Nathalie Yamb ǀ LIDER | 18 décembre 2015
Je viens de prendre connaissance des interventions répétées de Mme Marie-Paule Kodjo, relatives au prochain concert du chanteur Franko en Côte d’Ivoire. Pour ceux qui ne le savent pas (et jusqu’à il y a peu, j’en faisais partie), il est l’auteur d’une chanson intitulée « Coller la petite« , qui a plus 7.000.000 de vues sur YouTube, passe en boucle sur les chaînes de musique internationales et fait danser toute la jeunesse africaine à travers le monde (dont la plupart des stars du ballon rond).
Mme Kodjo parle d’une incitation à l’inceste, au viol. Même après m’être infligée l’écoute attentive du morceau à plusieurs reprises (vous avez compris que ce n’est vraiment pas ma tasse de thé musicale), je ne vois pas où la dame a vu une incitation à l’inceste ou au viol dans cette chanson, mis à part peut-être dans ses propres fantaisies. Cela arrive souvent quand des gens d’un certain âge prétendent interpréter et s’immiscer dans les codes et l’univers des jeunes. L’obscur préfet d’une région au Cameroun en a fait l’amère expérience, qui a pris un arrêté pour interdire la diffusion du titre dans sa zone, avant de se voir rappeler à l’ordre et au respect des libertés par les parlementaires camerounais, désavoué par son ministre de tutelle et contraint de lever piteusement son interdiction abracadabrantesque.
A l’écoute de la chanson, disais-je, j’entends quelqu’un qui invite ses copains à danser et à s’amuser. Ou bien « coller » signifie accomplir l’acte de pénétration sexuelle ? Parce que si tel est le cas, alors il faut de tout urgence vouer aux gémonies toute cette génération qui a zouké et chanté à tue-tête « Collé serré » de Kassav ! Je laisse tomber l’énumération de toutes les chansons anglaises aux paroles explicites qui passent à longueur de journée sans que l’on ait ouï la censeure autoproclamée protester. C’est également par pure magnanimité que je ne m’attarderais pas sur son silence assourdissant lorsque le (f)rappeur américain Chris Brown, condamné à la prison aux Usa pour ses très réels actes de violence physique envers sa compagne d’alors et son usage immodéré de produits illicites, a donné un concert à Abidjan en décembre 2012 à l’invitation d’un ponte du gouvernement qui a dépensé pour cela une somme faramineuse.
En tant que femme, en tant que mère, en tant qu’Africaine, je voudrais dire à Mme Kodjo, et au-delà, à la société civile ivoirienne, qu’il est consternant de constater à quel point la futilité, l’inutilité, la complaisance et les faux combats la caractérisent.
Le coût de la vie explose. Nous n’arrivons plus à mettre nos enfants à l’école parce que l’inscription, le matériel scolaire, tout est devenu trop cher. Quand bien même nous y arrivons, nos enfants s’entretuent sur les campus qui n’ont d’universitaires que le nom. Ou alors, c’est la police qui les brutalise. Et si par hasard on a réussi à les inscrire en faculté de médecine ou en pharmacie, ils sont contraints d’aligner les années blanches à cause de l’absence de laboratoires. L’argent ne suffit pas pour faire soigner nos proches quand ils sont malades. Le prix des médicaments et des prestations médicales est élevé, les infrastructures sanitaires sont de piètre qualité. Mme Kodjo, la mère, l’étudiante, la malade veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez organiser des conférences de presse à ce sujet ?
Le chômage se propage de façon endémique. Comme nous, nos enfants, nos maris ne trouvent pas de travail. Alors ils traînent en ville, glissent dans le désœuvrement, la délinquance, l’alcoolisme. La violence devient quotidienne. Des gangsters mineurs, appelés microbes à cause de leur nocivité, manipulés par des adultes, terrorisent et déciment les populations. Mme Kodjo, les mamans, les épouses, les sans-emplois veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez pousser un coup de gueule à ce sujet ?
Nous nous sommes unies à des hommes qui ont déjà d’autres épouses ou qui en prendront d’autres après nous, et nous sommes, par amour, par tradition, par croyance religieuse, devenues des hors-la-loi. Les foyers polygamiques représentent pourtant plus de 75% des ménages en Côte d’Ivoire. Mais nos droits et ceux de nos enfants ne sont pas reconnus, parce que ni les acteurs gouvernementaux (qui pourtant pratiquent la multiplicité des unions jusqu’au plus hautes sphères de l’Etat), ni les organisations de la société civile ne se battent pour la légalisation de polygamie et la reconnaissance de nos droits sociaux, patrimoniaux, juridiques, familiaux, financiers etc. Mme Kodjo, les femmes, les fillettes veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez engager ce combat de fond pour le redressement de la cellule familiale ivoirienne ?
La corruption et le clientélisme ont gangrené la Côte d’Ivoire, du sommet de l’Etat à l’homme de la rue. Le racket des forces de l’ordre sur les routes, les petites extorsions de fonds que les employés municipaux exercent sur les petits commerçants sont devenus les pratiques les plus courantes dans le pays. Mme Kodjo, les citoyennes, les administrées, les vendeuses, les automobilistes veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez faire du tapage médiatique à ce sujet ?
Les monopoles iniques nous appauvrissent. La compagnie ivoirienne d’électricité, sans compétiteurs, augmente de façon dictatoriale les prix de l’électricité, prélève tous les deux mois une prime fixe qui ne correspond à rien et à propos duquel elle refuse obstinément de s’expliquer. Elle interrompt la fourniture de courant de façon aléatoire, nous empêche de travailler, d’étudier, de conserver les aliments. La Sodeci fait pareil. Mme Kodjo, les consommatrices veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez vous saisir avec véhémence de ce sujet ?
La radiotélévision ivoirienne nous impose ses programmes insipides et propagandistes et nous prélève de force une redevance pour cela. Mme Kodjo, les militantes et sympathisantes de formations politiques de l’opposition, les citoyennes, les journalistes veulent savoir : quand est-ce que vous et vos amis de la société civile allez taper du poing sur la table pour qu’elles aient droit à la diversité d’opinions, à la retransmission de leurs activités, celles de leurs partis ou de leurs leaders, à des programmes de qualité ou à des opportunités d’emploi démultipliées dans un paysage audiovisuel libéralisé ?
Il y a tant de combats sérieux et vitaux à mener pour les femmes et la famille en Côte d’Ivoire que je ne peux pas tous les citer ici, sauf à vouloir écrire une encyclopédie, ce qui n’est pas mon souhait. La chanson de Franko, quel que soit le bout par lequel on la prend, n’en fait pas partie. Laissons-le donc coller ses petites et remplir, dans la gaieté, les salles de concert et les pistes de danse.
Et pendant ce temps, Mme Kodjo, plutôt que de dévoyer plus longtemps le combat du genre et des droits de la femme comme cela a été le cas avec vos dernières prises de parole, s’il vous plait, dites à la très évanescente société civile ivoirienne de continuer ce qu’elle sait faire de mieux : Nous coller la paix !
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