Asmâa Bassouri
La crise qui couvait depuis de longs mois entre la Cour Pénale Internationale (CPI) et les Etats africains, a éclaté au grand jour après que les tensions entre les deux aient atteint leur sommet. En moins d’un mois, trois pays africains – Burundi, Afrique du Sud, et Gambie – ont officialisé leur retrait de la CPI, dénonçant un soi-disant «afro-centrisme» de cette dernière qui ne poursuit que des Africains. S’agit-il d’un véritable racisme institutionnel ou d’une simple raison juridique conjoncturelle?
Créée en 2002 sous l’impulsion de l’ONU, après la ratification par suffisamment d’Etats du Statut de Rome (son acte fondateur), la CPI est une Cour à vocation universelle et permanente, ayant pour objectif louable de réduire l’impunité par rapport aux crimes internationaux les plus graves. Sur les 193 membres de l’ONU, la CPI compte actuellement 124 membres dont 34 sont issus du continent africain, et qui représentent de loin le groupement régional le plus important au sein de ladite institution. L’Afrique était très favorable à la CPI, et ses relations avec cette dernière étaient marquées par une bonne collaboration avant de s’acheminer vers le défi, l’hostilité déclarée puis le retrait. Ceci commença lorsque des dirigeants africains furent mis en accusation, à savoir le président soudanais Omar El-Béchir et président et vice-président kenyans Uhuru Kenyatta et William Ruto. L’Union Africaine partit alors en croisade contre la CPI, tenant une myriade de sommets extraordinaires où elle exhortait ses membres à ne pas coopérer avec elle, en n’exécutant pas notamment le mandat d’arrêt délivré contre El-Bechir ; la dignité du continent en dépendait car si, en plus d’être concentrée à dessein sur l’Afrique, la CPI y poursuit maintenant des chefs d’Etats encore en exercice, c’en était trop !
D’abord, le constat que ce soit principalement l’Afrique qui alimente la CPI en affaires ne peut que laisser perplexe, voire sceptique, et nourrir ainsi une perception de justice biaisée. Seulement, les raisons de cet état de fait sont souvent mal comprises : sur un total de dix enquêtes officiellement ouvertes devant la CPI, neuf concernent des situations africaines dont six sont issues de renvois volontaires par les pays africains eux-mêmes (RDC, Ouganda, Côte d’Ivoire, Mali et RCA deux fois). Une seule enquête était de l’initiative du Procureur (Kenya) et les deux autres ont été déférées à la Cour par voie de résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU (Soudan et Lybie).
Que la CPI s’intéresse à l’Afrique n’a donc a priori rien d’un acharnement.
Ensuite, sur les trois modes de saisine de la CPI – renvoi par un Etat-Partie, saisine proprio motu du Procureur et renvoi par le Conseil de Sécurité – ce dernier pose particulièrement problème, en ce que des rapports de force présidant le Conseil, en faisant un organe hautement politisé. Il s’en suit que son intervention en renvoyant des situations devant la CPI, politise volens nolens le travail de cette dernière. Ses membres permanents jouissent d’une prérogative exorbitante – i.e. le droit de véto – ce qui rend la procédure de vote de résolution assez arbitraire. En plus d’user de leur pouvoir pour saisir la Cour alors qu’ils n’y sont même pas membres (USA, Russie, Chine), ils peuvent accorder une protection de facto à un pays où sont commis des crimes rentrant dans la compétence de la CPI (cas de la Syrie par exemple où plusieurs tentatives de vote de résolution pour déférer les crimes en question avaient été étouffées). Dès lors, ce mode de fonctionnement du Conseil jette in fine du discrédit sur la Cour et nourrit la défiance actuelle vis-à-vis de la CPI.
Du reste, aucune des situations africaines portée devant la CPI n’est injustifiée.
Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui y sont commis heurtent la conscience humaine et méritent une réponse judiciaire. De plus, les Etats africains doivent se rappeler qu’aucune poursuite n’aurait été possible s’ils avaient montré leur volonté et capacité à juger eux-mêmes les criminels, la juridiction de la Cour reste complémentaire de celle des Etats auxquels il revient en premier le devoir de poursuivre. Or, devant des systèmes nationaux de justice aussi précaires que corruptibles, la CPI assume la répression des crimes en question, loin de toute allégation d’empiètement sur la souveraineté étatique, le Statut de Rome devient un prolongement de celle-ci à partir du moment de sa ratification. Qui plus est, la CPI enquête depuis un an environ en Géorgie, et des examens préliminaires (étape préalable à l’ouverture officielle d’enquête) sont en cours en Afghanistan, Iraq, Palestine, Colombie, Ukraine… et un peu plus récemment l’une des grandes puissances occidentales, à savoir la Grande-Bretagne pour les sévices de son armée en Iraq. Même les Etats-Unis – Etat non-partie au Statut de Rome et donc échappant normalement à la juridiction de la Cour – risquent de voir leurs ressortissants passer sous les fourches caudines de la justice internationale pour les exactions commises en Afghanistan. La Procureure s’étant montrée fermement décidée dans ce sens : si l’examen préliminaire en Afghanistan aboutit et que des preuves inculpant des Américains sont collectées, ces derniers deviennent comptables devant la CPI en raison de la compétence territoriale (e.g. la commission de leurs forfaits sur le territoire d’un Etat-Partie qu’est l’Afghanistan). Le manque de communication, par la CPI, au sujet de ces enquêtes préliminaires participe de la suspicion nourrie par les Africains à son égard concernant le deux poids deux mesures.
Loin d’être au-delà de tout reproche, la CPI demeure par-dessus tout une juridiction de dernier ressort pour le continent. Si l’effet domino reste à craindre du fait des retraits qu’il y a eu, une chose est sûre : tout retrait serait une incontestable régression qui conforterait certains dictateurs soucieux d’organiser leur impunité. Et si pour toutes les raisons objectives précitées, les allégations de partialité contre la CPI paraitraient infondées, cette dernière devrait néanmoins améliorer son attitude : en élargissant davantage son action aux situations problématiques hors-Afrique, en installant plus de transparence via une stratégie de communication solide où elle expliciterait, entre autres, sa politique de sélection des affaires, ainsi qu’en déclarant publiquement ses limites et contraintes, notamment sa sujétion au Conseil de Sécurité.
Relativement à ce dernier point, et quoique la CPI ne soit pas le forum approprié pour débattre de la réforme du Conseil, laquelle doit s’inscrire en tant qu’objectif à long terme dans l’agenda de la communauté internationale, la Cour doit au moins installer des contre-pouvoirs en amendant son Statut dans le sens conditionner ce mode de saisine.
Asmâa Bassouri, doctorante en droit international, Université Cadi Ayyad Marrakech (Maroc).
Article publié en collaboration avec Libre Afrique.
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