Jean-Claude DJEREKE
On dit qu’il est un des meilleurs constitutionnalistes du pays, que ses cours étaient fort appréciés. On raconte aussi que certains de ses disciples sont tellement sous son charme qu’ils ont une seule obsession: parler comme lui, y compris en alignant des mots synonymes dans une même phrase, ce qui tient plus du pédantisme et de la mystification que du “parler pour dire quelque chose de sensé”. Bref, l’érudition et le talent oratoire de l’homme sont incontestables; ils sont aussi incontestables que son piètre score à l’élection présidentielle en 1995 (3, 56% des voix), 2000 (5, 70%) et 2010 (0, 29%).
Un pays a certes besoin de diplômés, de gens qui parlent ou écrivent bien, mais il lui faut plus que cela dans des moments difficiles comme ceux que nous traversons depuis le 11 avril 2011. Il lui faut, en clair, des hommes et des femmes qui se battent et qui se battent d’abord par le verbe pour éclairer, éveiller ou mettre en garde contre le verbiage creux des politiciens véreux, les vendeurs de rêves (émergence de la Côte d’Ivoire en 2020 alors que les hôpitaux et dispensaires sont devenus des mouroirs, les routes impraticables, les produits de première nécessité introuvables à cause de la cherté de la vie) car au commencement, dit saint Jean, était le verbe. Le poète martiniquais, l’immence et immortel Aimé Césaire, l’avait bien si bien compris qu’il proclamera que sa bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche et sa voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir (“Cahier d’un retour au pays natal”). Or notre agrégé de droit a récemment fait le vœu de ne plus parler. Pourquoi ? Il ne donne aucune explication. On est alors réduit à faire des suppositions: soit l’ancien patron du Parti ivoirien des travailleurs aurait reçu des menaces de mort après avoir émis de légitimes réserves sur la dernière lubie du prince: donner une nouvelle Constitution au pays qui, lui, a d’autres préoccupations; soit le régime aurait mis de l’argent sur son compte bancaire et lui, en contrepartie, aurait décidé de ne plus “mettre sa bouche” dans les affaires des Ivoiriens. Beaucoup penchent en faveur de la seconde hypothèse car, soutiennent-ils, l’homme a un faible pour les espèces sonnantes et trébuchantes. Ils ajoutent que c’est cet amour de l’argent qui l’a conduit, quoique homme de gauche, à travailler avec des régimes de droite (Bédié en 1995 et Ouattara en 2011). Ils déplorent que l’homme, qui milita entre 1960 et 1990 dans la FEANF, la LIDHO, la section ivoirienne d’Amnesty international, le SYNARES et la Gauche démocratique et lutta âprement pour la liberté et la justice, se soit acoquiné, au soir de sa vie, avec des tueurs et des imposteurs, qu’il se soit déculotté en janvier 2003 devant Pierre Mazeaud à Marcoussis, qu’il ait accepté de remplacer Paul Yao Ndré dont le mandat n’avait pas encore pris fin. Ils font valoir que Wodié fait simplement partie de “cette génération de diplômés africains ayant choisi de trahir leur continent pour mener une médiocre carrière personnelle” (Blaise Pascal Talla dans “Journal de l’Afrique en Expansion”, mars 2006), qu’il a raté tous les grands rendez-vous de notre pays avec l’Histoire et qu’au fond il n’a peut-être jamais eu de convictions. Car comment peut-il abandonner les Ivoiriens à leur triste sort? Comment peut-il quitter le navire ivoirien alors que celui-ci vogue dangereusement sur une mer déchaînée? Comment peut-il décréter qu’il ne dira plus rien au moment où le pouvoir installé dans le sang par la France ne se gêne point pour exterminer et exproprier les Ivoiriens? À l’heure où le peuple a du mal à se soigner et à se nourrir, au moment où le prince et ses thuriféraires se préparent à lui imposer une nouvelle Loi fondamentale, comment lui, Wodié, peut-il jeter l’éponge? Le capitaine Alfred Dreyfus aurait-il été innocenté et réhabilité en 1906 en France si Émile Zola avait eu peur et abandonné la partie?
Il est possible que l’ancien président du Conseil constitutionnel ait choisi d’être réaliste comme Max Weber qui préférait l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction chère à Emmanuel Kant mais, pour Weber, seules des fins bonnes peuvent amener une personne à compter avec des moyens moralement malhonnêtes (par exemple mentir à un criminel pour sauver un innocent ou voler du pain pour nourrir sa progéniture). Quelle(s) fin(s) bonne(s) Wodié poursuivait-il pour la Côte d’Ivoire en se mettant au service de Ouattara? La collaboration des deux hommes a-t-elle renforcé notre démocratie (indépendance de la justice, contrôle de l’action gouvernementale par le Parlement, ouverture des médias publics à toutes les formations politiques, etc.)? A-t-elle mis fin au rattrapage ethnique et à l’emprisonnement des Ivoiriens qui pensent différemment du pouvoir et rendu le pays plus prospère? En d’autres termes, qu’est ce que le soutien de Wodié à Ouattara en 2011 a fait gagner à notre pays? En quoi l’a-t-il fait avancer? J’ai beau chercher, je ne vois rien. Seul Wodié a tiré profit de ce régime sanguinaire et totalitaire. La Côte d’Ivoire, elle, n’a rien eu. Or nous avions toujours pensé que l’homme ne luttait pas uniquement pour sa panse, qu’il avait embrassé la politique pour apporter un peu de bonheur à ses compatriotes, qu’il voulait démontrer que faire de la politique, ce n’est pas se servir mais servir et servir tout le monde.
Nous autres qui estimons qu’un homme digne de ce nom doit avoir des convictions et être capable de souffrir, voire de mourir, pour ces convictions-là; nous qui croyons avec Kant que dire la vérité est le devoir de tout être rationnel, d’aucuns ne manqueront pas de nous traiter d’idéalistes et d’irresponsables mais il est facile de leur répondre par la question suivante: est-on nécessairement irresponsable si l’on agit par conviction? Autrement dit, doit-on s’asseoir sur ses convictions pour agir de façon responsable ? Et puis, tous ceux qui ont eu à diriger, l’ont-ils fait en mettant en poche les valeurs et principes auxquels ils croyaient dur comme fer?
Il est vrai que les temps sont durs et que nous avons besoin de pain pour vivre mais la quête du pain autorise-t-elle que l’on emprunte tous les moyens ou chemins? Vivre ou survivre doit-il nous amener à des compromissions qui, en définitive, porteraient atteinte à la fois à notre honneur et à notre dignité? Au total, si nous sommes prêts à renier aussi facilement nos valeurs et principes; si, sans remords ni honte, nous pouvons revenir sur nos convictions, juste pour occuper tel ou tel strapontin, qui voudra s’inspirer de notre conduite après que nous aurons tiré notre révérence? Le pays se souviendra-t-il même de nous? En France et ailleurs on se souvient encore, longtemps après sa disparition, non pas de combien de maisons, de diplômes, d’enfants et de comptes bancaires Zola possédait, mais de ce qu’il fit pour Dreyfus, des risques qu’il prit pour que le capitaine injustement condamné retrouve la liberté. Car réussir sa vie, ce n’est pas d’abord amasser ou accumuler des biens matériels qui, par expérience, sont éphémères. C’est autre chose. Quiconque se bat pour le triomphe de la vérité, de la liberté et de la justive ne se bat pas en vain. Le peuple le récompense toujours d’un bien qui ne meurt jamais. La Côte d’Ivoire et l’Afrique d’aujourd’hui nous donnent l’occasion d’acquérir ce bien qui ne passe pas.
Jean-Claude DJEREKE
Cerclecad, Ottawa (Canada)
Les commentaires sont fermés.