Jean-Claude Djéréké
La Côte d’Ivoire n’a jamais attiré autant de moqueries et de mépris que depuis que la France a installé Dramane Ouattara à sa tête. Pourquoi se gausse-t-on de nous et pourquoi ne sommes-nous plus pris au sérieux? Parce que Ouattara pose des actes gravissimes que personne n’a observés sous Houphouët, Bédié, Guei ou Gbagbo. Inventorier toutes les “prouesses” de l’ami de Sarkozy serait un exercice fastidieux. Le présent article se propose d’énumérer quelques-uns de ces “exploits” qui mériteraient bien de figurer dans le livre de records guinness. Il s’agit, d’abord, de l’embargo sur les médicaments, de la fermeture des banques étrangères, du bombardement de la résidence officielle du chef de l’État, du remplacement de l’entraîneur ayant conduit les Éléphants en finale de la CAN en 2012 par un célèbre inconnu.
On citera, ensuite, le rattrapage ethnique; la procédure de gré à gré dans l’attribution des marchés publics; la privatisation des banques publiques; le désarmement des policiers et gendarmes; la sécurité des Ivoiriens et de leurs biens confiée à des miliciens et dozos illettrés; le projet de création d’une banque pour les militants du RDR; le fait que certains brigands de grand chemin soient autorisés à détenir des armes et à festoyer à la MACA; l’enlèvement et le meurtre d’enfants sans que les auteurs de ces crimes ne soient arrêtés et punis.
Enfin, on regrettera que la violence des FRCI ait contraint des milliers d’Ivoiriens à trouver refuge au Liberia, Ghana, Bénin, Togo, Maroc, en Mauritanie, Europe et Amérique du Nord; que le soi-disant président de l’Assemblée nationale ait conservé son poste alors qu’il est accusé d’avoir fourni munitions et argent à des putschistes dans un pays voisin; que de paisibles citoyens soient dépouillés, agressés, voire assassinés en toute impunité, par des délinquants appelés microbes, à Adjamé, Abobo ou Yopougon; que des criminels de guerre aient été promus préfets de région; que des centaines d’Ivoiriens croupissent en prison sans jugement depuis 2011 pour avoir voté ou soutenu Laurent Gbagbo; que des quartiers précaires et bidonvilles soient quotidiennement détruits sans aucun dédommagement des propriétaires; que les Wè et Ébrié perdent progressivement leurs terres au profit d’individus ou de compagnies venus d’ailleurs; que des étudiants aient été violés et tabassés nuitamment pour avoir réclamé de meilleures conditions d’étude, le respect des franchises universitaires et la non-cession de leurs chambres aux athlètes des prochains jeux de la Francophonie, etc.
Ouattara prendra-t-il d’autres décisions portant atteinte à l’unité et à la souveraineté du pays? Oui, si nous le laissons faire, si nous nous bornons à dire: “C’est son temps; qu’il fasse ce qu’il veut mais ça finira un jour. Et puis, on est fatigués. On a perdu trop de personnes dans cette affaire.” Certes, le traumatisme subi par les populations en 2010-2011 est réel et on ne peut nier le soutien militaire que Licorne et l’ONUCI pourraient apporter au régime sanguinaire et dictatorial d’Abidjan si les gens voulaient se soulever contre lui. Mais est-ce une raison suffisante pour abandoner la lutte? Devons-nous nous résigner à ce point et attendre tranquillement la mort naturelle de l’imposteur ? Peut-être que nous n’en serions pas là aujourd’hui si, dès le début, nous nous étions dressés contre cette tyrannie, si nous avions pris notre courage à deux mains pour bloquer le pays après la honteuse déportation de Laurent Gbagbo à la Haye. Que nous nous soyons contentés de pleurs et de lamentations, que nous n’ayons tenté aucune action susceptible d’inquiéter le pouvoir, à ce moment-là, fut une erreur de notre part car “toutes les dictatures, tous les terrorismes, tous les fascismes ont commencé parce que, devant les premiers viols du droit, on est resté muet”. Et l’abbé Pierre ajoute: “Il faut toujours se lever et crier à l’injustice.”
Nous n’avons plus d’autre choix que de nous lever, de nous mettre debout et de dire: “Ça suffit!” En d’autres termes, est venu le temps de nous engager dans la désobéissance civile que Gandhi définissait comme “la clé du pouvoir”. Pour lui, en effet, si “un peuple tout entier refuse de se conformer aux lois en vigueur et est prêt à supporter les conséquences de cette insubordination, toute la machinerie législative et exécutive se trouverait, du même coup, complètement paralysée” (cf. “Tous les hommes sont frères”). Entendons-nous bien: s’engager dans la désobéissance civile, contester un pouvoir qui ne promeut qu’une infime partie de la population pendant que les autres groupes sont affamés, humiliés et persécutés, se désolidariser d’un régime illégitime, c’est s’engager dans un combat pacifique comme le rappelle l’Américain Henry-David Thoreau qui refusa de payer une taxe destinée à financer la guerre contre le Mexique (cf. H.-D. Thoreau, “La désobéissance civile”, 1849). Le but de la désobéissance civile est de réveiller les consciences endormies et c’est une des choses qui la différencie de la révolution qui, pour triompher, peut recourir à la violence alors que, selon Max Weber, l’État est le seul détenteur légitime de la force.
Qui peut prendre part à la désobéissance civile dans notre pays, aujourd’hui? Tous, y compris les “hommes de Dieu” car désobéir à un pouvoir qui n’excelle que dans la discrimination, la terreur, le mensonge et le meurtre, c’est obéir à Dieu lui-même qui est justice, vérité et vie. Et Lui obéir, c’est Lui rendre hommage” (cf. Jean XXIII, “Pacem in terris”, 1963). Les frères Daniel et Philip Berrigan, prêtres américains (Daniel est jésuite et Philip, joséphite), furent arrêtés maintes fois pour des actes de désobéissance civile. Ce n’étaient pas des anarchistes. Ils étaient simplement opposés à la guerre du Vietnam et du Kosovo, désapprouvaient l’intervention américaine au Salvador, en Afghanistan et en Irak, parce qu’ils obéissaient à une loi supérieure qui dit que la vie humaine est sacrée et que tout pouvoir a l’obligation de la protéger. Quand cette vie ne compte plus dans un pays, quand X ou Y peut la supprimer facilement pour devenir riche ou puissant, quand les droits du peuple sont régulièrement violés par un pouvoir censé être au service du peuple, alors la désobéissance devient, pour le peuple, “le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs”.
C’est dans cet esprit que Gandhi organisa la marche du sel, le 12 mars 1930. Par cette marche, le leader indien voulait pousser ses compatriotes à récolter eux-mêmes le sel au lieu de l’acheter à un prix exorbitant aux Anglais. Gandhi et d’autres militants furent arrêtés suite à cette marche mais la désobéissance civile de masse obligea les Britanniques à comprendre qu’il fallait quitter l’Inde. Telle est la puissance de la désobéissance civile. Une puissance dont Gandhi fera l’apologie à Genève dans un discours mémorable. En voici un petit extrait: “Le mouvement ouvrier peut toujours être victorieux s’il est parfaitement uni et décidé à tous les sacrifices, quelle que soit la force des oppresseurs. Si les travailleurs arrivent à faire la démonstration facile à comprendre que le capital est absolument impuissant sans leur collaboration, ils ont gagné la partie. Il existe dans toutes les langues un mot généralement très bref: « non ». À la minute même où les travailleurs comprennent que le choix leur est offert de dire « oui » quand ils pensent « oui » et « non » quand ils pensent « non », le travail devient le maître et le capital l’esclave.”
Il n’est pas toujours facile de dire “non” au maître ou au tyran. Il nous est plus facile de dire “oui” là où nous aurions besoin de dire “non” parce que nous avons peur de ceci ou de cela. Or la peur, comme le silence et la résignation, nous rend complices des tyrans. C’est la raison pour laquelle Étienne de la Boétie parle de “servitude volontaire”. C’est lui qui conclura ma modeste réflexion. Accueillons ses interrogations et laissons-les résonner en nous: “A-t-il [le tyran] pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.” (cf. “Discours de la servitude volontaire”, 1576)
Jean-Claude DJEREKE
Les commentaires sont fermés.