Une tribune internationale de Lawrence Atiladé, étudiant en thèse de science politique à l’EHESS-Paris
LA POLITIQUE CULTURELLE IVOIRIENNE ET LA CONDITION DES ARTISTES A L’HORIZON 2020
Il est des métiers attractifs, moins pour le confort matériel qu’ils garantissent en termes de stabilité d’emploi, de niveau de revenus, qu’en raison de l’image valorisée et valorisante qui leur est associée, ou de l’épanouissement dont ils portent la promesse. Reposant sur un fort engagement personnel qui peut être subjectivement vécu comme une forme de désintéressement, dans la mesure où les rétributions matérielles apparaissent secondaires dans l’ordre des priorités affichées et des satisfactions escomptées, ces métiers considérés comme « vocationnels » ne se définissent pas aisément. Ainsi en est-il des métiers de la culture en général et celui de l’artiste en particulier, dont les logiques objectives et subjectives d’accès présentent aujourd’hui certains traits spécifiques. Qui peut être considéré comme artiste et qui ne peut pas l’être ? Selon quels critères ? Etre auteur-compositeur, comédien, peintre ou cinéaste en Côte d’ivoire, est-ce un métier à proprement parler ? S’il est tout autant vrai que les artistes et les créateurs sont les vecteurs de la diversité culturelle, leurs œuvres, des contributions essentielles au développement des sociétés et à l’instauration de liens sociaux entre les citoyens, il faut reconnaitre que les crises économiques et politiques des deux dernières décennies ont mis à mal le secteur culturel ivoirien. Or, selon les dires du ministre-écrivain Maurice Bandama, son équipe a réussi, depuis sa nomination en 2011, par le biais d’une politique intelligemment murie « à faire admettre que la culture est au départ et à la fin de toute chose. Elle permet également d’avoir des hommes et des femmes de qualité et de valeur. L’Occident s’est enrichi grâce à sa culture et c’est cet exemple positif que la Côte d’Ivoire met en pratique. Car, notre pays est riche de son brassage ethnique, riche de sa culture qui est une source intarissable de richesses ».
Peut-on aujourd’hui affirmer sans risque de se tromper que les œuvres de l’esprit bénéficient avec le Président Alassane Ouattara, des moyens collectifs et individuels pour leurs manifestations réelles? Dans la présente tribune, nous nous efforcerons de rendre compte des conditions d’exercice de la chose artistique en Côte d’ivoire parallèlement à l’épineux problème de la piraterie. Dans un premier sens, nous visualiserons (I) les initiatives menées par le ministère de la Culture et de la Francophonie de notre pays à travers le survol de trois filières (édition, musique et audiovisuel), puis dans un deuxième, (II) l’efficacité de ces actions dans la réhabilitation pérenne des artistes.
I – Un ministère de la culture et de la francophonie, animé d’un désir d’excellence
Une étude publiée par la CISAC (Confédération Internationale des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs), qui fédère les sociétés de droits d’auteurs dans 120 pays, et l’Unesco affirment que les secteurs culturels et créatifs sont un moteur essentiel d’une économie émergente et font partie des milieux qui connaissent la croissance la plus rapide à condition que les créateurs soient « équitablement rémunérés ». Combien sont-ils, ces artistes ivoiriens qui sont rétribués pour leurs œuvres ? Est-ce, ce qui justifierait le fait que de nombreux publics regardent cette activité d’un œil ridicule, un passe-temps d’incapables et d’imposteurs, et, par-dessus tout inutile et oiseuse ?
L’on trouve une solution à cette préoccupation dans l’action étatique actuelle, celle qui entend reconsidérer les conditions nécessaires au respect des garanties économiques de la corporation. En effet, tout comme l’ouvrier mérite son salaire, l’artiste en sa qualité de travailleur culturel devrait pouvoir vivre de son art. Pour cela, un montant de 300 000 FCFA est désormais versé (mensuellement) aux « anciennes gloires ». Seulement, aux anciens? Pourrait-on s’interloquer. Les nouveaux ne vivent-ils pas les mêmes réalités que les vétérans ? Assurément, mais ce projet qui tenait à cœur au chef de l’Etat a été réalisé pour exprimer la reconnaissance de la nation à ceux de ses fils et filles qui ont fait la fierté ivoirienne d’antan. Et ce ne sera pas tout… Six cent postes budgétaires seront offerts aux étudiants de l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) au titre de l’année 2016. Cette opportunité exclusive répond à une autre vision du Président de la république : celle de faire de l’emploi, une priorité pour une Côte d’ivoire émergente. Que dire alors de la tenue de la neuvième édition du Marché des Arts et du Spectacle Africain (MASA) en Côte d’ivoire ? Cette rencontre festive, ouverte et enrichissante qui marquera sans nulle doute une rupture avec les autres éditions, vu la volonté du gouvernement ivoirien et les amis de la Côte d’Ivoire de faire de ce podium des Arts Africains, un événement mondial, inoubliable et touristiquement viable. Hors ces avancées notables, comment vivent les créateurs d’art dans leur rapport à la politique ?
II- Le Burida, le showbiz, et la politique
Le 21 novembre 2015, les artistes de Côte d’Ivoire mobilisés se sont retrouvés à Grand-Bassam pour un concert de remerciements et de félicitations au Président Alassane Ouattara, suite à sa réélection à la présidentielle. « Le candidat pour lequel on s’est battu, quelque fois au péril de notre vie, a eu une victoire éclatante et écrasante. Il a besoin d’être célébré par nous-mêmes. Aujourd’hui, nous les artistes voulons réussir avec ADO » a annoncé Noël Dourey, directeur de campagne en charge du monde artistique au RHDP. Comment cette déclaration peut-elle être perçue ? Peut-on y entendre une instrumentalisation, voire une politisation d’une frange du Showbiz ivoirien ? Une idée-force se dégage dans notre tentative de réponse. Elle est vulgarisée par ceux qui n’hésitent pas à rappeler que c’est avec une cohorte d’artistes zouglou, que le président de l’UNARTCI (l’Union Nationale des Artistes de Côte d’Ivoire) d’alors, sillonnait les villes ivoiriennes de 2002 à 2010, sous la supervision de la galaxie patriotique de Charles Blé Goudé. Sous prétexte de diffusion de messages de paix, d’union et de solidarité, constatent-ils, certains artistes se seraient politisés à tort ou à raison en soutenant publiquement des hommes politiques, lors de leur campagne. Ainsi donc, dans un certain entendement, il y aurait des artistes Pro-Gbagbo, Pro-Ado, Pro-Bédié etc. Au regard des clivages politiques naissantes dans la sphère culturelle ivoirienne, cette thèse mérite d’être prise au sérieux. En effet, nul n’a le droit de porter un jugement a priori ou a posteriori sur une quelconque politisation des artistes. Par amitié, bravade ou conviction, ils sont nombreux à se prêter au jeu. Chez les occidentaux, certains le font du bout des lèvres, avec la distance qui sied à un saltimbanque, d’autres y vont de leur déclaration. En France, des sommités ont ouvertement exprimé leur sympathie pour le candidat socialiste. Yannick Noah est même connu pour son ancrage à gauche. Johnny Halliday et Michel Sardou, quant à eux, n’ont jamais caché leurs préférences politiques aux dernières élections, pour la droite de Nicolas Sarkozy. Même aux Etats Unis, Kanye West, Oprah Winfrey, Stevie Wonder, Snoop Dogg ont appelés à voter Barack Obama et à soutenir sa « nouvelle vision » de l’Amérique. Céline Dion, elle aussi, est connue pour sa sympathie à l’égard du camp démocrate. Après avoir chanté lors de l’investiture de Bill Clinton à la Maison Blanche, c’est sa chanson You and I qui a été choisie comme bande sonore d’un spot de soutien à son épouse et candidate, Hillary Clinton. Ainsi, comme l’intellectuel, l’artiste est un citoyen libre de s’engager ou de ne pas s’engager, comme il veut, dans le camp de son choix. Ce qui importe ici, en revanche, c’est l’analyse des conditions de l’engagement politique artistique, en d’autres termes : l’engagement politique des artistes ou l’engagement artistique des politiques s’opère-t-il dans le respect des lois d’égalité démocratique? Répondons tout de go : ce n’est pas tant la politique qui divise le monde artistique que la quadruple incompréhension :
a) Des politiques, qui, pour se tailler une notoriété et accéder au pouvoir pensent qu’il faut instrumentaliser les artistes. Un nom chanté, un slogan ressassé, une doctrine interprétée par des artistes inspirés marque durablement les esprits et assure la notoriété tout en garantissant les chances de séduction de l’électorat et de rapprochement du peuple. L’artiste n’est-il pas, dans une certaine mesure, la voix du peuple ?
b) Des artistes qui, à leur tour, pensent que leur carrière dépendrait de leur capacité à s’attirer la bienveillance des politiques. Pour accéder à un confort matériel, et se donner une présence percutante dans la haute sphère, nombreux sont ceux qui font fi de leurs convictions propres pour un luxe apparent.
c) De l’opinion publique qui pense que les phénomènes a) et b) sont normaux et indépassables. De toute façon, estiment-ils, la mise en avant des artistes n’est pas la cause du peu de crédit accordé aux hommes politiques, elle en est une conséquence.
d) De certains analystes culturels qui ne comprennent pas qu’autant les politiques culturelles d’Etat doivent être égalitaires et assurer les mêmes droits et devoirs à tous les acteurs de la culture, autant le pluralisme démocratique permet les préférences politico-artistiques réciproques, dès lors qu’elles ont lieu sans entorse aux lois égalitaires de la république.
Comment occulter ces déterminants dans la question de la responsabilité pour ces acteurs culturels, surtout envers un public qui aurait tendance à suivre les idées de ceux et celles dont il apprécie le travail artistique ? On le sait, une célébrité contribuant à une campagne politique peut faire aimer davantage un parti, ou le faire moins aimer, raison pour laquelle, nous nous limiterons à constater la chose suivante : l’artiste peut prendre rendez-vous avec l’histoire de son pays, assumer son époque. Par conséquent, il est illusoire de croire au neutralisme politico-artistique, qui n’existe nulle part véritablement. D’ailleurs, toute création artistique n’est-elle pas par essence politique ?
Au total, en Côte d’ivoire, nous constatons que les métiers de la culture attirent de nombreux aspirants. Toutefois, un nouvel élan devra être donné à travers diverses mesures telles que la restructuration de l’économie de la propriété littéraire et artistique, la mise en place de fonds de soutien à la création, la formation des professionnels, la réglementation des qualifications, des professions des arts et de la culture et l’amorce d’un programme dédié aux industries culturelles devraient permettre l’éclaircissement total de l’horizon culturel ivoirien. Car il faut le dire, dans le domaine de l’audiovisuel et de la musique, la plupart des entreprises (65%) sont restreintes (moins de 10 salariés) et évoluent parfois dans l’informel. Leur chiffre d’affaire oscille entre 2 et 250 millions de FCFA, mais généralement, il n’excède pas 25 millions de FCFA. En dehors du manque d’accès aux financements publics et privés et la taxation excessive du matériel importé qui empêchent le renouvellement des équipements, seuls quelques studios d’enregistrement, peu accessibles répondent aux normes internationales. Officiellement, il existe 4 salles de spectacles, une quinzaine de studios d’enregistrement, et de maisons de production- distribution. Ce manque de réseaux de distributions intégrés entraine l’indisponibilité des œuvres, facilitant ainsi le développement d’une piraterie locale et industrielle, soit une perte d’environ 15 milliards de FCFA chaque année. Quant à l’industrie cinématographique, elle est quasi inexistante, d’où l’espérance que suscite la mise en place de l’Office National du Cinéma Ivoirien.
Dans l’attente de la construction des salles de cinéma, des musées, centres culturels, bibliothèques, salles polyvalentes, centres de documentation-d’information, et l’adoption urgente des deux nouvelles lois portées devant l’Assemblée Nationale du Président Guillaume Kigbafori Soro (la loi portant sur le livre, et celle, sur la copie privée en matière de droits d’auteur), au plan social, le traitement doit être équitable pour tous les artistes, au-delà de leurs accointances ou divergences avec le gouvernement démocratiquement élu, au risque de plomber l’industrie culturelle ivoirienne.
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