Par Mohamed Suma Chef de Mission en Côte d’Ivoire du Centre international pour la justice transitionnelle
L’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, devant la Coupr pénale internationale, à La Haye, le 28 janvier 2016.
Les victimes en Côte d’Ivoire sont toujours en quête de justice pour les violations graves des droits de l’homme perpétrées par les deux camps lors de la crise post-électorale de 2010-2011. Dès le début de son mandat, le président Alassane Ouattara a pris des engagements solennels de traduire les auteurs des crimes devant la justice, mais il en a tenu très peu. La lenteur des tribunaux et le manque de transparence dans les procédures ont laissé la place au scepticisme et à l’exploitation politicienne de la justice.
Depuis la crise, une seule personne en Côte d’Ivoire, Simone Gbagbo, l’épouse de l’ancien président Laurent Gbagbo, est jugée par la cour d’assises d’Abidjan pour des violations graves des droits de l’homme liées à la crise post- électorale. Lorsque l’ancien procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI), Louis Moreno Ocampo a ouvert l’enquête sur la situation en Côte d’Ivoire en 2011, il a affirmé qu’il adopterait une « approche séquentielle » en traitant d’abord les crimes présumés commis par le camp Gbagbo avant de se tourner ceux attribués au camp Ouattara.
« Justice des vainqueurs »
En fait, cette approche a perpétué un sentiment de « justice des vainqueurs ». Les trois personnes accusées à ce jour par la CPI sont des fidèles du camp Gbagbo. Du fait que depuis des décennies, des dirigeants politiques ont manipulé les divisions ethno-régionales en Côte d’ Ivoire, certains craignent que la stratégie de poursuite actuelle de la CPI n’exacerbe cette tension.
Dans un premier temps, le nouveau gouvernement sous M. Ouattara a été applaudi pour avoir invité la CPI à enquêter sur les violations présumées avoir été commises dans le pays. La Côte d’Ivoire n’était pas partie au Statut de Rome de la CPI au moment des violences. En fait, lorsqu’il était président, M. Gbagbo avait accordé la compétence à la CPI en 2003. La même autorisation – comme le permet le Statut de Rome – a été accordée par M. Ouattara lorsqu’il a pris le pouvoir.
En quelques semaines, la CPI a émis un mandat d’arrêt contre l’ancien président Laurent Gbagbo, son épouse Simone Gbagbo, et son ancien ministre de la Jeunesse Charles Blé Goudé. Peu après, Laurent Gbagbo a été transféré à La Haye afin d’y être jugé.
La position du gouvernement Ouattara sur le transfert de suspects à la CPI a été source de confusion. Laurent Gbagbo a été remis promptement, mais beaucoup ont spéculé sur le fait que M. Ouattara aurait agi ainsi pour servir ses propres intérêts, car M. Gbagbo bénéficiait encore d’un important soutien populaire. En fin 2012, le président a déclaré que toutes les futures poursuites pour crimes graves se feraient par les juridictions nationales. Alassane Ouattara affirmait alors que le système judiciaire national, lamentablement négligé pendant de nombreuses années, était dorénavant pleinement opérationnel. Il a insisté sur le fait que Simone Gbagbo et Blé Goudé ne seraient pas transférés à La Haye. Pourtant, pour des raisons encore inconnues (en dépit de nombreuses spéculations), Blé Goudé a été transféré à la CPI en mars 2014.
Des tribunaux nationaux sélectifs
Le gouvernement a refusé de transférer Simone Gbagbo et a contesté la recevabilité de son affaire devant la CPI. Cependant, il a été débouté à chaque étape de la procédure, notamment parce que la CPI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que les autorités ivoiriennes prenaient des « mesures concrètes et tangibles » pour faire avancer l’enquête sur ses crimes présumés.
Au niveau des juridictions nationales, des dizaines de suspects ont été inculpés par la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction (CSEI) pour des charges allant des crimes économiques aux crimes de génocide. Là encore, tous sont des partisans de Gbagbo.
Aucun des membres des forces armées – en partie composés des Forces nouvelles (FN) après avoir gagné la guerre de 2011 – n’a été traduit en justice pour crimes graves. Après d’incessantes plaintes accusant le gouvernement d’appliquer un système de justice à sens unique, en Juillet 2015, des journaux ont rapporté des informations selon lesquelles la CSEI aurait inculpé des officiers militaires proches du gouvernement. Mais un an après, les accusés n’ont jamais été traduits devant les tribunaux.
La CPI doit agir
On peut penser que ces articles ont été suscités pour des motivations purement politiques, à la veille de la période électorale. Il est également possible que les informations sur ces cas étaient destinées à convaincre la CPI, que l’Etat Ivoirien était en train de prendre des mesures utiles pour mener des investigations sur les crimes présumés des fidèles du camp Ouattara.
Mais le manque de progrès tangibles de ces procédures, jette un doute sur le sérieux des efforts de poursuite. Il est à espérer que le Procureur de la CPI Fatou Bensouda soit prête à prendre des mesures appropriées pour faire avancer ses propres enquêtes en l’absence de progrès crédible en Côte d’Ivoire.
Pendant ce temps, les victimes continuent leur quête de justice, déçues à la fois par le gouvernement et la CPI. Les conséquences du conflit sur leur vie quotidienne persistent. La manipulation des divisions ethniques et régionales a jusqu’à présent été exacerbée, plutôt qu’atténué, par des efforts de poursuite, la CPI ayant jusque-là involontairement contribué à exacerber ces tensions. Il n’est pas encore trop tard pour que les autorités nationales puissent regarder au-delà des intérêts partisans.
Des poursuites crédibles contre les principaux responsables des deux camps du conflit, délivrerait un message clair à tous les citoyens de Côte d’Ivoire, que le système judiciaire n’est pas regardant sur l’ethnicité mais est là pour servir et protéger tous ses citoyens. La CPI doit se tenir prête à intervenir si ces étapes ne sont pas franchies dans les prochains mois.
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