Malgré une volonté affichée d’abaisser les tensions, Ouagadougou et Abidjan peinent à enterrer leurs différends. Une défiance réciproque qui trouve sa source dans l’époque coloniale. Explications avec le chercheur Benoît Beucher.
Du passé faisons table rase ? Vendredi 29 janvier, le coup d’envoi du 26e sommet de l’Union africaine (UA) n’était toujours pas donné à Addis Abeba, la capitale éthiopienne, que les présidents burkinabè et ivoirien se rencontraient pour signifier leur volonté d’abaisser les tensions entre leurs deux pays voisins. « Les événements qui ont pu se passer çà et là doivent relever du passé, nous devons rétablir la confiance au sommet et entre les peuples », a ainsi confié à la presse le chef de l’État burkinabè Roch Marc Christian Kaboré à l’issue de sa rencontre avec Alassane Ouattara.
Trois semaines après que le Burkina Faso a suscité l’ire de la Côte d’Ivoire en lançant un mandat d’arrêt contre le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro, accusé d’avoir soutenu le putsch manqué du 17 septembre 2015 à Ouagadougou, les deux dirigeants jouent donc l’apaisement. Mais les autorités de Ouagadougou sont-elles disposées à lâcher du lest sur le cas Soro ? De son côté, Abidjan est-il prêt à coopérer avec son voisin sur le dossier Blaise Compaoré ? Actuellement en Côte d’Ivoire, l’ancien président du Burkina Faso est sous le coup d’un mandat d’arrêt international, émis le 4 décembre dernier, pour son implication présumée dans la mort de Thomas Sankara.
Pour Benoît Beucher, chercheur à l’Institut des mondes africains (Imaf), hormis la communication officielle, rien n’indique que les deux pays soient prêts à faire des concessions. Tant la défiance qu’entretiennent mutuellement ces deux États longtemps liés par un destin commun reste ancrée dans les esprits.
Benoît Beucher : Malgré les bonnes paroles officielles professées en marge du sommet de l’UA à Addis Abeba, les relations demeurent tendues entre les deux capitales et les gages d’apaisement offerts par Kaboré et Ouattara ne trompent personne. Le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire ont une véritable capacité de nuisance réciproque. Il faut savoir que l’ingérence, dont est accusée aujourd’hui Abidjan, est permanente entre ces deux pays qui, historiquement, sont deux pays frères. Les liens entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso sont particuliers en Afrique de l’Ouest dans le sens où ni l’un ni l’autre n’entretient des relations de cette importance avec leurs autres voisins.
Comment expliquer des relations aussi complexes ?
De fait, l’histoire est importante pour comprendre les relations entre les deux pays. À l’époque coloniale, la Côte d’Ivoire était, avec le Sénégal, la colonie modèle en Afrique occidentale française. Elle était extrêmement prometteuse économiquement grâce notamment à la culture du cacao. Le secteur nécessitait toutefois une main d’œuvre importante qui n’était pas forcément sur place. À l’entre-deux-guerres, la France, puissance coloniale, est alors allée puiser, parfois de manière autoritaire, parmi la population voltaïque, qui sont les Burkinabè d’aujourd’hui, pour travailler sur les plantations de Côte d’Ivoire. Ces phénomènes migratoires ont perduré bien au-delà des indépendances dans les années 1960 avec l’idée qu’en Côte d’Ivoire les revenus seraient supérieurs à ceux de la Haute-Volta, pays plus enclavé.
On estime donc à 3 millions le nombre de Burkinabè en Côte d’Ivoire. Forcément, cela crée des liens entre les deux États mais aussi des sujets de contentieux, y compris politiques. On se souvient que le concept d’ivoirité, lancé au début des années 1990 par Henri Konan Bédié, limitait aux Burkinabè, même ceux établis depuis très longtemps en Côte d’Ivoire ou qui y étaient même nés, l’accès à la propriété foncière, à la citoyenneté de plein droit et à la participation aux élections présidentielles, comme ce fut le cas pour Alassane Ouattara, dont la candidature avait été invalidée en 1995 en raison des origines voltaïques de son père.
Devant la Cour pénale internationale où il est actuellement jugé, l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo a accusé son successeur Alassane Ouattara de collusion avec la France et le Burkina Faso. Quel rôle a joué Ouagadougou dans la crise ivoirienne des années 2000 ?
Le Burkina Faso de Blaise Compaoré, qui s’était faiseur de rois et de paix en Afrique de l’Ouest, a essayé de reprendre la position politique et diplomatique dont bénéficiait la Côte d’Ivoire des années 1960 à 1980. Comme Laurent Gbagbo lui était hostile, l’idée fut donc d’appuyer un rival, en l’occurrence Alassane Ouattara, afin d’avoir un soutien assez net chez un voisin qui compte dans la sous-région. Ce n’est un secret pour personne, le régime Compaoré a largement contribué à la déstabilisation de la Côte d’Ivoire au tout début des années 2000 en encourageant la rébellion du Nord, alors dirigée par Guillaume Soro, et en affaiblissant le pouvoir de Laurent Gbagbo. Le fait que Compaoré soit aujourd’hui hébergé en Côte d’Ivoire complique donc la donne.
La justice burkinabè a émis un mandat d’arrêt international contre Blaise Compaoré dans le cadre de l’affaire de l’assassinat de Thomas Sankara. Peut-elle obtenir d’Abidjan son extradition, comme elle le souhaiterait ?
La tension qui est perceptible actuellement est liée à l’ouverture du dossier Thomas Sankara, le président burkinabè qui a été assassiné le 15 octobre 1987. À l’époque, la Côte d’Ivoire qui était présidée par Félix Houphouët-Boigny était soulagée de la disparition de ce chef d’État qui voulait réorienter sa diplomatie et donc s’affranchir de la forte influence ivoirienne. C’est l’implication d’Abidjan, mais aussi celle de Paris, qui est en jeu dans ce dossier. Pour le Burkina Faso, instruire le procès de l’assassinat de Thomas Sankara, c’est une façon d’affirmer une indépendance nationale face à un voisin qui est économiquement et politiquement très influent. La présence sur le sol ivoirien de Blaise Compaoré que réclame la justice s’apparente à une forme d’ingérence.
Mais, là encore, malgré les gages d’apaisement, cela me paraît peu probable que Ouattara « lâche » Compaoré maintenant alors qu’il aurait pu le faire rapidement avant. Maintenant, ce qui est certain, c’est que les procédures judiciaires concernant l’affaire Sankara ont été quelque peu ralenties en raison de l’implication, de près ou loin, d’une partie des membres de l’équipe du président Kaboré. C’est donc un dossier qui pourrait bien être mis en sourdine pour apaiser les tensions.
Ce souci d’apaisement peut-il pousser Ouagadougou à ménager la Côte d’Ivoire dans les dossiers en cours ?
Tant que Compaoré sera vivant et ne sera pas jugé, il constituera, lui ou ses proches, une menace pour le pouvoir burkinabè actuel. Djibrill Bassolé, son ancien ministre des Affaires étrangères actuellement détenu à Ouagadougou pour son implication présumée au putsch avorté du 17 septembre, fait partie de ces personnes que le nouveau pouvoir a tout intérêt à neutraliser. Or ce serait compliqué de le faire si le pouvoir burkinabè tempérait ses accusations contre la Côte d’Ivoire.
De l’autre côté, peut-on envisager qu’Alassane Ouattara « lâche » Guillaume Soro ?
Une enquête est actuellement en cours pour déterminer l’authenticité des fameux enregistrements qui attesteraient l’implication de Guillaume Soro et de Djibrill Bassolé dans le coup d’État avorté de septembre. Depuis la période où il menait la rébellion ivoirienne, Guillaume Soro doit tout à Blaise Compaoré. De là à imaginer qu’il ait joué un rôle très concret dans la tentative de soulèvement des militaires putschistes… C’est en tous cas une thèse qui, même sans preuve, est largement véhiculée au Burkina Faso.
Mais on sait que tout est possible en politique et que les retournements de situation sont légion. Dans la crise qui agite actuellement les deux pays, il y a des gens qui se connaissent très bien et qui étaient en bons termes. Mais quand on voit à quelle vitesse leurs relations se sont dégradées, on se dit que les choses peuvent également se retourner rapidement entre Soro et Ouattara.
Quelle est la position de Paris dans les querelles entre Ougadougou et Abidjan ?
La France doit composer avec les deux pays. Elle ne peut soutenir l’un contre l’autre de manière évidente. Ses intérêts sont économiques en Côte d’Ivoire et militaires au Burkina Faso. La diplomatie française a plutôt intérêt à ce que les deux pays se rapprochent plutôt qu’ils n’entrent en conflit ouvert. D’autant qu’avec Kaboré comme avec Ouattara, Paris bénéficie de deux personnes loin d’être hostiles à ses intérêts.
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