Par Marcel Amondji, Cercle Victor Biaka Boda
«Le chien, dit-on, ne change jamais sa façon de s’asseoir ! » A en croire Le Journal du Jeudi, un hebdomadaire paraissant à Ouagadougou, c’est aussi un dicton burkinabè. Comme quoi, avec nos plus proches voisins du nord, nous n’avons pas en commun qu’une frontière ! Ce dicton a d’ailleurs été brillamment illustré par Salif Diallo, alias « Gorba », alias « le naaba du Yatenga », hier encore éminence grise de Blaise Compaoré, qui vient d’être recyclé dans le même emploi auprès de Roch Marc Christian Kaboré, le nouveau président du Burkina Faso. Au cours de la conférence de presse qu’il animait au lendemain de la victoire de son candidat, et qui a fait la « Une » de tous les journaux le 5 décembre 2015, il a exposé les grandes lignes d’un plan d’action qui rappellera à tous ceux qui ont bonne mémoire, la façon dont le crime du 15 octobre 1987 fut présenté aux opinions publiques nationale, africaine et internationale, comme une authentique « rectification » de la révolution de 1983, rendue nécessaire par la victime elle-même !
Le discours que Blaise Compaoré prononça le lendemain de ce forfait, où à la fois il revendiquait le meurtre de son ami et proclamait sa détermination de poursuivre son œuvre, est un véritable chef-d’œuvre d’hypocrisie : « Peuple du Burkina Faso, l’accélération de l’histoire fait souvent défiler les événements à une allure telle que la maîtrise par l’homme des faits devient impossible, rendant celui-ci artisan de situations non désirées. Les instants tragiques que nous avons vécus le 15 octobre courant font partie de ce type d’événements exceptionnels que nous fournit souvent l’histoire des peuples. En tant que révolutionnaires, nous devions avec courage assumer nos responsabilités. Nous l’avons fait à travers la proclamation du front populaire. Nous continuerons à le faire sans faille et avec détermination pour le triomphe des objectifs de la Révolution d’août. Ce dénouement brutal nous choque tous en tant qu’êtres humains et moi plus que quiconque pour avoir été son compagnon d’armes, mieux, son ami. Aussi, pour nous, il reste un camarade révolutionnaire qui s’est trompé »[1].
Un vrai coup de poker-menteur, quand on songe que devait s’en suivre, crescendo, un parcours criminel de 27 années ; mais, à en juger d’après le nombre de dupes qu’il fit au Burkina Faso et ailleurs en Afrique, le coup n’en réussit pas moins magnifiquement ! J’ai pu le constater personnellement à Dakar début 1991. J’y étais allé passer quelques jours à l’invitation d’un ami fonctionnaire international. J’avais espéré que ce serait aussi l’occasion de revoir quelques vieux camarades féanfistes sénégalais perdus de vue depuis près de trente ans. Celui que je désirais le plus revoir, je ne pus le rencontrer que deux ou trois jours seulement avant la fin de mon séjour, lorsqu’il revint de Ouagadougou où il était allé, à l’invitation des « rectificateurs », assister à je ne sais plus quel événement. Cet ami, alors un haut dirigeant du principal parti progressiste de son pays, me surprit infiniment par l’enthousiasme avec lequel il parlait de ses hôtes burkinabè, en particulier du principal d’entre eux, Blaise Compaoré, qui avait remplacé Thomas Sankara à la présidence du Faso. Il me surprit bien plus encore lorsqu’il se fit fort et me proposa, si je le désirais, de me faire inviter un de ces jours par Blaise Compaoré.
Pourquoi étais-je surpris ? Parce que, pour moi, il ne faisait aucun doute que l’assassinat de Thomas Sankara était l’œuvre de la barbouzerie française, même si les auteurs directs et un certain nombre de profiteurs de ce crime étaient des Burkinabè, qui avaient été instrumentalisés plus ou moins directement et plus ou moins consciemment par ladite barbouzerie. Et puis, surtout, je ne m’attendais évidemment pas à trouver tant de candeur chez un si haut responsable politique, après tout ce que nous avions déjà vu en Afrique : Patrice Lumumba, dont on imputa la mort à Mobutu et Tshombe alors que ceux qui y avaient vraiment intérêt se trouvaient à Paris, Bruxelles et Washington ; Sylvanus Olympio, tué soi-disant par le sergent Eyadema, alors que son véritable meurtrier était probablement venu tout exprès de Paris ou de quelque autre localité française, le temps de remplir ce « contrat » ; Amilcar Cabral, massacré certes par la garde de son propre camp, en plein Conakry, mais avant tout victime du gouvernement fasciste portugais et ses alliés de l’OTAN… Pour ne citer que les victimes les plus illustres de l’hydre colonialiste, et sans compter ceux qu’on nous tua à petit feu soit dans l’exil, soit dans une prison perdue au fond du Sahara après les avoir fait renverser par des soudards corrompus : Kwame Nkrumah, Modibo Kéita… Ni ceux qui furent traitreusement éliminés de différentes manières : les Camerounais Um Nyobé, Félix Moumié, Ossendé Afana, Ernest Ouandié… Alors, qu’un ancien féanfiste de la grande époque – membre, qui plus est, de la direction d’un parti théoriquement très orienté à gauche – ait pu croire que Blaise Compaoré et sa bande étaient des gens si fréquentables que tout un chacun ne pouvait que rêver d’aller dîner avec eux, c’est dire à quel point la propagande des « octobriseurs » de Ouagadougou avait été une réussite !
A cette époque, le nom même de Salif Diallo m’était totalement inconnu. Il ne cessera de l’être que bien des années plus tard, à l’occasion de la table ronde de Linas-Marcoussis, dont il apparaîtra comme l’une des deux chevilles ouvrières, l’autre étant le Français Pierre Mazaud. C’est de cette époque que date mon intérêt pour celui dont la presse internationale parlait comme du personnage incontournable de la scène politique burkinabè, l’homme le plus puissant du Burkina Faso après Blaise Compaoré, son Jacques Foccart en somme, sauf que Compaoré n’était pas De Gaulle…
Au Burkina Faso même, la rumeur publique lui attribuait aussi un rôle très important dans certains trafics induits par les troubles au Liberia et en Sierra Leone. Par exemple. C’était lui, disait-on, qui allait vendre sur les marchés d’Envers les « diamants du sang » que le Burkina Faso recevait de Charles Taylor et de Foday Sanko en échange de son soutien en hommes et en armes. Trafics grâce auxquels il aurait amassé une fortune colossale, qui lui aurait permis d’acheter littéralement la position dominante qui était la sienne…
…Jusqu’à ce jour d’avril 2008 où certaines apparences purent donner à croire qu’il avait tout perdu.
Quand S. Diallo était le bras droit de B. Compaoré
Son comeback triomphal à la faveur du dernier scrutin présidentiel montre que si on le crut fini alors, c’était bien à tort. D’ailleurs, à l’époque même, dans un article intitulé « Relations entre Blaise Compaoré et Salif Diallo : Le mythe et la réalité »[2], un certain Djibril Touré, apparemment un très bon connaisseur des arcanes du burkinafascisme, laissa entendre que le « renvoi » de Salif Diallo du gouvernement, puis son « exil » d’abord à Vienne comme ambassadeur, puis à Niamey, auprès de son ami Issoufou Mahamadou, le président du Niger, n’étaient peut-être qu’une façon rusée de mettre « en réserve de la Françafrique » un agent particulièrement précieux : « Blaise Compaoré a fait de Salif Diallo ce qu’il est et non pas le contraire. Maintenant, il reste la question de savoir si son départ du gouvernement relève d’une stratégie convenue avec le président du Faso, le Premier ministre et lui-même ou s’il s’agit d’une disgrâce pour ouvrir la voie de la succession à François Compaoré[3] ».
Permettez-moi juste une toute petite réserve sur la première partie de cette citation : Blaise Compaoré a peut-être fait Salif Diallo, mais comme lui-même ne s’est certainement pas fait tout seul, il aurait été plus exact de dire que tous les deux sont sortis du même moule, et qu’ils y ont été programmés pour être le complément l’un de l’autre. D’où leur si longue, si harmonieuse et si fructueuse collaboration…
Dans le même article, Djibril Touré a brossé à grands traits le portrait moral du personnage à ses débuts : « …Salif Diallo est un corsaire de la République. Baroudeur du mouvement scolaire et étudiant, il n’avait aucune perspective de carrière politique dans le système révolutionnaire quand il revient de Dakar en 1985 avec une maîtrise de droit en poche. Auparavant, il avait été exclu de l’Université de Ouagadougou pour fait de grèves et manifestations illégales ayant causé des destructions de biens publics. Coopté par le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) on ne sait trop comment, il était l’un des pourfendeurs zélés de Thomas Sankara et de la Révolution d’août 83. Les étudiants burkinabè militants des Comités de défense de la révolution de l’Université de Dakar se souviennent bien que jusqu’au jour de son départ du Sénégal pour le Burkina, il donnait des recommandations fermes aux étudiants syndicalistes quant à la conduite à tenir à l’encontre des partisans de la Révolution. Mais de retour à Ouagadougou, à un moment où la Révolution était au faîte de sa popularité rendant illusoire toute velléité oppositionnelle, mais surtout la perspective du chômage prolongé, vont conduire Salif Diallo à opérer un rapide retournement de veste. Il se joint alors à la fraction dissidente du PCRV, le Groupe communiste burkinabè (GCB), qui soutenait la Révolution. C’est donc par le truchement d’un des pères fondateurs du GCB que l’étudiant maîtrisard en droit, et au chômage, est présenté à Blaise Compaoré, alors ministre délégué à la présidence, chargé de la Justice. Pendant longtemps, bien qu’en service au cabinet du ministre de la Justice, Salif Diallo n’était pas intégré à la fonction publique pour la simple raison que, contrairement à l’usage courant, il n’avait passé aucun concours de recrutement ni même bénéficié d’une mesure de recrutement spécial. Garçon de course de Blaise Compaoré, il ne faisait pas le poids devant les vrais ténors, civils comme militaires, acteurs de la Révolution – et plus tard de la Rectification – qui a porté Blaise Compaoré au pouvoir. (…). Ce Salif Diallo distributeur de courrier confidentiel de Blaise Compaoré en son temps n’a joué aucun rôle dans l’avènement de la Révolution. Plus présent dans l’avènement de la Rectification, il n’a pas plus de mérites personnels ni de légitimité historique qu’un Arsène Bognessan Yé, un Laurent Sedogo, un Gilbert Diendéré, un Jean-Marc Palm, un François Compaoré, un Achille Tapsoba. (…) ».
Malgré son évidente partialité et son imprécision, ce témoignage a le grand mérite d’attirer l’attention sur le caractère miraculeux de la réussite politique de Salif Diallo. Résumé en deux phrases, cela donnerait : « Jusqu’au matin du 15 octobre 1987, il n’était presque rien. Mais, au soir de ce même jour, brusquement, il devint tout ou presque ! » Pour que ce miracle fût possible, il aura seulement suffi que Thomas Sankara fût tué un après-midi où Salif Diallo et son « bienfaiteur » Blaise Compaoré devisaient tranquillement dans le salon de celui-ci.
Y eut-il relation de cause à effet ? Depuis le 15 octobre 1987 jusqu’à ce jour, aucun Burkinabè ne s’est, semble-t-il, soucié de le savoir. Un effet de la géniale propagande des « octobriseurs » ? Sans doute ; mais pas seulement. Vous vous rappelez la parole du sage Mousbila Sankara, qui était l’ambassadeur du Burkina Faso en Libye à l’époque du meurtre de son homonyme : « Ce sont les mêmes personnes qui ont renversé le commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, qui ont tué le capitaine Thomas Sankara, et qui ont exfiltré Blaise Compaoré en 2014 »[4] ? On pourrait y ajouter : « Ce sont encore ces mêmes personnes qui nous ont imposé les dozos, les frères-Cissé, les comzones, Guillaume Soro, le couple Ouattara, etc… », et ce serait encore vrai. Et, vu l’étroitesse des liens qui existaient entre l’indéboulonnable homme-orchestre de la politique burkinabè et les maîtres actuels de la Côte d’Ivoire au temps où ces derniers se préparaient à l’attaquer, rien n’interdit d’y ajouter aussi que ce sont les mêmes personnes qui viennent de ramener Salif Diallo au pouvoir par le biais de l’élection de son compère Roch Kaboré à la présidence du Faso, lui garantissant de fait, par la même occasion, au moins pour les cinq ans à venir, la pleine impunité pour sa part des crimes du régime déchu. Or ce serait dire, alors, que les mêmes gens étaient à l’origine de la fulgurante ascension, commencée le 15 octobre 1987, qui devait faire de Salif Diallo ce pivot indestructible de la scène politique burkinabè.
Les présidents passent ; Salif Diallo demeure…
Mais, me direz-vous peut-être, quel intérêt de remuer tout ce passé, quand même Stanislas Bénéwendé Sankara, qui a fait du sankarisme son fonds de commerce électoral, ne répugne pas à s’allier avec un parti dont Salif Diallo est le véritable chef ? Pour les Burkinabè, peut-être aucun. En revanche, pour nous, Ivoiriens, l’intérêt de rappeler ces choses est immense. Pourquoi ? Parce que, compte tenu de la nature très particulière de nos rapports avec le Burkina Faso depuis 2002 et la part qu’y pris Salif Diallo, pour nous l’événement le plus saillant de l’année 2015 dans ce pays frère, ce n’est ni la chute de Blaise Compaoré ni celle de Gilbert Diendéré, encore moins les enregistrements pirates des conversations téléphoniques de deux interlocuteurs censés être Guillaume Soro et Djibril Bassolé, mais ce retour triomphal aux affaires de celui qu’on peut considérer comme le principal complice de Blaise Compaoré.
Dieu merci, Blaise Compaoré ne mourra pas impuni dans le confort douillet de Kosyam ; Gilbert Diendéré non plus. Mais, à l’instar de Salif Diallo et de Roch Kaboré, beaucoup de leurs complices ont réussi à se refaire une virginité politique en se recyclant dans l’opposition à point nommé pour ne pas être entraînés dans la déconfiture d’un régime dont, hier encore, ils étaient les piliers.
Heureusement les Burkinabé ne sont pas dupes. A preuve les réactions des internautes aux propos de Salif Diallo lors de sa conférence de presse du 4 décembre. Le ton général est à la méfiance, et même à la défiance. Elles résument parfaitement l’état d’esprit dominant aujourd’hui parmi ceux qui ont chassé Compaoré et empêché son estafier Diendéré de renverser les autorités de la Transition.
Leurs nouveaux maîtres qu’on intronise ce 29 décembre 2015, les Burkinabè savent heureusement qu’ils ne diffèrent en rien de ceux qu’ils ont chassé par deux fois, dans une seule année, en octobre 2014 et en septembre 2015 ; n’ont rien appris des derniers événements ; et n’ont pas abandonné leurs réflexes d’auxiliaires zélés, déhontés et bien notés du colonialisme français. Tandis qu’eux-mêmes, non seulement ils y ont beaucoup appris mais, surtout, ils n’ont rien oublié des crimes qui ont jalonné l’histoire du régime mafieux et de trahison nationale dont Salif Diallo et ses compères étaient les principaux dignitaires et, à l’occasion, les idéologues.
Ayons donc confiance. Si nos frères Burkinabè paraissent manquer cruellement de leaders vraiment dignes d’eux – une autre malédiction qu’ils partagent avec nous –, ils ont suffisamment démontré leur amour de la liberté et leur vigilance tout au long de leur histoire. Il n’est pas dit qu’ils laisseront cette nouvelle tromperie aller jusqu’à son terme convenu, et que l’impunité dont Salif Diallo jouit encore lui sera garantie jusqu’à la fin de ses jours. C’est en tout cas le vœu que je leur adresse au crépuscule de cette année 2015, où ils nous ont tant donné à espérer.
Marcel Amondji[5] (29 décembre 2015)
[1] – Message à la nation de Blaise Compaoré, président du front populaire, le 19 octobre 1987.
[2] – Lefaso.net 14 avril 2008.
[3] – Le frère cadet de Blaise Compaoré.
[4] – Voir, dans ce blog : http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.fr/2 015/11/mousbila-sankara-ce-sont-les-memes.html
[5] – Du même auteur, voir dans ce blog :
http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.fr/2014/02/burkina-faso-la-crise-qui-vient.html ;
http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.fr/2014/11/burkina-faso-regard-dun-observateur_14.html
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