Par Sylvain N’Guessan
Consultant en Gouvernance et justice transitionnelle
De la Grèce antique à la Révolution française en passant par la Rome antique, l’époque médiévale, le Siècle des Lumières, le parlementarisme britannique, la démocratie a parcouru un long chemin avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Et elle n’est pas apparue au Côte d’Ivoire comme par magie. Le souffle démocratique qui s’est emparé de l’Afrique à la fin des années 80, appuyé par le Discours de la Baule, ne s’est pas estompé malgré les coups de kalachnikov à Bamako, à Kinshasa; les descentes musclées des soldats dans les cités universitaires d’Abidjan, de Yaoundé, de Lomé, de Ndjamena… Mesurant la soif de liberté de leurs concitoyens, les dirigeants africains vont lâcher du lest. Partout sur le continent africain, le fait du pluralisme sera consacré dans les constitutions.
Convaincu des risques de (re)confiscation du pouvoir politique, les Assemblées constituantes vont fixer une limite au nombre de mandats présidentiels. Cette disposition, perçue par plusieurs comme une saine mesure, a été adoptée par la majorité des pays africains. Elle est parfois même inamovible. Cette limitation du mandat présidentiel est appréhendée comme une condition sine qua none en vue de l’alternance (changer celui qui exerce le pouvoir) perçue comme la seule voie de l’alternative (inventer une autre forme de gouvernance, une autre répartition des richesses, des leviers du pouvoir…).
Prenant le parti de la limitation du mandat présidentiel dans ce débat qui a cours, nous fondons notre argumentation sur deux hypothèses : les exigences de justice et de liberté. Elle est une exigence de justice dans la mesure où elle donne à chaque courant, à chaque sensibilité politique, une chance d’accéder au pouvoir. Nous la percevons également comme une exigence de liberté qui consiste à remettre au peuple sa souveraineté, le choix de porter ses espoirs sur un autre citoyen après deux mandats. Ces idées préliminaires et introductives ci-dessus mentionnées nous permettent de fixer les dimensions de notre démarche en nous orientant sur trois directions de recherches dont l’objectif est de montrer les aspects historique et philosophique (I) de notre point de vue, son approche juridique et économique (II) avant d’en arriver à une lecture managériale (III).
I-ASPECT HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE
Au 8e siècle av. J.-C. est fondée la Cité-État d’Athènes, qui, plutôt que d’être dirigée par un roi, est alors gouvernée par un petit groupe de puissants aristocrates : c’est ce qu’on appelle une oligarchie. C’est au cours de cette période oligarchique que se mettent en place les fondements de la démocratie athénienne. Des réformateurs (Dracon, Solon, Clisthène…) instaurent progressivement des mesures politiques et législatives qui favoriseront la participation des citoyens à la vie publique du 7e siècle à la fin du 6e siècle av. J.-C. Clisthène répartit les citoyens en 10 tribus territoriales. De la sorte, tous les citoyens d’une portion de territoire, peu importe leur fortune ou leur naissance, font partie d’une même tribu. Cette réforme affaiblit la puissance de l’aristocratie et permet véritablement l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité de tous les citoyens devant la loi, qu’ils soient riches ou pauvres.
De même, les principales institutions politiques assurent une participation équitable à la gouvernance de la cité, notamment en octroyant une grande place au tirage au sort lors de la nomination aux charges publiques. Chaque année, la majorité des magistrats de la cité est tirée au sort parmi les citoyens. Seules les hautes magistratures militaires et financières sont attribuées par élection. Cette réforme, dit Aristote, détruisait les liens habituels de voisinage et de clientèle, et, dit Plutarque, manifestait une étonnante volonté d’union civique. Le travail en commun de nombreux hommes qui ne se connaissaient pas jusqu’alors devait les conduire à prendre conscience de la qualité de citoyen. Nous voyons là une trace saisissante d’un principe essentiel dans la démocratie athénienne, la rotation (annuelle) des magistratures. La Constitution d’Athènes nous donne l’exemple des dix astynomes athéniens, magistrats chargés de l’ordre public et du respect des règlements d’urbanisme, cinq pour la ville et cinq pour le port, qui sont tirés au sort chaque année.
Plus près de nous, l’on se souvient des conditions de naissance de nos chétives démocraties. Qui aurait oublié les conséquences du refus de l’alternance au Mali, au Zaïre, en Guinée…? Les conséquences du Printemps arabe sont pourtant sous nos yeux. L’un des rares pays en Afrique de l’Ouest à n’avoir pas connu de coup d’Etat est le Sénégal. Comme par coïncidence, le pays de la Teranga est le seul pays dans notre espace à avoir connu l’alternance au début des années 80. L’hypothèse de la stabilité politique et l’artifice de la lutte contre la menace terroriste ne doivent pas faire illusion. L’expérience contemporaine montre que le respect des règles démocratiques constitue le meilleur antidote contre l’instabilité politique, les conflits armés et le terrorisme. C’est la solidité des institutions qui garantit la stabilité et non la pérennité du pouvoir personnel, le refus de renouveler le personnel politique. Dans De l’esprit des lois, Montesquieu fait bien de le souligner: […] c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.
Les présidents qui ont fait le choix de l’alternance, à l’instar de Jerry Rawlings au Ghana, Mathieu Kérékou au Bénin, Pinto da Costa à Sâo Tomé e Principe, ou encore des présidents Aristides Pereira, Antonio Mascarenhas et Pedro Pires qui se sont succédé aux îles du Cap-Vert…semblent avoir mieux préparé leur pays à faire face aux enjeux stratégiques de notre époque. Quels peuvent être les risques juridiques et économiques de la non limitation du mandat présidentiel ?
II-APPROCHE JURIDIQUE ET ECONOMQUE
Un des points très peu disputés de notre constitution est son article 46: ‘’le Président de la République est le chef de l’administration. Il nomme aux emplois civils et militaires’’. A ce titre, sans consulter un quelconque organe, il nomme qui il veut quand il le veut. Il planifie seul les axes stratégiques de sa gestion (Art. 50). Il nomme le Médiateur de la république (Art. 116), le président du Conseil constitutionnel (Art. 90). Il préside le Conseil supérieur de la magistrature (Art. 104).
Dès lors, questionnons les normes de gouvernance; les règles, les méthodes et procédures, les stratégies régissant la gestion de la chose publique. Questionnons la gouvernance en termes de communication, de participation, de consultation entre le détenteur du pouvoir exécutif et les autres Ivoiriens. Que voit-on? Un président hyper puissant face à 23 millions de citoyens qui ne peuvent pratiquement rien pour empêcher les effets pervers du pouvoir. Peut-on se payer le luxe de laisser un tel pouvoir entre les mains d’un citoyen dans un temps indéfini? En l’état actuel de notre constitution, seule la limitation du mandat présidentiel peut limiter les effets pervers de la gouvernance.
Du point de vue économique, la volonté de satisfaire la demande de groupes de pression se soldera par des actions dont les conséquences seront beaucoup plus l’accroissement de la taille du secteur public, l’accroissement des déficits des finances publiques et des politiques économiques biaisées. C’est ce qui expliquerait l’attribution de marchés publics sur des bases partisanes et de manière peu transparente et la poursuite et la tendance à la généralisation de la corruption. L’économie internationale a besoin des richesses de l’Afrique mais elle peut prospérer sans les Africains. La Banque mondiale, le FMI, le PNUD, l’UE feront toujours des recommandations. Mais si un citoyen est maintenu au pouvoir de longs moments, ce sont des pans entiers de l’économie qui se trouveraient pris en otage. Nous tombons dans l’Etat néo patrimonial marqué par le clientélisme, la corruption structurelle. L’inexistence ou la non-effectivité des textes réprimant la corruption et les détournements, la tendance à la disparition du sens du bien public et la mauvaise utilisation des biens publics ainsi que l’impunité des citoyens coupables de crimes économiques et l’insuffisance de transparence dans la gestion de la chose publique, les audits qui n’aboutissent pas ne sont pas de nature à encourager cette forme de longévité politique (Tchabouré Aimé GOGUE, 2001).
L’histoire de l’Afrique est si pauvre en exemple de président-candidat ayant perdu des élections qu’ils ont organisées. On pourrait citer Kérékou, Gbagbo, Wade. La technologie électorale appuyée par la confiscation des médias, des moyens financiers subséquents, des marchés octroyés selon leur convenance…leur assurent presque toujours la victoire. Pourquoi faudra-t-il penser que la non limitation du mandat présidentiel ne ferait pas perdre définitivement au peuple la souveraineté qui lui revient? D’ailleurs, que pouvons-nous retenir des présidents qui se maintiennent vaille que vaille au pouvoir? L’histoire de la manipulation constitutionnelle (Eyadema au Togo en 2002, Idriss Deby au Tchad en 2005, Paul Biya au Cameroun en 2008, Ismaïl Omar Guelleh à Djibouti en 2010, Yoweri Museveni en Ouganda en 2010, Nkurunziza au Burundi en 2015…) ne permet aucunement de citer les pays qui en bénéficient comme des exemples en termes d’amélioration qualitative des conditions de vie et de travail des populations. Sur le plan managérial, quel serait ce dirigeant si compétent qu’il serait irremplaçable?
III-LECTURE MANAGERIALE
La «Roue des compétences», modèle de référence de Claude Flück, peut nous être d’un atout précieux pour la présente étude. Accordons-nous avec Flück pour définir la compétence comme la combinaison des connaissances, des savoir-faire et des comportements professionnels nécessaires pour faire face aux situations professionnelles courantes et évolutives. Elle en distingue 4 types qui sont : les compétences techniques, les compétences organisationnelles, les compétences relationnelles et les compétences d’adaptation.
Les compétences techniques : Elles se décomposent en trois volets différents :
les connaissances professionnelles théoriques,
les procédures, règles, normes, méthodes et outils,
les savoir-faire liés à l’expérience.
Les compétences organisationnelles : Elles font référence à la manière de d’organiser et d’occuper le temps, l’espace… Elles se déclinent en trois dimensions :
l’auto-organisation,
l’organisation collective et la gestion de projet,
l’organisation managériale du travail des collaborateurs.
Les compétences relationnelles: Elles renvoient également à trois dimensions :
l’expression personnelle (ses propres capacités de communiquer à l’écrit et à l’oral, son écoute…),
les compétences relationnelles avec des clients, des fournisseurs,…
les compétences managériales.
Les compétences d’adaptation: Elles permettent de s’ajuster aux situations immédiates et aux évolutions dans le temps:
les compétences nécessaires pour s’adapter à des environnements mouvants,
les compétences nécessaires pour s’adapter à l’évolution constante de son métier,
les compétences nécessaires pour adapter et faire évoluer ses manières de faire.
Demandons-nous le type de compétences si rare qu’aucun autre citoyen ne puisse déployer en dehors d’un président sortant? Tel président peut axer sa gouvernance sur les compétences techniques et ne pas développer suffisamment de compétences managériales. Tel candidat, lui succédant, pourrait développer d’excellentes compétences relationnelles tout en montrant des failles sur le niveau organisationnel… Et toute vision, aussi stratégique soit-elle, est limitée dans le temps. Ceci démontre encore le besoin de limiter le mandat présidentiel !
La limitation du mandat présidentiel permet tous les 10 ans (ce qui correspond aujourd’hui à la durée généralement maximum de 2 législatures) à tous les courants politiques de se faire entendre et de conquérir le pouvoir. De leur confrontation dans le débat d’idées peuvent naitre des approches nouvelles en vue de la gouvernance, des projets de société.
De la Grèce antique aux années 90, l’alternance se présente comme un gage de stabilité politique et donc de croissance économique dans la mesure où elle permet à tous les acteurs politiques d’espérer remporter des élections. Cette limitation du mandat présidentiel pourrait empêcher aux partis d’opposition de n’avoir recours qu’à la violence en vue de l’alternance. Elle a l’avantage de susciter la démocratie au sein des partis politiques.
Le renouvellement du personnel politique permet un nouveau style de leadership avec de nouvelles idées. Ces nouvelles approches sont une chance pour un dynamisme, pour empêcher une société statique, sclérosée par des pratiques rétrogrades. Qui voudrait se retrouver avec des dirigeants vivant dans une bulle et complètement dépassés par l’environnement socio politique dont Bokassa, Mobutu, Amin Dada nous ont fourni des souvenirs imprescriptibles ?
Sylvain N’GUESSAN
Consultant en Gouvernance et justice transitionnelle
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