>Soro Guillaume sur les traces d’Alassane Ouattara ?
Un peu d’histoire d’abord avant de passer à l’analyse de l’actualité politique nourrie par l’adoption par l’Assemblée nationale de l’avant-projet de la nouvelle constitution et d’établir une corrélation entre le passé, le présent et le futur.
Le 31 Mai 2000, bien que se sentant visé mais pas suffisamment fort à l’époque pour faire basculer les choses en sa faveur, Alassane Ouattara appelle à voter Oui au référendum constitutionnel du 23 juillet même s’il reconnaît que « le texte renferme certaines ambiguïtés et incohérences concernant les conditions d’éligibilité du Président de la République ». Mais à peine voter à une large majorité de 86, 53% avec un taux de participation de 56%, la nouvelle constitution sera brocardée par Ouattara et ses partisans pour dérive ivoiritaire et qualifiée de confligène. La voie des dénonciations et autres manifestations politiques n’ayant pu aboutir aux résultats escomptés, l’option militaire fut envisagée et mise en application. Un bras armé fut désigné pour exécuter la besogne et faire diversion, en la personne de Soro Kigbafori Guillaume, ancien leader estudiantin connu pour sa témérité. Le 19 septembre 2002, le pays bascule dans la violence armée. Des hommes politiques et des chefs d’unités militaires sont froidement assassinés. Les assaillants échouent à prendre Abidjan et se replient à Bouaké où ils forment un kyste. A la question de savoir qui se cache derrière cette attaque, Soro Guillaume, depuis Bouaké, n’hésite pas à s’afficher au monde entier comme le leader du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) qui, très vite, connaît une métastase structurelle en se démultipliant en MPIGO et MJP à l’ouest. Cette guerre pour abroger la constitution de 2000 connaît son épilogue avec la double victoire électorale et militaire d’Alassane Ouattara en 2010 et 2011 à la présidentielle et lors de la crise post-électorale qui s’en est suivie. Mais avant, en 2003, les accords de Linas-Marcoussis avaient décidé d’expurger l’article 35 de ses modalités d’exclusion artificielle. Les choses n’étaient pas jouées pour autant pour Alassane Ouattara avec sa victoire électorale de 2010. D’importantes figures de proue étaient susceptibles, par leur seule présence sur le sol ivoirien ou aux alentours, de contrecarrer ses projets de changement constitutionnel. Leur seule aura politique dans une campagne électorale pouvait faire changer la donne. La décision fut prise de les éloigner de la Côte d’Ivoire. Ainsi, Laurent Gbagbo et Blé Goudé sont transférés à la Cour pénale internationale pour y être jugés. L’armée de la virilité ivoirienne sans ses deux généraux se disloque comme cela arrive très souvent dans les empires africains lorsque disparaît l’empereur (empire du Ghana, du Mali et autres). En octobre 2015, Alassane Ouattara est élu pour un second mandat à la tête de la Côte d’Ivoire. Le pays est totalement pacifié. Les potentiels adversaires neutralisés et rendus impuissants par des manœuvres politiciennes ou par la voie judiciaire, Alassane Ouattara peut accomplir ce pourquoi il s’est longtemps battu : changer la constitution de 2000 qui lui a fait tant de mal et qui empêchait les descendants d’immigrés, les ivoiriens de la deuxième génération, d’accéder à la magistrature suprême. Pour célébrer sa victoire si durement acquise, il se rend au palais du peuple le 5 octobre 2016 et déclare, avec le nouveau texte constitutionnel, vouloir « écrire de nouvelles pages de notre histoire en proposant un nouveau pacte social qui consacrera l’avènement de la troisième République ».
Aujourd’hui, 11 octobre 2016, les députés, réunis en séance plénière, ont acté l’avant-projet qui sera soumis au vote le 30 octobre. Pour sûr, le oui va l’emporter largement. Sans même connaître le contenu du texte constitutionnel et juste après la mise en place du comité d’experts chargé de sa rédaction, certaines personnes s’étaient déjà mises en campagne pour le oui. Avec une telle attitude qui tranche avec la rationalité intellectuelle, on reprochera à Nicolas Sarkozy de dire que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire bien qu’aussi logique et raisonnable que l’homme européen.
Comme en 2000, le texte constitutionnel qui sera voté bientôt est, aux dires de nombreux analystes, entaché de la tare inavouée de barrer la route à une personnalité politique dans la course au fauteuil présidentiel. La constitution de 2000 stipule en son article 40 qu’« en cas de vacance de la présidence de la République par décès, démission, empêchement absolu, l’intérim du président de la République est assuré par le président de l’Assemblée nationale pour une période de quarante-cinq jours à quatre-vingt-dix jours au cours de laquelle il fait procéder à l’élection du nouveau président de la République ». Le nouveau texte constitutionnel dit, lui, en son article 180 qu’« en cas de vacance de la Présidence de la République par décès, démission ou empêchement absolu du Président de la République, les fonctions de Président de la République sont exercées par le vice-Président de la République. Le nouveau Président de la République achève le mandat du Président de la République élu. Il ne peut faire usage des articles 70, 75 alinéas 1 et 177. Le vice-Président de la République exerçant les fonctions de Président de la République ne peut pas nommer de vice-Président pendant la durée du mandat restant à courir. Si le nouveau Président de la République se trouve à son tour empêché, pour quelque cause que ce soit, les fonctions de Président de la République sont exercées par le Gouvernement dans l’ordre protocolaire ». Personne n’est dupe en Côte d’Ivoire. Les choix tactiques d’Alassane Ouattara n’ont que deux buts majeurs : éliminer de la course à la présidence de la République un collaborateur gênant et garantir l’accès durable des descendants d’immigrés, les ivoiriens de la deuxième génération, à la magistrature suprême. A la comparaison des deux textes, on voit clairement que l’actuel président de l’assemblée nationale, s’il n’est pas désigné par Alassane Ouattara comme son vice-président, est définitivement éliminé de l’ordre successoral immédiat à la tête de l’Etat.
Tout le monde, en Côte d’Ivoire sait que Soro Guillaume n’a qu’une seule ambition après l’expérience réussie de la primature et de la présidence de l’Assemblée nationale : s’asseoir dans le fauteuil présidentiel après Ouattara. Malheureusement, Soro Guillaume a les mains et la tenue salies par la besogne qui lui avait été confiée et qu’il a exécutée de manière magistrale avec une loyauté irréprochable que Laurent Gbagbo n’oubliera jamais de sa vie. Ses prétentions présidentielles n’arrangent pas certaines personnes au sein du pouvoir qui ne le trouvent pas assez présidentiable à cause de son passage à la tête de la rébellion et des exactions commises.
Face aux ambitions de Soro Guillaume, Alassane Ouattara ne pourrait avoir d’autre choix que de se représenter en 2020. Mais, pour le moment, il manœuvre et malaxe la farine boulangère. Cependant, il risque de commettre avec Soro Guillaume l’erreur que Konan Bédié et Laurent Gbagbo ont successivement commis avec lui. Soro Guillaume aussi sait que ses ambitions présidentielles seront toujours contrariées tant que c’est Alassane Ouattara qui distribue les postes. Même nommé ministre ou premier ministre, il sera un homme fragile, assis dans un fauteuil éjectable. Les grandes manœuvres ont donc commencé depuis. Qui, entre Alassane Ouattara et Soro Guillaume, dégainera le premier se demandaient bien d’analystes.
Apparemment, il semble que le Président Alassane Ouattara ait déjà commencé les hostilités. S’il s’entête à vouloir empêcher Soro Guillaume de réaliser ses ambitions légitimes, cela n’augure rien de bon pour la Côte d’Ivoire. Sa propre trajectoire politique devrait l’inciter à permettre à chacun de ses héritiers potentiels de se faire valoir comme ils le sentent. En dialectique, il y a deux façons de résoudre les contradictions : dans le pacifisme ou dans l’antagonisme. Une contradiction non antagoniste se résout par le débat alors que toute contradiction antagoniste se résout par l’affrontement. Avec les nouvelles dispositions constitutionnelles qu’il a fait mettre en place par un comité d’experts, Alassane Ouattara semble avoir opté pour l’antagonisme, effeuillant petit à petit l’arbre jusqu’à ce qu’il n’ait plus de feuille ni d’écorce qui favorise une repousse des branches et des feuilles. Que va faire Soro Guillaume : accepter de mourir en taisant pour toujours ses ambitions pour faire plaisir à Ouattara ou réagir d’une manière ou d’une autre en comptant sur les circonstances ?
Alassane Ouattara n’aimait pas la constitution de 2000 et ne l’a jamais aimé. Il s’est donné le temps et les moyens de la démolir méthodiquement. Devenu Président de la République grâce aux dispositions exceptionnelles de cette constitution, il n’a fait que lui tordre le coup avant de lui porter l’estocade ce mardi 11 octobre 2016, jour choisi par l’Assemblée nationale pour adopter en plénière l’avant-projet de la nouvelle constitution. Soro Guillaume fera-t-il pareil et comment vont réagir ceux pour qui Ouattara a aménagé ce doux oreiller constitutionnel pour des sommeils tranquilles à la tête de l’Etat ? Même si Soro Guillaume décidait de se présenter en indépendant à une élection présidentielle quelconque, celle de 2020 par exemple, il y a le verrou de la machine électorale qu’il devra affronter. Bien que son indépendance soit encore réaffirmée par le nouveau texte, la commission électorale n’est pas, dans les faits, la patronne des élections en Côte d’Ivoire. C’est le ministère de l’intérieur, à travers sa cellule propre, qui pilote les élections en Côte d’Ivoire. Il ne fait donc pas de doute, dans les enjeux électoraux, que c’est le choix de l’exécutif qui triomphera. Les ambitions présidentielles de Soro Guillaume deviennent, sur la base de ce constat, éminemment problématiques. Dans la détermination des scénarios exploratoires, le conflit larvé entre Alassane Ouattara, Soro Guillaume et les autres héritiers de Ouattara est porteur d’avenir pour la Côte d’Ivoire bien qu’il ne remplisse pas les critères de désirabilité populaire et de stabilité durable.
Selon le Président Alassane Ouattara, la création d’un poste de vice-président dans la nouvelle constitution vise à « mettre notre pays à l’abri d’incertitudes qui pourraient déboucher sur une crise ou un ralentissement économique, pire, à l’organisation d’élections anticipées ». « L’objectif de cette réforme est », ajoute-t-il, « qu’en cas de vacance du pouvoir, la succession se fasse dans la paix ». Les questions que l’on est en droit de se poser en relisant ces propos sont les suivantes : de quelles instabilité et incertitudes Ouattara parle-t-il ? Qui aurait intérêt à plonger la Côte d’Ivoire dans l’instabilité et le chaos et pourquoi ? Alassane Ouattara ne craint-il pas plutôt l’instabilité au sein du système qu’il a mis en place ?
La vice-présidence ne résout-elle pas plutôt son désir de pérenniser son système et de le préserver des chocs internes ? La vice-présidence fait-elle partie des aspirations des populations ivoiriennes ? Pourquoi transformer un désir personnel en aspiration nationale alors que toute constitution doit répondre à une demande sociale ? N’est-ce pas une forme de dictature quand l’autorité suprême donne force de loi à ses désirs personnels ? Le discours prononcé par Alassane Ouattara le 5 octobre à l’Assemblée nationale contient beaucoup de sous-entendus que l’avenir permettra de découvrir peu à peu. Une étude menée par l’Observatoire ivoirien des droits de l’Homme (Oidh) montre que la plupart des ivoiriens ne sont pas favorables à la création d’un poste de vice-président arguant que l’ancienne constitution règle déjà la question de la vacance du pouvoir et de la continuité de l’Etat. Beaucoup de personnes estiment que l’article 40 portant sur la vacance du pouvoir dans la constitution de 2000 favorise, lui aussi, une succession dans la paix constitutionnalisée. Il est, pourtant, démontré que la viabilité des programmes de développement et des modifications institutionnelles repose sur leur proximité ou concordance avec les aspirations nationales. Il était reproché à la constitution de 2000 d’avoir été taillée sur mesure pour exclure quelqu’un, en l’occurrence Alassane Ouattara, de la course à la présidence de la république. La constitution de 2016 ne s’inscrit-elle pas aussi dans la même logique ?
L’article 180 résout le problème Soro Guillaume comme l’article 35 résolvait le problème Alassane Ouattara.
Si donc la nouvelle constitution a été élaborée pour évincer Soro Guillaume du « dauphinat », c’est que Soro Guillaume est l’épouvantail du pouvoir Ouattara et Ouattara voit son propre parcours politique dans le miroir Soro Guillaume et anticipe ses pouvoirs réflecteurs et ses réactions à venir. Si Alassane Ouattara reste dans sa logique de le neutraliser, la survie politique de Soro Guillaume relève d’une véritable gageure. Elle dépend des contradictions qu’il voudra bien résoudre. Dieu seul sait combien elles sont nombreuses et insurmontables avec des rancunes tenaces aux dents crochues, dans son propre camp et ailleurs. L’histoire, quoiqu’on fasse, pourrait se répéter en Côte d’Ivoire. Ce n’est pas une prédiction alarmiste mais une hypothèse prospective.
Dans les hypothèses prospectives qui sont les nôtres, nous sommes partis du principe que Soro Guillaume et Alassane Ouattara sont des acteurs politiques clefs qui, placés dans une certaine dynamique, peuvent être des agents importants et actifs de changements sociaux. Ils l’ont suffisamment démontré par le passé en formant une paire solide. Aujourd’hui, cette alliance s’est transformée en unité dialectique, en conflit larvé et constitutionnalisé. La parole donnée semble ne plus tenir face aux nouveaux enjeux du pouvoir. Alassane Ouattara avance à petits pas feutrés vers l’éviction de Soro Guillaume. Celui-ci le regarde, faisant mine de ne rien voir. Mais le jeu de Soro Guillaume est connu d’Alassane Ouattara parce qu’il a été le premier à initier en Côte d’Ivoire ce jeu du faux-semblant devant les obstacles constitutionnels : faire le mort le temps de trouver une stratégie alternative. Entre l’élève et le maître, lequel des deux vaincra l’autre ? Prophètes, à vos prédictions : deux destins croisés et deux ambitions qui s’entrechoquent. Mais du choc systémique ne restera qu’un seul vainqueur.
Epreuve, sacrifice, renaissance ou réorientation, telles sont les trois clefs de la nouvelle constitution pour Soro Guillaume, Alassane Ouattara et le peuple. Bien qu’elle réalise, pour le moment, ce qui est souhaitable pour Alassane Ouattara, cette constitution, avec le temps, permettra la réalisation de ce qui est souhaitable pour tous dans un cadre consensuel retrouvé.
De l’épreuve de la bipolarisation de la société ivoirienne résultera, lorsque les uns et les autres consentiront à perdre un peu d’eux-mêmes, une société plus juste.
FOBAH EBLIN PASCAL
Analyste politique, enseignant-chercheur
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