Après le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie, le Kenya vient de s’engager dans la procédure de retrait de la Cpi, à la suite de la Namibie qui avait manifesté la même intention dès mars 2016. D’autres retraits de pays africains sont attendus, surtout depuis la notification de sa décision à l’ONU, par l’Afrique du sud, dont l’influence diplomatique en Afrique est certaine et l’appel de la présidence soudanaise aux «leaders africains et les peuples d’Afrique qui sont encore membres à se retirer collectivement de la CPI». Comment le Congo (Brazzaville) pourrait-il s’y maintenir, après l’adoption par referendum, en octobre 2015, de sa nouvelle constitution qui dispose qu’“aucun citoyen congolais ne peut être ni extradé, ni livré à une puissance ou organisation étrangère”?
La question que bien d’observateurs n’osent pas poser publiquement est de savoir combien d’Etats africains pourraient s’engager dans cette procédure. La cascade de retraits pourrait-elle concerner les 34 Etats africains membres de la juridiction criminelle internationale qui compte, à ce jour, 124 Etats parties ?
Cette préoccupation ne manque pas d’intérêt. Car, le retrait de la totalité des Etats membres ou seulement de 25 d’entre eux, invaliderait le Statut de Rome, fondateur de la Cpi, dans la mesure où son entrée en vigueur supposait la ratification d’au moins 100 Etats.
Mais, même en dehors de cette hypothèse maximaliste, le retrait d’un nombre significatif d’Etats africains, porterait assurément un coup dur à cette institution. D’abord, il suffirait que 8 pays au total se retirent et s’ajoutent aux 20 autres qui ne font pas partie de la Cpi, pour que l’Afrique (de 54 Etats) soit majoritairement en dehors de cette institution qui a une vocation universelle. Avec ce nombre de retraits, le groupe Afrique ne serait plus le plus important à la Cpi, surclassé par le groupe de 28 États d’Amérique Latine et des Caraïbes, et presque à égalité avec celui des 25 membres du Groupe des États d’Europe occidentale et autres États.
Une telle défection des Etats africains, s’ajoutant aux 69 autres Etats de l’ONU qui ne font déjà pas partie de la CPI (Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, etc.) ne manquerait d’ailleurs pas de s’interroger sur la pertinence de certains mécanismes de la CPI, notamment la compétence universelle.
Ensuite, la Cpi pourrait manifestement manquer de « carburant » (Mikhail Gamandiy-Egorov) avec le retrait des Etats progressistes, dont les dirigeants constituent, en fait, sa cible principale, en exécution de son agenda secret qui est d’accuser «des personnes dont la communauté internationale veut se débarrasser par l’instrumentalisation de la justice internationale » (Norbert Navarro, RFI). Si ces pays se soustraient à l’obligation de coopération que leur impose leur appartenance à la Cpi, il ne lui resterait que certains opposants engagés dans les pays de la zone d’influence de l’impérialisme occidental. Mais que ceux-là soient jugés par la Cpi ou par leur juridiction interne, il n’y a aucune différence. La Côte d’Ivoire sous Ouattara en est l’exemple le plus éloquent. La même justice à sens unique y est pratiquée comme à la Cpi. Il n’y a que les pro-Gbagbo qui sont poursuivis et condamnés, même sans preuve, alors que les criminels avérés plastronnent sur les tapis écarlates du pouvoir d’Abidjan.
Un retrait qui est l’aboutissement d’une révolte
L’enjeu de ces retraits se mesure d’ailleurs mieux dans une analyse plus approfondie des griefs. Si l’Afrique du sud a invoqué « ses obligations au regard de la résolution pacifique des conflits … parfois incompatibles avec l’interprétation donnée » par la CPI, notamment au regard du respect de l’immunité diplomatique de certains dirigeants, les deux autres pays ont mis en avant la « politisation de l’action de la CPI ». Devenue « un instrument de pression sur les gouvernements des pays pauvres ou un moyen de les déstabiliser sous l’impulsion des grandes puissances » pour le Burundi, elle « est en fait un tribunal international caucasien pour la persécution et l’humiliation des personnes de couleur, en particulier les Africains », pour la Gambie, malgré sa dénomination « Cour pénale internationale ».
Quelques cas emblématiques confirment le bienfondé des arguments avancés pour expliquer la révolte grandissante des chefs d’État africains. Un : dans la situation de la Côte d’Ivoire, la Cpi continue son « procès de la honte », alors qu’il est de notoriété aujourd’hui que les poursuites arbitraires contre le Président Laurent Gbagbo ont été manipulées par la France, et ne reposent sur aucune base légale. Et que, par ailleurs, les vrais auteurs des crimes contre l’humanité en Côte d’Ivoire, qui sont connus, bénéficient plutôt de la bienveillance et de la complicité active de la communauté internationale. Deux : la Cpi et l’Onu ne semblent prendre aucune initiative sérieuse, pour faire diligenter une véritable enquête indépendante sur les allégations de corruption qui auraient fondé les poursuites contre le Président Omar el-Béchir du soudan. Trois : l’Afrique est sa cible privilégiée et exclusive, en dépit des atrocités commises ailleurs dans le monde, ses dirigeants étant poursuivis même en plein exercice du pouvoir. Le Statut de Rome n’est autre que le « code noir » revisité pour l’adapter à l’évolution des mentalités.
Ces faits et griefs avaient justifié des actes de défiance de plus en plus fréquents. L’Afrique du Sud avait refusé d’arrêter le président Omar el-Béchir, inculpé par la CPI de crimes divers, à l’occasion de sa visite à Johannesburg en juin 2015. L’Union Africaine avait même édicté deux résolutions enjoignant les Etats à ne pas collaborer avec la CPI à l’occasion de ses mandats d’arrêt contre Omar el-Béchir et Mouammar Kadhafi. Lors du 26e sommet de l’Union africaine en janvier 2016, les chefs d’État africains ont adopté la proposition kényane d’élaborer « une feuille de route pour un retrait de la CPI » pour les 34 États africains faisant partie de l’organisation. La cascade de retraits à laquelle nous assistons, est donc l’aboutissement d’une révolte visiblement croissante au sein de l’opinion publique africaine et qui s’est exprimée sous plusieurs formes.
Mais, curieusement, les réactions internationales n’ont pas été à la hauteur de cette saignée, une grande première dans la vie de la juridiction criminelle internationale et même dans des relations internationales. Les organisations de défense des droits de l’homme (Amnesty International, Human Rights Watch, Lawyer For Human Rights), l’Union européenne, et la France sont restées dans les lieux communs, servant la litanie habituelle. Elles ont exprimé leur inquiétude et leur profond regret parce que ces retraits constitueraient « un déni de justice », « une trahison vis-à-vis de millions de victimes », et marquerait « un triste jour » pour les droits de l’homme dans la mesure où « les victimes ont le droit d’accéder à la justice, comme les chefs d’Etat ont le devoir de s’y plier ». Elles sont ainsi restées focalisées sur les objectifs de la Cpi que personne ne remet en cause par ailleurs, ignorant royalement que dans sa pratique, l’institution s’était muée en monstre pour les dirigeants et les peuples d’une partie du monde, sacrifiant les nobles idéaux qui avaient justifié sa création sur l’autel des intérêts impérialistes et de la corruption.
Ce n’est que dans un deuxième temps, que les réactions ont semblé plutôt rechercher des négociations pour aboutir à un consensus. Le porte-parole de l’ONU a annoncé des discussions en coulisses par « certains pays préoccupés » afin de convaincre Pretoria et d’empêcher une contagion, avant que Sidiki Kaba, Président de l’Assemblée des Etats parties, n’appelle à un « consensus », parce qu’« on ne peut pas balayer d’un revers de main les appréhensions, les critiques, voire les récriminations des pays africains, il faut les examiner avec sérieux et les corriger au besoin. Il nous paraît important que des initiatives fortes soient engagées pour trouver une issue heureuse à cette situation ». La France a appelé «à entretenir un dialogue constructif sur le fonctionnement du système de justice pénale internationale ».
Pour autant que ce dialogue soit encore nécessaire pour des Etats qui ne veulent plus se lier au sein de la Cpi, il faudra néanmoins trouver le cadre adéquat. La recherche d’une solution ne devrait pas concerner uniquement les Etats qui ont déjà annoncé leur intention de quitter. D’autres vont certainement suivre. Et, de toute évidence, le cadre strict de l’Assemblée des Etats parties de la Cpi est très étroit pour aborder ces différents problèmes. Des Etats non parties sont concernés par les griefs actuels contre la Cpi, qui, en vertu de la compétence universelle, a eu à connaître des événements qui se sont déroulés sur le territoire national d’Etats non parties au statut sur base du chapitre VII de la Charte de l’ONU, comme par exemple en 2005 (Darfour/Soudan) et en 2011 (Libye). Peut-on objectivement traiter cette question en faisant fi des 20 autres pays africains qui ne sont pas membres de l’organisation, même si, en vertu de leur souveraineté, ils ne sont pas obligés d’adhérer à cette organisation ? Parmi eux, certains avaient signé le Statut de Rome, mais avaient par la suite décidé de ne pas déposer les instruments de ratification.
Un cadre de concertation entre l’UA et l’Onu est aussi cité. Mais, la question du retrait massif des Etats africains de la Cpi ne fait pas l’objet d’un consensus. Lors du sommet de l’Union africaine à Kigali, le constat a été fait, comment concevoir alors la délégation africaine qui mènerait les pourparlers et en vertu de quel agenda ?
Oui, si le cadre adéquat est trouvé, il resterait à résoudre la question de l’objet de ces négociations. S’il paraît évident que cette crise ne saurait se dénouer, sans l’annulation du mandat d’arrêt visant le président Omar el-Béchir et la libération de Président Laurent Gbagbo ou encore le renoncement à la poursuite des présidents en exercice, cette préoccupation concerne plus l’avenir. Quelle garantie la Cpi pourrait-t-elle offrir aux dirigeants africains de ne plus les poursuivre en fonction des intérêts de l’impérialisme occidental ? C’est la question essentielle déduite des déclarations burundaise et gambienne qui, en tançant vertement l’impérialisme occidental, indiquent bien qu’en toile de fond, le rejet de la Cpi traduit bien un refus d’un ordre colonial qui se prolonge.
Sous cet angle, il importe de se souvenir que les réflexions antérieures à cette cascade de retrait avaient envisagé des solutions alternatives à la Cpi. Celles-ci vont certainement être remises sur la table. La réforme de l’UA confiée au Président Rwandais Paul Kagamé pourrait-elle envisager une cour criminelle africaine et des droits de l’homme ?
En tout état de cause, il paraît difficile d’imaginer les africains faire marche arrière. L’Afrique digne a l’occasion de montrer sa ferme volonté de consolider les souverainetés acquises, en exigeant que cesse le traitement humiliant et arbitraire de ses dirigeants, juste pour satisfaire des appétits impérialistes des pays occidentaux. Pourra-t-elle résister aux pressions de toutes sortes, y compris le chantage financier auquel l’UE et les USA ne manqueront pas de recourir ?
Félix TANO
Professeur de Droit
Côte d’Ivoire
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