrontements entre Bantous et Pygmées dans le village de Piana-Mwanga ont fait aujourd’hui 15 morts parmi les Bantous, 37 blessés et 65 maisons incendiées », a décompté Mgr Vincent de Paul Kwanga, évêque du diocèse de Manono (Sud-Est). Kamona Lumuna, ministre de l’intérieur de la province du Tanganyika, a confirmé l’attaque, mais a dit que « le bilan exact des personnes tuées n’est pas encore connu ». Il a annoncé l’envoi « dès demain » d’une équipe d’enquêteurs.
Le mode de vie des Pygmées menacé
Les Pygmées de l’ethnie twa cherchent à faire reconnaître leur droit à l’égalité avec les autres citoyens de la RDC, mais leurs revendications se heurtent régulièrement au refus des populations bantoues de l’ethnie luba.En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/01/05/rdc-15-morts-dans-des-affrontements-entre-pygmees-et-bantous_5058400_3212.html#GLeGdfyJe431MuuR.99
Rapports inégalitaires entre Pygmées et Bantous: discrimination et inégalités scolaires au Sud Cameroun
Par Claude Abé [*]
Autrepart
2011/3 (N° 59)
Pages: 208
ISBN : 9782724632187
DOI : 10.3917/autr.059.0145
Éditeur : Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)
Raccourcis
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La présente contribution porte sur l’accès différentiel à l’offre scolaire des enfants issus de deux communautés dont la cohabitation dans l’inégalité des positions sociales est ancienne. Il s’agit de rendre compte de l’accès inégal à l’offre scolaire que l’on observe entre les enfants pygmées et leurs congénères d’origine bantoue, à partir d’une enquête menée aux berges des chutes de la Lobé à Kribi, au Sud Cameroun. L’étude se propose de reprendre l’hypothèse bourdieusienne selon laquelle, loin d’être une structure sociale neutre, l’école fonctionne comme un appareil de reproduction des rapports sociaux [Bourdieu, Passeron, 1970]. En effet, « le comportement et le rapport à l’institution scolaire sont très dissemblables selon l’origine » [Cabin, 2000, p. 27] de l’individu ou la position sociale du groupe auquel il appartient. Il s’agit de révéler les logiques de l’exclusion intracommunautaires [1]
[1] Nous parlons d’intracommunautaires parce que la sédentarisation…
entre établis et marginaux [Elias, Scotson, 1997]. C’est dans ce sens que l’école est envisagée ici, comme un instrument, un « sens caché », comme l’écrivait Gaxie à propos du vote, qui transforme la ségrégation sociale en inégalités scolaires [1978].
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L’existence des Pygmées est marquée par une marginalisation multiforme [Abéga, Bigombé-Logo, 2004], et « la marche de la société pygmée vers la forme agricole sédentaire » [Althabe, 1965, p. 578] n’infléchit pas la dynamique d’exclusion que connaissent les populations pygmées au Cameroun. L’école constitue l’un des instruments de la culture sédentaire qui s’impose, et elle n’échappe pas à la dynamique globale observée. Les Pygmées « […] sont de nos jours localisés dans les zones forestières de neufs pays [africains] : Congo-Brazzaville, Gabon, Cameroun, République Démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, Centrafrique, Angola et Guinée Équatoriale » [Mafoukila, 2006, p. 13]. Leur situation est sensiblement la même dans tous ces pays, en ce qui concerne leur scolarisation. Malgré les efforts fournis par les pouvoirs publics, les acteurs de la société civile ou les institutions internationales telles que l’Organisation des Nations unies pour la science et l’éducation (Unesco), l’accès des populations pygmées à l’instruction offerte par l’école formelle reste problématique : « Actuellement, ils sont à la fois dans un état de “non scolarisés”, de “sous scolarisés” et de “mal scolarisés” » [Mafoukila, 2006, p. 23].
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Au Gabon, « un seul pygmée, habitant Minvoul, une région du nord du Gabon, a franchi le cap de la classe de troisième de l’enseignement du premier cycle du second degré, alors qu’à Mékambo, dans le nord-est du pays, un autre pygmée a forcé le destin pour s’arrêter au premier cycle des études universitaires », a commenté Odambo-Adone, président du Mouvement des minorités autochtones, indigènes et pygmées du Gabon (MINAPYGA), une ONG basée à Libreville [Lawson, 2005]. Au Congo-Brazzaville, les Pygmées :
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« […] gardent une distance vis-à-vis du système éducatif moderne. Pourtant celui-ci occupe de nos jours, une très grande place dans la vie de tous les peuples du monde. Au moment où les autres Congolais se préoccupent des problèmes liés à la dégradation des conditions d’études, à la baisse des niveaux scolaires et à la non-utilisation des diplômés, ils ne sont pas encore suffisamment capables de comprendre la nécessité de systématiser la scolarisation de leurs enfants, encore moins de revendiquer l’application des textes sur l’égalité de l’accès à l’éducation. La plupart d’entre eux n’ont jamais été scolarisés et ceux qui ont pu le faire ne servent pas de modèle aux hésitants ».
[Mafoukila, 2006, p. 20]
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Au Burundi, la situation n’est guère différente. Selon une enquête récente :
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« Plus de la moitié des Batwa (76,6 %) ne savent ni lire, ni écrire […] seuls 23 % de Batwa peuvent lire et écrire alors que la moyenne nationale est 52 % […] Par ailleurs, 48 % des Batwa n’ont aucun niveau d’instruction, alors que sur le plan national, le taux correspondant est de 25 %. De même, alors que 66 % de Rwandais ont fréquenté l’école primaire et/ou maternelle, le taux correspondant est de 51 % ».
[Kalimba, 2006, p. 45-46]
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L’enquête de terrain que nous avons effectuée en novembre 2007, dans la localité de Nnaminkoundi, près des chutes de la Lobé à Kribi, a permis d’établir que la situation est sensiblement la même au Cameroun. L’inspecteur départemental du ministère de l’Éducation de base (MINEBASE) (département de l’Océan) a ainsi déclaré à notre équipe de recherche que les enfants pygmées n’arrivent pas à terminer l’enseignement primaire. De son côté, la responsable du Foyer Arc-en-ciel de la paroisse Saint Joseph de Kribi, une structure qui avait entrepris de soutenir l’accès à l’école formelle des enfants pygmées des chutes de la Lobé, estime que ces derniers ne manifestent aucun attachement à l’école.
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À l’inverse de la situation scolaire des enfants de leurs voisins bantous, les relations entre l’école formelle et les Pygmées se conjuguent en termes de rejet. « Ils refusent de rester à l’école », peut-on entendre dire dans la localité de Nnaminkoundi. Il s’agit d’un point de vue partagé par la quasi-totalité des acteurs sociaux, mais qui est rarement questionné. C’est ce que nous nous proposons de faire à propos de ce type de discours, qui concerne l’ensemble des populations pygmées, au-delà de notre enquête à Kribi. L’hypothèse posée est celle d’une sociogenèse des inégalités d’accès à l’offre scolaire ; ces dernières sont la reproduction de l’exclusion sociale dont sont victimes les populations pygmées par rapport à leurs voisins bantous et des exigences de la société générées par l’accès à la modernité étatique. Face aux transformations sociales et structurelles que provoque le contact à la scolarisation, les Pygmées prennent du recul par rapport à la forme actuelle de l’offre scolaire, ce qui ne signifie pas qu’il existe un déficit culturel intrinsèquement pygmée qui organiserait les difficultés que ces populations éprouvent à scolariser leurs enfants par rapport à leurs voisins.
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Les données présentées et analysées dans cet article ont été collectées au cours d’une enquête ethnographique de terrain conduite en compagnie de S. C. Abéga [2]
[2] C’est l’occasion pour nous de rendre hommage à cet…
en octobre 2007. Cet article compte deux parties. La première fait un état des lieux en présentant le site d’étude et les conditions dans lesquelles vivent les Pygmées au Cameroun, notamment aux abords des chutes de la Lobé à Kribi. La deuxième traite de l’offre scolaire et des difficultés que rencontrent les enfants pygmées à l’école.
La coexistence entre les deux communautés : sociogenèse de la domination bantoue
Le campement pygmée de Nnaminkoundi et le village bantou de Mvoumbel : grammaire du vivre-ensemble originel
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Nnaminkoundi est un campement pygmée situé en face du village bantou Mvoumbel qui se trouve à environ 10 km de la ville balnéaire de Kribi. Cette dernière est le chef-lieu du département de l’Océan et abrite les institutions de l’arrondissement qui porte le même nom. Ce département constitue l’une des divisions administratives de la région du Sud dont la capitale est Ebolowa, qui se situe à deux heures de route de Yaoundé, la capitale politique du Cameroun.
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On accède à Nnaminkoundi en empruntant une pirogue artisanale qui permet de traverser l’un des bras de la Lobé, non loin des chutes de ce cours d’eau qui attirent de nombreux touristes, à partir du village bantou dénommé Mvoumbel. Le campement pygmée est situé juste en face de ce village. Peuplé d’une centaine d’habitants, Mvoumbel appartient à la communauté Mabéa et relève du commandement administratif de la chefferie traditionnelle de 2e degré du canton Mabi. Mvoumbel se trouve sur le trajet de la route qui relie Kribi à Campo, ville frontalière du Cameroun avec la République de Guinée équatoriale. Les ancêtres des Pygmées Bagyéli (ou Baguiéli) de Nnaminkoundi seraient venus de Niété, notamment de la région où se trouve l’actuel site du complexe industriel d’Hévécam, une agro-industrie d’hévéaculture.
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Le campement compte dix-huit adultes et quatorze enfants, soit un total de trente-deux habitants, ce qui correspond à la structure habituelle des sociétés de chasseurs-collecteurs comme les Pygmées. Ainsi que l’observe Abéga, « Ces sociétés sont généralement de petite taille, comptant entre vingt et trente membres vivant dans un vaste territoire » [2007, p. 50]. Au nomadisme des Pygmées, s’oppose le mode de vie sédentaire des Mabéa, qui forment une société agraire, une société d’essarteurs, et dépendent de ce fait de la production agricole, même s’ils n’ignorent pas la chasse et la cueillette. Comme le relève Althabe, « deux organisations d’ensemble antithétiques se trouvent en présence : chasse-nomadisme, plantations-sédentarité » [1965, p. 566]. La maîtrise de la métallurgie nécessaire à la fabrication des outils du travail agricole apporte aux Bantous une spécialisation, source de rapports inégaux au détriment des Pygmées, comme nous le verrons plus loin. Cette maîtrise de la métallurgie leur donne une supériorité technologique dont nous montrerons le poids dans le contrat de coexistence qui liait les deux parties à l’origine. Par ailleurs, alors que les Pygmées forment une société quasi égalitaire, où la différentiation des positions sociales est liée à l’âge, au sexe ou au savoir-faire, la structure sociale des Mabéa est de type hiérarchique, et légitime par conséquent les inégalités sociales.
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Les travaux des historiens et des anthropologues considèrent que les Pygmées sont les premiers occupants de la forêt équatoriale. Depuis lors, malgré leurs différences, ces deux communautés, « essarteurs et chasseurs-collecteurs confondus, font partie intégrante de l’écosystème forestier, qu’elles ont contribué à façonner au cours des derniers millénaires » [Bahuchet, 1997, p. 19]. L’arrivée des Bantous a nécessité une production indigène du droit de cohabiter, c’est-à-dire la réalisation d’un contrat visant à garantir les modalités d’un vivre-ensemble harmonieux des deux communautés. Fondé sur le respect mutuel de la particularité du mode de vie de chacune des collectivités en présence, ce contrat reposait sur le principe de la réciprocité, celui du don et du contre-don à l’œuvre dans l’institution du potlatch [3]
[3] Le potlatch est un système symbolique d’échanges de…
[Mauss, 2003]. Ainsi, autant l’obligation de donner est-elle une contrainte [Op. cit., p. 205], autant « l’obligation de recevoir ne contraint pas moins » [p. 210] de même que celle de rendre. Difficile de refuser tant chaque communauté a besoin du don de l’autre pour pallier les manques de son économie, même si l’on peut relever qu’il y a un léger avantage sur le plan de la culture matérielle au profit des Bantous, notamment grâce à la maîtrise de la métallurgie. La pratique de la chasse par les Pygmées dépend en effet des objets en fer qui leur sont offerts en échange de leur travail et du gibier. La supériorité des Bantous est aussi liée au fait que les sédentaires peuvent se procurer du gibier au moyen de pièges, alors que l’activité agricole des Pygmées ne peut pas vraiment leur permettre de subsister durant les périodes de soudure. Dans le passé, cette inégalité était cependant contenue.
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Le contrat de coexistence ne préfigurait pas une prise en charge unilatérale d’une communauté par l’autre, mais des obligations mutuelles assorties de droits précis. De fait, selon les termes de ce contrat, en contrepartie des objets en fer offerts et de la prise en charge alimentaire en saison sèche par les Bantous, les Pygmées étaient tenus de participer aux travaux champêtres des Bantous pendant leur période d’immobilisation, et de leur apporter le gibier ramené de l’expédition cynégétique durant la période des pluies [Althabe, 1965, p. 569]. Chez les Pygmées, la saison des pluies correspond à la saison de chasse, aussi, s’enfonçaient-ils dans la forêt pour mener les activités liées à celle-ci. C’est parce que « la saison sèche rend toute chasse impossible » [Althabe, 1965, p. 566], qu’ils revenaient aux abords des villages (pas nécessairement au même endroit) pour y vivre dans le cadre du contrat évoqué ci-dessus. Ainsi, « durant une très longue période […] les relations entre les Pygmées et leurs voisins ont pris la forme d’un rapport d’association reposant sur une réciprocité équilibrée de services » [Guillaume, 1989, p. 77 ; Bissengué, 2004].
La rupture du contrat originel de vivre-ensemble entre Bantous et Pygmées
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L’équilibre de cet échange organisé de services va cependant céder la place à un autre principe avec la colonisation, qui s’est accompagnée de la transformation des bases de l’économie locale. Cette transformation a généré une modification de la relation de la communauté pygmée à sa voisine bantoue, au profit de cette dernière. L’introduction des Pygmées dans les réseaux de commerce avec les colons permet d’illustrer la modification des relations entre les deux communautés. On observe une gradation des rôles de chacun dans les réseaux qui s’instaurent entre colons, Pygmées et Bantous. Les Pygmées sont utilisés comme fournisseurs de produits par les Bantous, alors que ceux-ci servent d’interlocuteurs aux Occidentaux, à qui la vente des produits est destinée. Les Bantous passent ainsi du statut d’associés à celui de gardiens de l’accès aux communautés Pygmées [Guillaume, 1989, p. 78].
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Cette rupture du contrat originel qui encadrait la coexistence entre les deux communautés demandait cependant à être légitimée. Les Bantous ont eu recours à une mythologie savamment construite et entretenue depuis lors : « l’autorité [du Bantou] trouve sa base dans le culte des ancêtres, ce sont eux qui ordonnent de lui obéir » [Althabe, 1965, p. 563]. Cette monopolisation de l’accès aux nomades s’accompagne aujourd’hui d’une appropriation de personnes par d’autres, qui n’est pas sans rappeler l’esclavage. Aussi peut-on entendre des Mabéa qui déclarent « ce sont mes Pygmées », et l’on ne peut rien traiter avec eux sans l’accord des Mabéa. Le contrôle de l’accès aux Pygmées est un mécanisme de mise au pas de cette communauté, qui en fait des êtres de seconde catégorie, des personnes indignes de parler elles-mêmes, en leur propre nom ou de ce qui les concerne.
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Il en est du contrôle de l’accès aux circuits commerciaux comme de la sédentarisation progressive des Pygmées à la suite de la destruction des forêts et de la raréfaction du gibier. La dégradation des écosystèmes forestiers dans la région de Kribi a eu pour effet d’étendre les territoires de parcours, qui « correspondent aux lieux où [les Pygmées] vont périodiquement pêcher, chasser et effectuer des collectes saisonnières » [Bahuchet, 1997, p. 20]. Il leur faut désormais parcourir de très vastes étendues de forêt, sans assurance de rencontrer du gibier. L’incertitude par rapport à l’issue de l’expédition cynégétique a fini par décourager les populations pygmées, avec pour conséquence l’abandon de leur mode de vie nomade, pour se fixer aux abords des villages bantous [Bailey, Bahuchet, Hewlett, 1992], comme nous avons pu l’observer dans le cas de Nnaminkoundi. En leur imposant un mode de vie auquel ils n’étaient pas habitués, la sédentarisation contrainte organise leur vulnérabilité par rapport aux Bantous. De chasseurs-collecteurs, les Pygmées se transforment en agriculteurs et sont désormais à l’ouvrage pour les travaux champêtres dans les plantations toute l’année, et non plus exclusivement en saison sèche comme c’était le cas jadis [Bahuchet, 1992]. Ce passage pour les Pygmées d’une société de cueilleurs-chasseurs à une société agraire pose problème, essentiellement du fait de son impact sur leur rapport aux Bantous, parce que c’est dans les plantations de ces derniers qu’ils travaillent. Bien que les Pygmées soient reconnus premiers occupants de la forêt, les Mabéa à Mvoumbel ne leur reconnaissent aucun droit de propriété sur la terre et « […] c’est avec difficulté généralement, que les Pygmées deviennent propriétaires de plantations » [Guillaume, 1989, p. 79]. Dans ces conditions, ils n’ont plus le choix : ils doivent travailler pour les Bantous pour espérer survivre.
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L’échange qui se structure dans ce cadre nouveau est de type inégal. Prenant appui sur le droit ancestral d’obéissance que les Pygmées ont vis-à-vis d’eux, les « pères du village » ne sont plus tenus d’apporter la contrepartie équivalente au don réalisé par l’un de leurs Pygmées. Cette situation rend compte de la rupture du contrat de coexistence entre les deux communautés. On sort du type de contrat instauré par le potlatch, qui imposait que la partie contractante qui n’a pas pu rendre le don ou le prêt perde son rang, et même son statut d’homme libre [Mauss, 2003, p. 212]. Dorénavant, c’est le contraire qui se produit, d’où le rapport inégal qui en découle au détriment de celui qui a donné, à savoir le Pygmée.
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Les salaires que reçoivent les Pygmées n’ont rien à voir avec la force de travail ou le rendement fournis, encore moins avec les besoins que leur impose leur nouveau mode de vie, où il faut désormais tout acheter. Au cours de notre enquête, les informations recueillies indiquent que ces salaires oscillent entre 5 000 et 10 000 francs CFA par an [4]
[4] Entre 7,30 et 14,60 euros (1 XAF = 0,00146 €).
. C’est dire que l’on assiste à une exploitation servile de ces populations indigènes et à leur introduction dans une pauvreté de longue durée. De ce point de vue, l’entrée dans l’agriculture organise leur dépendance à l’égard de leurs associés bantous d’hier, dont ils deviennent tout simplement les serfs. Cela explique le dénuement total dans lequel vivent les populations Pygmées de Nnaminkoundi. Il leur manque un peu de tout, jusqu’à la boîte d’allumettes, qui ne coûte que 25 francs CFA. Les Pygmées subissent ainsi quotidiennement l’exclusion sociale en raison de la dégradation des écosystèmes forestiers, qui les a poussés vers un autre mode de vie qui les installe à son tour dans les marges de la société. Ces données éclairent la condition pygmée. L’expression « condition pygmée » n’est pas utilisée ici au hasard : il s’agit de traduire les difficultés que rencontrent les Pygmées dans leur existence quotidienne. On peut parler de condition pygmée au même titre que de condition féminine, pour décrire une situation objective, celle d’une minoration et d’une marginalisation dans le cadre de rapports inégaux. La condition pygmée, c’est aussi celle d’une double marginalisation des Pygmées. Ils sont marginalisés par d’autres populations elles-mêmes marginalisées, parce que composées d’agriculteurs pauvres, notamment leurs voisins bantous dont les conditions de vie sont défavorables, et cette situation des Pygmées se retrouve dans leur relation à l’offre scolaire formelle.
Offre scolaire et reproduction de l’ordre social
L’offre scolaire destinée aux Pygmées : la reproduction de la domination bantoue
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Pour vérifier l’hypothèse de la situation pygmée comme étant la résultante d’une reproduction de la dynamique inégalitaire globale, il apparaît nécessaire de commencer par étudier l’offre scolaire dans la subdivision administrative de Kribi, en comparant les effectifs de Pygmées avec ceux des enfants d’origine bantoue [5]
[5] Les statistiques que nous exploitons dans cette subdivision…
. Au moment de notre enquête, l’Inspection d’arrondissement de l’éducation de base de Kribi comptait 46 établissements d’enseignement primaire, soit 37 écoles publiques et 9 écoles privées. Les deux secteurs, public et privé, regroupaient une population scolaire de 10 350 enfants. Le secteur public comptait 8 826 élèves contre 1 524 pour le privé. Les effectifs des élèves par école diminuent à mesure qu’on s’éloigne de la ville de Kribi. À titre d’exemple, en raison de leur situation en plein centre de la cité balnéaire, l’école bilingue de Kribi compte 522 élèves, l’école connue sous le nom de Groupe I en scolarise 866, et l’école Groupe II en a 851, alors que l’école de Bwambé, qui se situe à environ six kilomètres du centre administratif, ne compte que 367 élèves et que celle de Lolabé, plus distante encore du centre-ville, n’en enregistre que 36.
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D’après les données recueillies par l’inspection d’arrondissement de l’éducation de base de Kribi au cours de l’année scolaire 2006-2007, pour l’ensemble de cet arrondissement, on ne compte que 165 enfants pygmées parmi les élèves du primaire. Les 165 élèves d’origine pygmée de l’inspection de Kribi représentent 1,59 % des 10 350 élèves que compte l’inspection d’arrondissement. La marginalité de leur présence à l’école, notamment dans le cycle primaire, s’explique en partie par le faible nombre des populations pygmées. Elles ne représenteraient que 3 % des habitants de la forêt dans le monde [Bahuchet, 1997, p. 18]. La modestie de la présence des enfants pygmées dans les rangs des effectifs d’apprenants du primaire serait due en grande partie à leur faiblesse numérique, car ce pourcentage semble correspondre plus ou moins avec celui des Pygmées dans la population totale du pays [INS, 2005]. Cependant, la situation apparaît différente si on ramène l’observation au niveau micro, comme c’est le cas dans la présente étude. Parmi les quatorze enfants âgés entre dix et quinze ans que compte le campement de Nnaminkoundi, aucun ne va plus à l’école. Deux ont fait des études jusqu’en classe de CE1 (3e année du cycle primaire), et quatre n’ont fréquenté que la première année de l’école primaire (section d’initiation à la lecture, SIL) [6]
[6] L’école primaire comprend six classes : la SIL, le…
. Cette observation, faite sur le terrain, est corroborée par les données du rapport annuel de l’Inspection de Kribi pour l’année scolaire 2006-2007 [IAEB de Kribi, 2007]. Au regard de ce rapport, il n’existe aucun enfant pygmée dans les deux écoles les plus rapprochées du campement de Nnaminkoundi, notamment les écoles publiques de Bwambé et Grand Batanga, respectivement situées à 6 et 5 km. Or dans le village voisin (Mvoumbel), celui des Bantous, la quasi-totalité des enfants dont l’âge est compris entre 3 et 12 ans, soit trente-quatre sur les trente-sept que compte le village, sont des écoliers réguliers. La marginalité des effectifs de Pygmées au sein de la population scolaire de l’inspection de Kribi n’est donc pas seulement due à leur faible proportion au sein de la population. C’est aussi le résultat de leur marginalisation par l’ordre social sédentaire, car, comme le nombre d’enfants ayant été inscrits par le passé dans le cycle primaire au campement de Nnaminkoundi l’atteste, il y a une volonté des populations pygmées d’accéder à l’éducation scolaire au même titre que les autres populations. Cette envie est manifeste dans le propos de ce parent rencontré au campement : « Nous aimerions que nos enfants fréquentent [7]
[7] Au Cameroun, pour dire en français courant qu’un enfant…
comme ceux de nos pères du village d’à côté. Nous attendons que l’école leur donne des connaissances mais aussi des savoirs qui permettent de fabriquer des choses pouvant améliorer les conditions de vie de la communauté ». La demande d’éducation est aussi attestée par la forte colonie d’enfants pygmées appartenant à d’autres campements que celui qui fait l’objet de cette enquête, et que nous avons rencontrés dans les écoles publiques de Makouré, Bandevouri, et Bidou I (respectivement dix-neuf, quinze, et sept enfants).
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Il n’existe cependant pas d’école au campement de Nnaminkoundi. Les enfants pygmées doivent donc traverser le cours d’eau qui les sépare des villages bantous environnants pour trouver les établissements scolaires les plus proches. Il s’agit des écoles publiques de Lolabé, Bella, Bandevouri, Makouré, Bidou, Dombé, Bwambé. Les informateurs rencontrés à Nnaminkoundi posent le problème de l’éloignement des structures scolaires par rapport à leur campement, car les distances sont très importantes. Comme nous l’avons relevé plus haut, les deux écoles les plus proches du campement de Nnaminkoundi sont l’école publique de Grand Batanga et celle de Bwambé : la première est à environ 6 km de marche du campement et la seconde en est distante de 5 km. Pour les parents, cet éloignement des écoles constitue l’un des obstacles à la scolarisation des enfants. Ils estiment que « si on vient implanter une école à la chefferie de Mvoumbel, cela peut encourager beaucoup de parents et d’enfants ». Certains ajoutent qu’ils ne veulent pas que leurs enfants soient analphabètes comme eux-mêmes. La demande d’éducation est donc contrariée par l’absence d’offre scolaire.
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Toutes les écoles sont situées dans le territoire des Bantous, comme si l’école devait d’abord passer par chez eux avant d’atteindre leurs subordonnés que sont les Pygmées. Il y a là une reproduction de l’imaginaire du rapport institué avec l’arrivée du colon, notamment celui que l’on a observé dans le processus qui a conduit à l’introduction des Pygmées dans les circuits commerciaux durant la période coloniale. Les Bantous ont la possibilité de contrôler l’accès à l’école des Pygmées en leur interdisant de séjourner dans leur territoire sous peine de sanction. Ce contrôle géostratégique de l’espace d’accès à l’école suggère que l’institution scolaire semble avoir accepté la subordination des Pygmées aux Bantous, ce qui peut amener l’observateur à considérer qu’il y a là discrimination raciste de l’État camerounais du fait de la reconnaissance de la condition dominée des Pygmées par les pouvoirs publics.
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De même, l’organisation de l’année scolaire, notamment en termes de calendrier, paraît avoir été prévue à l’usage des seuls Bantous ou des populations sédentaires, ce qui constitue également un handicap pour la scolarisation des Pygmées. Ceux-ci sont prêts à envoyer leurs enfants à l’école mais sans renoncer à leur mode de vie qu’ils ne veulent pas sacrifier. Les Pygmées vivent de la chasse et de la cueillette autant que du produit de la pêche : l’année scolaire actuelle au Cameroun s’étend de septembre à juin, avec trois trimestres répartis comme suit : le premier trimestre, de septembre à la mi-décembre, le deuxième trimestre, de janvier à la fin mars, et le troisième trimestre, d’avril à juin. Ce calendrier s’impose en discordance avec celui des activités annuelles des Pygmées. D’octobre à janvier, ceux-ci sont en déplacement, et cette période correspond à la saison de grande pluie, qui est aussi celle de la chasse chez les Pygmées. De janvier jusqu’à l’approche du mois d’août, les déplacements sont moins importants parmi les Pygmées ; ils passent ainsi environ sept mois sur place. Le décalage qui existe entre la répartition de leurs activités dans le temps et le calendrier scolaire suggère que, pour aller à l’école, les Pygmées doivent abandonner leur mode de vie, fondé sur ce calendrier d’activités. Cette discordance des calendriers indique par conséquent une marginalisation des Pygmées par l’école formelle. Dans la mesure où l’école est une production culturelle de la sédentarité, l’on constate que la marginalisation scolaire des Pygmées est tout simplement une figure de la reproduction de leur exclusion en raison de leur mode de vie.
Les problèmes rencontrés par les enfants pygmées pour être scolarisés : la reproduction de l’exclusion sociale
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Nous abordons maintenant la manière dont les rapports de domination socioéconomiques que subissent les Pygmées se reproduisent sur le plan de l’accès et du maintien à l’école. Le premier problème auquel les enfants pygmées doivent faire face, c’est celui du regard de l’autre, notamment celui que le Bantou ou l’étranger à leur écosystème forestier et à leur mode de vie pose sur eux.
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Dans l’imaginaire colonial occidental, particulièrement celui des explorateurs, « les Pygmées sont des singes et non des hommes » [Bahuchet, 1993, p. 161], des êtres inférieurs, et de ce point de vue, ce sont des sous-hommes. Au Cameroun aussi, l’imagerie populaire les a construits ainsi, c’est pourquoi de nombreux Camerounais n’hésitent pas à défendre la thèse selon laquelle les Pygmées sont des primitifs [Bahuchet, 1993, p. 154]. C’est aussi ce que suggère le fait que l’univers religieux des Pygmées est un univers composé de fétiches, fétiche protecteur/fétiche pourvoyeur. Ce point de vue est souvent mobilisé pour justifier le peu de confiance que les Pygmées accordent à la médecine moderne au profit de la pharmacopée traditionnelle, affirmant ainsi leur attachement aux croyances qui reposent sur le pouvoir des herbes et des écorces que leur fournit la forêt. Cette absence de confiance à l’égard de la science est souvent convoquée pour rendre compte de leur mépris de tout ce qui y est relatif, comme l’école.
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Par ailleurs, chez les « primitifs », catégorie dans laquelle l’anthropologie de la première heure a classé les populations indigènes comme les Pygmées [Bahuchet, 1993], les savoirs s’organisent de façon différente, et le principe de la contradiction n’est pas pris en compte. Ainsi A peut aussi bien être égal à A et à ce qui n’est pas A. Selon Levy-Brühl, c’est ce qui fait qu’ils confondent ce qu’un individu « connaît en rêve » et « ce qu’il voit quand il est éveillé » [1951, p. 55]. La pensée primitive est fondée sur ce que l’anthropologue français appelle la loi de la participation :
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« Évidemment de ce que toute image, toute reproduction participe à la nature, aux propriétés à la vie de ce dont elle est l’image. Participation qui ne doit pas être entendue à la façon d’un partage, comme si le portrait par exemple, emportait une fraction de la somme de propriétés ou de vie possédée par le modèle. La mentalité primitive ne voit aucune difficulté à ce que cette vie et les propriétés soient à la fois dans le modèle et dans l’image en vertu d’un lien mystique entre eux, lien représenté sous la loi de la participation, l’image est le modèle… Donc on peut obtenir d’elle ce qu’on obtient de lui, on peut agir sur lui en agissant sur elle ».
[Levy-Brühl, 1951, p. 80-81]
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De ce qui précède, il ressort que la pensée primitive ignore la contradiction au nom de la loi de la participation. C’est en cela que Levy-Brühl la considère comme prélogique ou mythique. Cette réduction du Pygmée à la pensée mythique indique, en fin de compte, qu’il serait incapable de s’élever au niveau du concept. Ces théories incitent à penser que les enfants pygmées du campement de Nnaminkoundi ne développent pas d’attachement à l’égard de l’institution scolaire, parce qu’ils transposent leur imaginaire dans leur vie quotidienne. Cette analyse repose sur la thèse du déficit culturel intrinsèque du Pygmée. Selon cette thèse, c’est la culture locale, celle de ces populations autochtones qui constitue l’obstacle à leur scolarisation, parce qu’elle serait par essence déficitaire quant aux exigences inhérentes à la scolarisation.
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Par ailleurs, l’institution scolaire peut se transformer en espace ou cadre de reproduction de la violence symbolique que les Bantous exercent quotidiennement sur les Pygmées depuis la rupture du contrat de coexistence équilibré qui les unissait avant l’arrivée des colonisateurs. Comme nous l’avons souligné plus haut, il n’y a pas de formations scolaires exclusivement réservées aux Pygmées dans la localité de Mvoumbel et ses environs. Le groupement pygmée de Nnaminkoundi ne dispose pas non plus d’écoles. Aussi les enfants de ce campement vont-ils dans les mêmes écoles que leurs congénères des villages environnants, notamment les villages bantous. L’école pourrait fonctionner comme lieu de brassage des populations et de mise ensemble de groupes sociaux dont le quotidien est pourtant celui d’une existence d’inégalités et de déséquilibres sociaux au détriment des populations indigènes. Cependant, elle ne débouche pas sur la réalisation d’une communauté scolaire réalisant les modalités du savoir-vivre ensemble des enfants issus de conditions et d’ethnies différentes, car elle ne réalise pas la déconstruction de la hiérarchie sociale locale qui impose aux Pygmées de vivre dans une condition de servitude vis-à-vis des Bantous. En effet, quelle que soit la différence d’âge pouvant exister entre un Bantou et un Pygmée, ce dernier ne bénéficie pas des égards dus à son âge. Aussi, quel que soit leur âge, les enfants pygmées sont-ils soumis aux brimades de toute nature à l’école. Ils doivent par exemple porter les effets scolaires des Bantous en plus des leurs. Les bastonnades sont quasi quotidiennes ainsi que les railleries des Bantous à leur encontre. Ils ne peuvent prendre place en classe avant les enfants bantous ; il leur faut attendre que ceux-ci soient installés ou qu’ils s’installent. Aussi, les dernières places leur sont-elles souvent réservées presque d’office, comme nous l’avons observé à l’école publique de Bandevouri ou encore à celle de Bidou I. Eu égard à leur petite taille, cette situation peut constituer un gros handicap pour leur confort pendant les cours en classe.
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À ce qui précède s’ajoute l’analphabétisme des parents des enfants pygmées. Ils ne savent ni lire ni écrire, toutes choses qui seraient très utiles pour pouvoir aider les enfants au cours des premières années de la scolarité de leurs enfants, et cette situation pose un réel problème pour leur suivi. C’est aux Bantous encore qu’il revient de les initier. Dans l’ambiance et l’esprit de violence et de moqueries qui caractérise leur cohabitation, il est clair que leur initiation scolaire est rendue très difficile. Cela permet de comprendre le fait que ceux des Pygmées qui réussissent à aller à l’école restent pour la plupart dans les petites classes comme l’atteste le graphique 1.
Graphique 1 – Répartition des élèves pygmées en primaire selon le sexe et selon la classe dans l’arrondissement de Kribi, 2006-2007Graphique 1
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Le graphique ci-dessous indique que plus on s’éloigne des classes inférieures du cycle primaire, moins on compte d’élèves. Les trois premières classes comprennent 140 élèves pygmées sur les 165 inscrits en primaire, soit 84,5 % des effectifs scolaires pygmées. Seuls 2,4 % des effectifs des élèves pygmées sont inscrits au niveau le plus élevé du cycle, le CM2, alors que 40 % sont inscrits en section d’initiation au langage (SIL). La probabilité de maintien à l’école des enfants pygmées s’amenuise au fur et à mesure que l’on évolue vers la fin du cycle, au contraire de leurs voisins bantous. Cela permet de comprendre qu’il y ait un faible nombre d’enfants pygmées parmi les élèves des établissements d’enseignement secondaire. Pour l’ensemble du département de l’Océan, dans les lycées et collèges, ils sont au nombre de quatre. L’institution scolaire apparaît, de ce point de vue, comme une structure de reproduction des inégalités qui trouvent leur origine dans les espaces culturel et socioéconomique.
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Cette déperdition scolaire peut être appréciée comme une expression des conditions de vie des populations pygmées. Comme nous l’avons montré, sur le plan économique, les Pygmées vivent dans une sorte de prise en charge de la part de leurs patrons Bantous. Ils leur servent de main-d’œuvre pour les travaux champêtres et, en échange, les Bantous leur assurent leur alimentation. Or pour parvenir à subsister, les Pygmées ont besoin d’un peu plus que l’alimentation de base, comme accéder aux soins de santé primaires, prendre en charge la scolarisation de leurs enfants, etc., qui sont autant de besoins que le mode de vie sédentaire leur impose, et qui demandent des moyens financiers. Le revenu moyen annuel d’une famille pygmée est de 50 000 francs CFA. Les Pygmées sont si pauvres qu’ils n’arrivent pas à subvenir aux frais de scolarité de leurs enfants, même s’ils désirent les scolariser, ce qui indique une situation d’exclusion sociale de cette communauté, qui se transforme en exclusion scolaire. Par ailleurs, les Pygmées du campement de Nnaminkoundi vivent dans des huttes en paille, ce qui les expose aux intempéries de toutes sortes, notamment à la pluie, et parmi les problèmes soulevés par les enfants de ce campement qui ont suivi une scolarité se trouvent celui de la conservation des fournitures scolaires. Ainsi, quand bien même les parents seraient parvenus à acheter quelques fournitures scolaires, il n’est pas acquis que celles-ci soient utilisables tout au long de l’année scolaire. Les courts séjours des enfants pygmées à l’école peuvent aussi être expliqués par ces problèmes matériels. Les conditions socioéconomiques des Pygmées influencent leur séjour à l’école et la durée de celui-ci : la reproduction des inégalités socioéconomiques s’affirme dans les conditions discriminantes et inégalitaires de la scolarisation des enfants.
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Tous ces éléments indiquent que ce ne sont nullement les capacités intellectuelles des enfants pygmées qui sont en cause, comme nombre de travaux avant celui-ci en apportent la preuve [voir Bissengué, 2004 ; Bouquiaux, 2007], mais les conditions objectives de leur existence quotidienne. Ce sont ces dernières qui déterminent leur rapport inégal à l’école et qui sont transformées en inégalités scolaires, ce qui contribue à légitimer la thèse d’un handicap culturel dont souffriraient les Pygmées. Leur scolarisation apparaît ainsi comme un espace de légitimation et de ratification de la structure sociale discriminante qu’ils subissent au quotidien. C’est cela, le « sens caché » de leur sous-scolarisation.
Conclusion
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L’étude présentée ici avait pour objet de saisir l’institution scolaire comme un espace de médiation des rapports sociaux inégaux qui organise le quotidien de la coexistence entre la communauté des Pygmées du campement de Nnaminkoundi et celle des Bantous, notamment les Mabéa du village Mvoumbel, voisin du campement. Nous avons montré que ces deux groupes humains n’ont pas toujours vécu selon des rapports inégalitaires. La domination bantoue que l’on observe aujourd’hui est le fait d’une conjoncture historique. La sédentarisation des Pygmées consécutive à l’abandon progressif du mode de vie nomade et l’entrée dans la modernité sont les deux principaux moteurs de cette mutation. C’est ce nouvel ordre social et économique que l’on voit à l’œuvre dans l’accès à l’offre scolaire qui, telle qu’elle se présente aux Pygmées, ratifie leur domination par les Bantous. L’École participe ainsi à la légitimation des inégalités au détriment de ces populations indigènes. Elle entretient les disparités par la nature des problèmes face auxquels elle place les enfants issus de la communauté pygmée, et qui contribuent à les exclure du système scolaire. Sous le couvert de l’égalité des chances et de la construction d’une société de coexistence équilibrée, l’École devient une structure de sélection qui transforme l’exclusion sociale en exclusion scolaire ; nous sommes face à un « racisme institutionnalisé » qui remet en question la neutralité supposée de l’institution scolaire. C’est parce que nombre d’organismes ont saisi que l’école camerounaise est une machine à transformer les disparités sociales en inégalités légitimées par les rapports sociaux qu’ils s’emploient depuis peu à apporter un appui aux communautés indigènes pour leur éviter l’installation dans une exclusion sociale durable, c’est-à-dire structurelle, façonnant le devenir de générations entières.
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Notes
[*]
Sociologue, maître de conférences, Université catholique d’Afrique Centrale.
[1]
Nous parlons d’intracommunautaires parce que la sédentarisation des Pygmées les a introduits dans une vie communautaire d’un genre nouveau avec leurs voisins bantous : pour rappel, les Pygmées vivaient autrefois dans la forêt, séparés de leurs voisins qui avaient colonisé les villages [Althabe, 1965 ; Bahuchet, 1985, 1992].
[2]
C’est l’occasion pour nous de rendre hommage à cet anthropologue camerounais au talent de chercheur inestimable. En lui, nous reconnaissons l’initiation à la rigueur scientifique et l’amour du terrain et du travail bien fait. Il est décédé le 24 mars 2008 : que retenir de plus de lui que la détermination à produire grâce à ce goût du labeur.
[3]
Le potlatch est un système symbolique d’échanges de dons entre communautés ou groupes sociaux alliés.
[4]
Entre 7,30 et 14,60 euros (1 XAF = 0,00146 €).
[5]
Les statistiques que nous exploitons dans cette subdivision sont tirées du rapport de fin d’année scolaire 2006-2007 de l’Inspection d’arrondissement de l’éducation de base (IAEB) de Kribi. Nous tenons à remercier Menduga Boneface, inspecteur de cet arrondissement, qui a bien voulu nous laisser accéder à ces données.
[6]
L’école primaire comprend six classes : la SIL, le CP, le CE1, le CE2, le CM1 et le CM2 (SIL : Section d’initiation à la lecture ; CP : Cours préparatoire ; CE : Cours élémentaire ; CM : Cours moyen).
[7]
Au Cameroun, pour dire en français courant qu’un enfant va à l’école, on dit qu’il fréquente.
Résumé
Français
Le présent article étudie les inégalités d’accès à l’offre scolaire sous l’angle de la reproduction des dynamiques qui structurent l’ordre social. Il s’agit d’une étude comparative entre deux groupes sociaux qui cohabitent dans le même espace avec des conditions d’existence différentes, les Pygmées et les Bantous de la localité de Kribi dans le Sud du Cameroun. Ce travail entend rechercher les déterminants socioculturels et économiques des mécanismes qui participent à la reproduction des inégalités sociales et à leur aggravation, par l’exclusion de la scolarisation de certains groupes sociaux ou de certaines catégories de la société. Pour ce faire, nous avons retenu l’enseignement primaire comme cadre d’étude. La collecte des données repose sur l’observation directe, la recherche documentaire, la conduite d’entretiens individuels et de focus group ainsi que des interviews ciblées.
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