Côte-d’Ivoire: «Emile Derlin Zinsou, l’homme-vérité», un hommage de Konan Banny

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Promettre plus qu’on ne peut tenir et même ce que l’on sait irréalisable, est une tactique à laquelle beaucoup d’hommes politiques n’hésitent pas à recourir, pourvu que la manœuvre leur attire les suffrages des électeurs ! Le docteur Émile Derlin Zinsou n’appartenait pas à cette engeance. Homme vrai, il tenait en toutes circonstances un discours de vérité, au risque de heurter ses interlocuteurs ou ses adversaires.

Les Ivoiriens retiendront de lui qu’il fut à Bamako, au moment où commençaient à s’écrire les pages glorieuses de l’histoire moderne de l’Afrique noire. En octobre 1946, il n’avait pas encore trente ans. Déjà, sa forte personnalité, son attachement viscéral à ses convictions et son allergie au culte de l’homme providentiel lui valurent quelques difficultés quand il fallut définir la stratégie de la lutte anticoloniale qui se dessinait à Bamako.

Il a rappelé qu’il se trouvait aux côtés d’Houphouët-Boigny quand celui-ci se hissa sur le camion d’où il harangua la foule au marché de Bamako. Il était présent à Bamako, mais il ne partageait pas le point de vue dominant. Appartenant aux Indépendants d’Outre-Mer, il voulait une politique qui ne fût pas assujettie aux courants idéologiques qui traversaient la France de l’après-guerre. Or le RDA, selon Félix Houphouët-Boigny, avait besoin du Parti communiste français pour développer son action. Contre l’avis de la plupart des participants aux assises de Bamako, Émile Derlin Zinsou réclama sans relâche l’autonomie d’action du mouvement à naître.

Bien qu’il eût été mis en minorité, sa confrontation avec Félix Houphouët-Boigny, qui étendait déjà son emprise sur ses pairs africains, et les brillantes qualités qu’il révéla à cette occasion, poussèrent les congressistes à lui proposer le poste de secrétaire général du RDA. Le docteur Émile Derlin Zinsou, qui n’était pas en ce temps-là un homme de compromis, refusa l’offre. Pour demeurer en harmonie avec sa philosophie politique, il n’adhéra pas au RDA, préférant poursuivre sa route avec le regroupement opposé.

Si obstiné qu’il fût dans la défense de sa vision, le docteur Émile Derlin Zinsou n’en était pas moins lucide. En 1986, il prit part au colloque organisé à Yamoussoukro pour commémorer les 40 ans du Rassemblement démocratique africain. Certains redoutaient d’y voir ressurgir le jeune homme intraitable de 1946. Leur crainte n’était pas justifiée, car, à l’heure du bilan, Émile Derlin Zinsou montra deux autres qualités qui le caractérisent : l’honnêteté et l’humilité.
En effet, sans s’associer à l’unanimisme qui poussait le colloque à tresser des lauriers, certes mérités mais excessifs, à Félix Houphouët-Boigny, il reconnut devant tous le rôle primordial joué par le RDA dans la lutte anticoloniale : « Le RDA a été non seulement un grand parti, non seulement un grand moment de notre histoire, mais il a pris au futur de l’Afrique, au devenir de l’Afrique, une part irremplaçable que nul ne pourra jamais occulter ».
Il ne manqua cependant pas de rappeler, dans des propos d’une grande sévérité, son aversion pour le culte de la personnalité : «Il y a depuis quelques années une prolifération en Afrique de Pères de la Nation … On fait partir l’histoire de leur venue au pouvoir… Ils n’étaient nulle part. Partis donc de nulle part, et ne devant laisser nulle trace dans l’histoire de l’Afrique, il est normal qu’ils essaient de se livrer chaque jour à des éloges abusifs… N’enveloppons pas du même linceul les authentiques bâtisseurs que sont les chefs, les militants du RDA et certains autres… N’en faisons pas les acteurs égaux des ombres qui passent et dont l’histoire, d’une chiquenaude, effacera la trace ».
Le parler-vrai d’Émile Derlin Zinsou est adouci par la finesse, l’élégance et la beauté de son expression. Il parlait comme on écrit, d’une voix qui ciselait la langue comme un orfèvre. Cet homme-vérité était aussi un “honnête homme“ !
Au moment où, à près de cent ans, il rend sa belle âme à Dieu, les Ivoiriens, qui ont retenu de lui son rapport particulier au RDA, peuvent affirmer que le patriarche a laissé de profonds sillons dans l’histoire de l’Afrique.
J’ai été, pour ma part, honoré par ses conseils toujours avisés et surtout par les sentiments affectueux qu’il m’a constamment manifestés jusqu’à la fin de sa vie.
L’éclat des vertus d’un homme vrai indispose toujours le commun des mortels parce que la présence de celui-ci projette sous leurs yeux la carrure qu’ils ne peuvent atteindre et leur donne mauvaise conscience. Émile Derlin Zinsou, c’est la

Statue du Commandeur !
Charles KONAN BANNY
Ancien Premier ministre

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