Côte d’Ivoire – Le calme était apparent, la tension persistante, la croissance sans réconciliation

france-ci

Croissance sans réconciliation en Côte d’Ivoire

Source: Le Monde-diplomatique

Billet publié en octobre 2015

En prenant les rênes de la Côte d’Ivoire, en avril 2011, M. Ouattara, économiste pratiquant couramment la grammaire du Fonds monétaire international (FMI) dont il fut l’un des dirigeants, a parié sur la remise sur pied des infrastructures, la relance des investissements et de la croissance. «L’argent ne circule pas, mais il travaille», avait-il martelé à tous ceux qui manifestaient leur impatience de voir les dividendes de la croissance devenir une réalité dans leur assiette. Pour l’heure, la population, et surtout la jeunesse (77,5% de la population a moins de 35 ans), attend encore.

Croissance sans réconciliation en Côte d’Ivoire

Alors qu’au Burkina Faso voisin les élections générales ont dû être repoussées en raison d’un coup d’Etat manqué, la Côte d’Ivoire prépare dans le calme le scrutin présidentiel du 25 octobre. Mais cette tranquillité pourrait n’être qu’apparente. Car la guerre civile de 2002-2007, puis l’affrontement sanglant qui a opposé le chef de l’Etat Laurent Gbagbo à son rival Alassane Ouattara en 2010-2011 ont laissé des traces.

Par Vladimir Cagnolari

Depuis son accession au pouvoir en 2011, le président Alassane Ouattara a promis de remettre son pays sur la route de « l’émergence ». Candidat à sa propre succession lors du scrutin du 25 octobre, il entend capitaliser la flatteuse croissance avec laquelle la Côte d’Ivoire a renoué. Mais, sur la route qui du nord au sud traverse le pays, les façades repeintes à neuf dissimulent mal les frustrations et les fantômes du passé.

A Abidjan, la grande terrasse de la résidence de l’ambassadeur de France domine un vaste parc arboré. En ce 14 juillet, militaires en tenue de sortie, patrons français et élites ivoiriennes viennent y faire les cent pas, et s’arrêtent devant la vue imprenable sur la lagune, qu’enjambe le pont Henri- Konan-Bédié (1). L’ouvrage, réalisé et exploité par le groupe français Bouygues, fut inauguré fin 2014 par M. Ouattara, vainqueur final de la présidentielle de 2010 et du conflit qui s’ensuivit entre ses partisans et ceux de son adversaire, le chef de l’Etat sortant Laurent Gbagbo.

Après plus de 3000 morts, des centaines de milliers de déplacés, des infrastructures dévastées, la seconde puissance économique d’Afrique de l’Ouest était à reconstruire. C’est ce que s’applique à faire M. Ouattara, conscient que les ponts et les chaussées dès aujourd’hui visibles apparaissent comme la face émergée de la Côte d’Ivoire. Celle qui rappelle l’époque où le « miracle ivoirien » figurait en exemple dans les manuels de géographie français, tandis qu’entre Paris et Abidjan les affaires et les arrangements prospéraient.

A voir la foule endimanchée qui se presse dans les jardins de l’ambassadeur, on pourrait croire ce temps-là revenu. D’ailleurs, M. Georges Serre, l’hôte de la cérémonie, ne peut cacher sa satisfaction : « Aujourd’hui, précise-t-il, les entreprises françaises établies en Côte d’Ivoire emploient directement 40000 personnes, contribuent à hauteur de 50 % aux recettes fiscales et de 30 % au produit intérieur brut (PIB)… » L’ambassadeur n’a pas besoin de rappeler que le rail et les deux terminaux à conteneurs du port ont été concédés au groupe Bolloré, l’eau et l’électricité à Bouygues, ni que la compagnie Orange, première sur le marché ivoirien du mobile, demeure le principal mécène du championnat national de football. La France est de retour, soit. Mais était-elle jamais partie ? En ce jour de fête nationale, les petits fours sont piqués de drapeaux français. Et chacun peut dévorer sa part de France, tout comme les Français ont leur part du gâteau ivoirien. Pour fêter cela, la fanfare de la garde républicaine de Côte d’Ivoire, dont les cuivres transpirent sous leurs costumes empesés, entonne des airs populaires. La compagnie créole accompagne les derniers verres de champagne. Vive l’amitié franco-ivoirienne ! Sur les pelouses françaises d’Abidjan, chacun, membres du gouvernement ivoirien compris, pense certainement que c’est là un juste retour des choses. La France n’a-t-elle pas, sous l’opportune cape des Nations unies, apporté un soutien militaire décisif aux troupes de M. Ouattara, ami personnel de l’ex-président Nicolas Sarkozy ? N’a-t-elle pas elle-même percé à coups de canon les murs de la résidence de M. Gbagbo avant d’en ouvrir les portes aux chefs de guerre de son adversaire ? Depuis, l’eau a coulé sous le pont Bédié, et l’asphalte a refleuri sur les routes du pays.

Laisser faire, laisser passer. La devise libérale qui sied bien au gouvernement se vérifie jusque sur les routes. Celle du Nord en particulier, où, au nom de la « fluidité routière », les barrages des forces de l’ordre ont été considérablement réduits. Marchandises et passagers en ont fini avec une décennie où les « corps habillés » en tout genre rackettaient systématiquement tout ce qui se déplaçait. Sur l’autoroute achevée en décembre 2013, qui mène d’Abidjan à Yamoussoukro, la capitale politique, des péages modernes interdisent toute négociation. La voie est libre pour aller au Nord, fief électoral de l’actuel président, et de l’ex-rébellion qui l’a soutenu.

Mais, passé Yamoussoukro, il faut encore slalomer entre les innombrables nids de poule qui percent le goudron fatigué, obligeant poids lourds et transports collectifs à faire de brusques et dangereux écarts. M. Ouattara a encore de quoi faire. En attendant, c’est par avion qu’il fait le voyage de Korhogo, capitale du Nord et quatrième ville du pays.

Sac de riz, loyers, électricité : les prix ne cessent d’augmenter

Il y a effectué en juillet 2013 une « visite d’Etat », déplaçant le gouvernement pour un conseil des ministres décentralisé, comme il le fait régulièrement. A mesure que se rapprochent les élections de fin octobre, ces visites prennent inévitablement des allures de campagne. Chacune donne lieu à des annonces d’investissements : des ponts et des routes, mais aussi du matériel pour les hôpitaux, les écoles, des véhicules pour les services administratifs… Le spectacle est bien rodé, retransmis de longues heures durant par la télévision nationale. Grâce au programme présidentiel d’urgence (PPU), la préfecture, la mairie, les écoles et l’hôpital régional ont été réhabilités et repeints à neuf. Korhogo (350000 habitants), qui ne comptait jusqu’ici que deux artères bitumées, vit au rythme des engins qui goudronnent ses rues. Mais « est-ce qu’on mange le goudron ? ». La question revient de manière récurrente dans la bouche des Ivoiriens, y compris au Nord, où l’on a voté massivement pour M. Ouattara en 2010.

A la nuit tombée, assis au coin d’une rue de terre faiblement éclairée, un petit groupe de jeunes hommes refait le monde ou, à défaut, le pays autour d’un verre de thé. Tous conviennent que « le pays avance, mais on ne mange pas ». Parmi eux, personne n’a d’emploi salarié. Les mieux lotis tiennent une petite boutique et d’autres, comme Sinali, vivent au jour le jour des petits boulots qu’ils doivent eux-mêmes s’inventer. « Chaque nuit, raconte-t-il, je me demande ce que je vais pouvoir trouver le lendemain pour rapporter de l’argent à la maison. Quand la guerre a commencé [en 2002], j’avais 25 ans. Treize ans plus tard, à près de 40 ans, tu ne peux même pas avoir ta propre cour pour y loger ta famille. Et on est déjà trop vieux pour les programmes d’aides aux jeunes. »

Tous s’inquiètent de la hausse du coût de la vie, du sac de riz aux loyers en passant par l’électricité, coupée chez Sinali depuis quatre mois. Autour du groupe, dans le quartier, la nuit est dense et les lumières rares. Sinali s’était engagé auprès des Forces nouvelles qui tenaient le Nord. Après le conflit postélectoral, il a rendu son arme et reçu la prime de 800 000 francs CFA (1 220 euros) allouée par l’Etat en échange de la démobilisation des combattants. Une moitié a servi à rembourser ses dettes, l’autre à financer un élevage de poulets qui a rapidement périclité. « D’autres plus fragiles pourraient reprendre les armes au service du premier qui leur donnera à manger », assure le jeune homme.

Malgré leurs frustrations, Sinali et ses amis voteront « à 100 % » pour M. Ouattara à la présidentielle, dont le premier tour a lieu le 25 octobre. Par solidarité régionale, certainement. Car, durant de longues années, le Nord, moins développé, s’est aussi senti relégué par les promoteurs de l’« ivoirité », qui prétendaient faire le tri entre les « vrais Ivoiriens » et ceux « de circonstance ». M. Ouattara, à qui l’on attribue des origines burkinaises, fut par deux fois empêché de se présenter à la présidentielle, au motif de sa nationalité supposée douteuse. Ses détracteurs lui reprochaient de n’être pas, comme l’exige encore la loi fondamentale, « né de père et de mère ivoiriens, eux-mêmes ivoiriens d’origine (2) ». C’est ainsi qu’il devint l’emblème des victimes de l’« ivoirité » et, de fait, le champion des populations du Nord. Cette frustration était partagée par les rebelles qui, en 2002, tentèrent de renverser M. Gbagbo. Leur coup d’Etat ayant fait long feu, ils prirent le nom de Forces nouvelles et « administrèrent » pendant plus de cinq ans le nord d’un pays coupé en deux. Bouaké, sa deuxième ville, leur servit alors de capitale.
Ensemble, ils mirent en coupe réglée le nord du pays

En cette nuit de juillet 2015 où l’on fête la fin du ramadan, la jeunesse y déferle dans les rues. Comme des vagues, des bandes de gamins endimanchés jouent au chat et à la souris et traversent en courant les carrefours, interrompant la circulation, avant de refluer, hilares, ivres des libertés qu’offrent les jours de fête. Ils s’affranchissent, ne fût-ce qu’une nuit, de l’autorité des aînés, dans un joyeux désordre qu’aucun policier ne cherche à contenir. Bouaké demeure rebelle, malgré la réunification du pays en 2007 et le redéploiement de l’administration.

Les innombrables motos chinoises témoignent à leur manière des années où la ville échappait au contrôle d’Abidjan et ressemblait davantage à Ouagadougou, où ces engins font depuis longtemps partie du paysage. La capitale du Burkina Faso fut d’ailleurs la base arrière de la rébellion qui s’empara du Nord en 2002, et c’est à travers ce pays que transitait le commerce faisant vivre la zone sous son contrôle. Ses chefs militaires, les commandants de zone (dits « com’zones »), se partagèrent plus de la moitié du territoire ivoirien, aidés par des civils appelés « délégués à l’administration ». Ceux-ci formaient l’aile politique des Forces nouvelles, incarnée par M. Guillaume Soro, devenu président de l’Assemblée nationale (3). Ensemble, ils mirent en coupe réglée le Nord, prélevant des taxes pour alimenter une caisse dite « la centrale », censée financer leurs troupes et la gestion du territoire.

La circulation anarchique des motos de Bouaké demeure un héritage de cette période. Nombre de jeunes, faute de perspectives, ont décidé de « rouler moto », devenant chauffeurs de taxi sans permis, ni casque, ni assurance. Ils sont d’ailleurs très nombreux à terminer leur course au centre hospitalier universitaire (CHU), sous-équipé malgré sa réhabilitation depuis l’accession au pouvoir de M. Ouattara. Derrière les façades repeintes à neuf, le CHU, seul de ce niveau pour toute la zone Centre-Nord-Ouest (CNO), soit plus de la moitié du pays, manque cruellement de matériel. Mis à part la santé maternelle et infantile, théoriquement gratuite, le coût des soins demeure trop élevé pour l’écrasante majorité de la population, qui vit d’activités informelles. Pour les rendre plus accessibles, le gouvernement, conscient que 85 % des Ivoiriens ne bénéficient d’aucune protection sociale, a lancé la couverture médicale universelle (CMU) en janvier 2015. Celle-ci, différente de son homologue française, repose sur une cotisation de 1 000 francs CFA (1,50 euro) par mois et par personne, ouvrant droit à la prise en charge des trois quarts du coût des actes courants (consultations, chirurgie, hospitalisation et médicaments). Avec peu de cotisants (176 000), elle n’en est qu’à ses balbutiements.

L’impunité nourrit des rancœurs tenaces

En quittant Bouaké vers le sud, les savanes arborées laissent place à la forêt. L’horizon se barre d’un mur intensément vert que domine, en arrivant à Yamoussoukro, la coupole de la célèbre basilique. Elle est depuis vingt-cinq ans le symbole d’une capitale que Félix Houphouët-Boigny, le père de l’indépendance, érigea sur son village. Mais les vastes artères percées dans la ville manquent de voitures, et la cité tout entière semble flotter dans des vêtements trop grands pour elle. Le transfert des institutions, promis par tous ses successeurs, est resté lettre morte.

A la sortie de la ville, on entre sur les terres du cacao, dont les fèves firent la fortune du pays avant de causer sa perte quand les cours mondiaux, à la fin des années 1970, vinrent à chuter. La filière, plus tard privatisée à la demande des institutions financières internationales, fut totalement désorganisée durant la décennie de crise politico-militaire qu’a traversée le pays. En témoignent encore, le long de la route qui mène à l’ouest, les immenses plantations de Tombokro. Léguées par Houphouët-Boigny à l’Etat de Côte d’Ivoire, elles sont en grande partie à l’abandon, mangées par la forêt. Des ouvriers agricoles y vivent encore. Ils cultivent du maïs et du manioc entre les pieds de cacao, attendant depuis dix ans un salaire fantôme.

A sa prise de fonctions en 2011, M. Ouattara a renoué avec l’encadrement de la production, garantissant des prix aux planteurs et relançant ainsi la filière dont dépendent plusieurs millions d’Ivoiriens. En 2014, la production a atteint le niveau record de 1,7 million de tonnes, soit 35 % de la production mondiale. A lui seul, le secteur représente 15 % du PIB. Aussi la terre est-elle un enjeu majeur, et le partage de ses fruits, une question cruciale. Elle alimente depuis bientôt vingt ans les conflits qui déchirent l’Ouest, la zone la plus fertile du pays.

La ville de Duékoué n’en a que trop souffert. « Les élections passent, les communautés demeurent », proclame une grande affiche le long d’un des axes de la ville. Ici plus qu’ailleurs, ce slogan trouve tout son sens. Ici plus qu’ailleurs, certains ont peur des élections et des démons qu’elles réveillent. Les dernières ont entraîné la mort d’un millier de personnes dans la ville et ses environs, soit un tiers de toutes les morts officiellement recensées lors du conflit postélectoral de 2010-2011. Cinq ans après, la ville n’en laisse rien paraître. Elle est calme. On pourrait presque croire que tout cela n’a pas eu lieu. Mais les silences qui ponctuent certaines conversations hurlent les récits muets des atrocités commises ici. Les morts attendent encore dans d’anonymes charniers qu’on veuille bien les identifier.

blank
La région du Guémon, dont la ville de Duékoué est le cœur, est riche de ses forêts que défrichent depuis des décennies les populations allogènes (étrangères, pour la plupart du Burkina Faso) et allochtones (venues d’autres régions de la Côte d’Ivoire). « La terre appartient à celui qui la met en valeur », proclamait Houphouët-Boigny. Après sa mort en 1993, le concept d’ivoirité s’est imposé à la terre. La crise économique a poussé les populations locales autochtones (4) à revendiquer les terres plantées en cacao qu’elles avaient cédées ou concédées aux agriculteurs venus d’ailleurs. Bien des accords ont alors été remis en cause par les autochtones, et, dans le Sud-Ouest ivoirien (où ceux-ci sont minoritaires), des planteurs qui n’étaient pas originaires de la région furent chassés des terres qu’ils avaient mises en valeur. Ainsi débuta un cycle de violences et de représailles qui firent de l’Ouest ivoirien un nid de conflits intercommunautaires.

Lors de la crise postélectorale, Duékoué en devient le tragique épicentre. En mars 2011, les troupes de M. Ouattara, descendant sur Abidjan, prennent la ville et se dirigent directement sur le quartier Carrefour, dont les groupes d’autodéfense pro-Gbagbo, formés par les autochtones Wè, ont fait leur fief. Aidés par des dozos — chasseurs traditionnels devenus de fait une milice —, les forces pro-Ouattara y font un carnage. « Ils disaient : “Tous les jeunes du quartier Carrefour sont des miliciens” », raconte un jeune homme. Tous ceux qui peuvent fuir convergent alors vers la mission catholique. Ils sont bientôt 30 000 entassés dans une cour, et près de 250 000 à quitter la région pour le Liberia voisin. A Duékoué, dans les rues jonchées de cadavres, les forces de l’Organisation des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) comptent les corps et les enterrent à la va-vite dans des fosses qui n’ont pas encore été ouvertes. Au moins 500 morts à Duékoué selon l’ONU, plus de 800 selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) — la majorité d’entre eux au quartier Carrefour. « Les horreurs qui s’y sont déroulées sont inexplicables », se souvient M. Denis Zehia, le chef du quartier, qui ne veut plus les raconter. Son silence parle pour lui. Les populations Wè n’en avaient pas fini : dans les jours suivants, elles ont été pourchassées dans les forêts et, en juillet 2012, attaquées dans le camp de réfugiés qui jouxte la ville. Le tout sous le regard impuissant de l’Onuci.

Le massacre de Duékoué et ses suites forment une tache de sang que le bilan présidentiel de M. Ouattara n’effacera pas. Ce crime resté impuni pose la lancinante question de la justice des vainqueurs, tandis que M. Gbagbo est jugé par la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, tout comme M. Charles Blé Goudé, leader des Jeunes Patriotes qui le soutenaient (5). Bien d’autres attendent encore leur procès. Accusée de partialité, la justice ivoirienne a fini, en juin 2015, par inculper des hommes qui ont contribué à la victoire de M. Ouattara, dont deux célèbres com’zones : MM. Chérif Ousmane et Losséni Fofana. Tous deux, haut placés dans l’appareil sécuritaire du régime actuel, ont peu de chances d’être inquiétés dans l’immédiat. Leur inculpation en Côte d’Ivoire permet en revanche de les soustraire à de probables demandes de comparution devant la CPI.

« Sans un minimum de justice, la réconciliation est-elle possible ? », se demande le père Cyprien Ahouré, responsable de la mission catholique de Duékoué. Lui qui a vu, à chaque flambée de violence, les réfugiés (Burkinabés, Baoulés, Wè…) affluer a été nommé président de la branche locale de la Commission dialogue, vérité, réconciliation (CDVR) instituée en 2011. « La CDVR nous a laissé sur notre faim. On n’a pas franchi toutes les étapes prévues, notamment celle de l’indemnisation, explique le prêtre. Les ex-combattants ont été pris en compte, beaucoup d’argent a été mis en jeu, mais on ne peut pas donner de l’argent à ceux qui ont utilisé les armes et ne rien donner à ceux qui ont tout perdu. » La catharsis nationale, elle non plus, n’a pas eu lieu. La commission n’a pas publié les résultats de ses travaux, et les images des audiences publiques tant attendues n’ont jamais été diffusées. La commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv), qui lui a succédé en mars 2015, vient seulement d’ouvrir une première phase d’indemnisation concernant 4 500 personnes.

En attendant, la réconciliation s’effectue par le bas, sans les politiques. A Duékoué, comme ailleurs dans le pays, les communautés ont réappris, par la force des choses, à vivre ensemble. « On s’accepte », entend-on le plus souvent. « Aujourd’hui, on se fréquente, parce que nous n’avons plus rien à gagner, on a tout perdu. Celui qui est président, il est président. Si demain c’est un autre, on fait avec », assure encore le chef du Carrefour. Les jeunes des quartiers hier opposés se reparlent, mais une étincelle pourrait remettre le feu aux poudres. « Dès qu’il y a un truc en ville, on cible les jeunes du Carrefour. On nous dit que nous sommes les frères de Gbagbo », commente un jeune homme. Tous déplorent que des dozos (qui ont participé aux massacres) se promènent encore librement en ville avec leurs fusils de chasse. Cette paix à Duékoué ne serait-elle que celle des vainqueurs ? De ceux qui, hier humiliés, ont pris le pouvoir et imposent aujourd’hui la crainte à leurs adversaires ? Aujourd’hui comme dans le passé, l’impunité nourrit les rancœurs qui hypothèquent l’avenir.

A l’Ouest, les conflits fonciers ne sont pas éteints, et nombre d’autochtones partis se réfugier au Liberia ont trouvé à leur retour leurs terres occupées (6). Les sous-préfets de la zone tentent, avec le concours des chefs des communautés qui vivent ici, de les régler. Mais la tâche est immense. D’après la loi, la terre ne peut appartenir qu’à l’Etat ou à des individus de nationalité ivoirienne. Ces derniers doivent se faire délivrer par l’administration un titre de propriété. Les démarches pour y parvenir sont coûteuses.

Avec près de cinq millions d’habitants et un tiers du corps électoral, Abidjan représente un enjeu électoral majeur. Dans la capitale économique, les tours du Plateau, le quartier des affaires, ont retrouvé de leur superbe. Hier symboles du « miracle ivoirien », elles incarnent aujourd’hui la Côte d’Ivoire émergente, promise par M. Ouattara, dopée par plus de 8 % de croissance annuelle depuis 2012. Les berges de la lagune sont en cours de réaménagement, un échangeur y sortira bientôt de terre, et les travaux d’un train urbain devraient débuter avant la fin de l’année. Des bidonvilles qui s’étaient greffés au cœur de la ville ont été « déguerpis » et « la Sorbonne », place publique dont les Jeunes Patriotes fidèles à M. Gbagbo avaient fait leur fief, n’est plus qu’un terrain vague reconverti en parking. Les changements de pouvoir se lisent aussi dans le paysage urbain.

Les derniers bâtiments occupés par les forces supplétives qui ont soutenu M. Ouattara ont été évacués en juin 2015, à quelques mois de la fin de son mandat. L’opération, baptisée « Bonheur », coïncidait avec la fin du processus de désarmement. D’après les chiffres officiels, 91 % des 64 000 combattants (des deux bords) recensés ont déposé les armes. Mais le véritable bilan de leur réinsertion ne pourra se faire que dans la durée. Les com’zones qui régnaient en maîtres du Nord ont presque tous été réaffectés hors de leurs fiefs. Mais ils se retrouvent aujourd’hui au cœur de l’appareil sécuritaire de l’Etat. Ayant contribué à installer M. Ouattara, ils demeurent intouchables. Pourtant un rapport des Nations unies pointe l’exploitation illégale de la mine d’or de Gamina, contrôlée par l’ancien com’zone « Wattao », actuel adjoint du commandant de la garde républicaine ; il dénonce également l’arsenal conservé par le com’zone Kouakou Foffie à Korhogo (7). Dès lors, la question de la place de ces com’zones dans les luttes de pouvoir à venir reste entière. Mais cela ne concernera que les élections de… 2020. Car, pour celles du 25 octobre 2015, M. Ouattara, fort de la coalition de partis (8) qui l’a porté au pouvoir, affrontera une opposition divisée.

Tout le monde se dit victime, mais qui s’avoue coupable ?

Depuis qu’en juin 2014 la CPI a confirmé qu’elle jugerait M. Gbagbo, son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), étale au grand jour ses profondes divisions. Les « frondeurs », qui conditionnent leur participation au processus électoral à la libération de l’ancien président, ont tenté — sans succès — de destituer le président du parti et ancien premier ministre Pascal Afi Nguessan. Ses détracteurs lui reprochent de jouer le jeu du pouvoir en conférant au prochain scrutin une onction pluraliste. Certains opposants récusent la composition de la commission électorale indépendante, qu’ils jugent favorable à M. Ouattara, et dénoncent aussi leurs difficultés à faire campagne dans les traditionnels fiefs électoraux du président. De leur côté, les Ivoiriens ne se sont pas précipités pour s’inscrire sur les listes électorales. Seuls 367 000 nouveaux électeurs se sont inscrits sur les listes provisoires, ce qui porte à 6,1 millions le corps électoral pour une population en âge de voter de 9 millions. Est-ce parce que le scrutin paraît joué d’avance ? Par dégoût des querelles politiques qui ont mené le pays à sa perte ? Ou par crainte que des affrontements se renouvellent ? Le président a promis des élections apaisées. Fatigués, il est des Ivoiriens qui se contenteront de ce programme.

En prenant les rênes du pays en avril 2011, M. Ouattara, économiste pratiquant couramment la grammaire du Fonds monétaire international (FMI) dont il fut l’un des dirigeants, a parié sur la remise sur pied des infrastructures, la relance des investissements et de la croissance. « L’argent ne circule pas, mais il travaille », avait-il martelé à tous ceux qui manifestaient leur impatience de voir les dividendes de la croissance devenir une réalité dans leur assiette. Pour l’heure, la population, et surtout la jeunesse (77,5 % de la population a moins de 35 ans), attend encore. Il faudra plus qu’un mieux-être social pour éteindre les foyers de division qui couvent dans le pays. La réconciliation se fait par défaut, et l’impunité demeure la règle. En Côte d’Ivoire, tout le monde se dit victime, mais qui s’avoue coupable ? Pas les politiques en tout cas. Cela, la population l’a bien compris.

Vladimir Cagnolari
Journaliste.

Commentaires Facebook