Côte d’Ivoire – Décryptage des messages du débat électoral de la présidentielle 2015 (2ère partie)

Soumarey

Par Soumarey Pierre, Essayiste

B – L’apparition de projets novateurs

Nous avions évoqué précédemment l’apparition d’une demande sociale, à la circonstance de l’élection présidentielle, à savoir : une réconciliation, une redistribution équitable et inclusive des fruits de la croissance, des processus électoraux crédibles, transparents, et paisibles. Cette demande sociale se distingue des offres et des thématiques politiques proprement dites des candidats. Bien que ces dernières s’efforcent d’y répondre, elles font surgir aux delà de celle-ci, des propositions très novatrices, au nombre desquelles se rangent :

1- La construction d’un Ivoirien nouveau :

L’apparition de ce concept, partagé par de nombreux candidats, recouvre une acception variable, selon la définition qu’on lui donne. D’une manière générale, il s’agit de normes que la communauté nationale est invitée à s’approprier, auxquelles elle doit se conformer, voire se soumettre, afin de permettre de la distinguer par ces caractéristiques communes, comme étant une appartenance propre à l’Ivoirien, susceptible de définir son identité. Cette idée n’est pas totalement nouvelle, puisque le projet du Président Félix Houphouet-Boigny, déjà à l’époque, était de « forger et construire un homme Ivoirien ». Cette idée est le fondement de la notion d’une identité nationale, construite autour de valeurs républicaines et d’appartenance, autre que celles de l’ethnicité (tolérance, dialogue, paix, ouverture). Une telle vision marque toujours une rupture avec un antérieur, et commande l’apparition d’un fait social nouveau, sous la pression de l’action entreprise pour parvenir à la réalisation de cet objectif. Dès lors, il convient non seulement de définir les domaines d’application de l’action que porte ce projet sociopolitique, mais aussi le profil type que l’on veut atteindre, donc le contenu de ce concept et l’objectif visé par celui-ci.

Le projet « Houphouétiste » nourrissait l’ambition d’un grand rassemblement dans le creuset de la République, cet espace public libre, neutre et égalitaire dans lequel peut se redéfinir l’identité de l’Ivoirien. Il s’oppose en cela, à l’idéologie et aux attitudes communautaristes, perçus comme contraire, à l’unité nationale et la cohésion sociale. L’appartenance culturelle ou sociale, a souvent servi de base à des critères sélectifs dans la distribution des responsabilités et le recrutement dans l’administration, et plus tard, de prétexte aux politiques, pour légitimer un discours exclusiviste ou faire resurgir des problèmes de classe sociale, issue de nos modes d’organisation traditionnelle. Il fallait élargir le cercle des appartenances, pour passer de celle du clan, de la tribu, de l’ethnie, à cette du département, de la région, de la nation. Ce changement d’échelle, devait s’accompagner d’une culture à inventer, pour permettre de faire naître le sentiment d’appartenance à une communauté plus vaste (la nation, une et indivisible), susciter l’attachement à ces valeurs, l’allégeance et l’adhésion individuelle du citoyen à ces normes nouvelles. Ce défi n’a été que très partiellement gagné sous l’ère Houphouet-Boigny, mais la nation en prenait vigoureusement le chemin (gouvernement géopolitique équilibré, brassage des élèves d’une région à une autre à l’occasion des affectations scolaires, articulation générationnelle harmonieuse, culture du dialogue et de la paix, fêtes nationales tournantes, désenclavement territorial et inclusion sociale au développement, ordre et discipline dans la vie socio-professionnelle, État régalien, etc.). La stabilité, la discipline, le travail, la paix et la réussite étaient devenues la marque extérieure de cet Ivoirien.

À la disparition de ce dernier, ce bel élan a été malheureusement brisé par les luttes fratricides auxquelles se sont livrés ses successeurs, pour accéder au pouvoir et pour le conserver. Cette période tumultueuse est marquée par l’apparition d’idéologies contraires à « l’houphouétisme » et l’introduction de la violence en politique. Il en résultera une profonde fracture sociale, et une régression sur tous les plans. On assistera à la naissance d’une nouvelle identité ivoirienne caractérisée par la violence, l’intolérance, la corruption, l’opportunisme, le délabrement des mœurs, la perte des valeurs, la fraude et la médiocrité. Cette identité d’une société en déliquescence, est le produit immédiat d’un environnement socio-politique des plus délétères, et d’une économie exsangue (la misère est mauvaise conseillère). Celle-ci trouve également ses racines lointaines dans la gouvernance du système « houphouétiste » lui même, dont la politique avait endormi la conscience nationale, par la séduction, la facilité, la corruption et l’impunité. Le réveil a été très brutal, et on en ressent encore les effets aujourd’hui.

Quel contenu donner à la résurgence du concept de « l’Ivoirien nouveau » dans le contexte présent de sortie de crise et de renaissance de l’État ? Nous avons vu que le concept authentiquement « houphouetiste » de l’Ivoirien, est contraire à ceux de « l’ivoirité » et du « rattrapage ethnique », adoptés paradoxalement, par ceux-là même, qui en réclament la filiation idéologique. Dès lors, quel est le corpus de valeurs qui puisse encore le définir ? Quelle ambition politique le sous-tend ? Nous avons vu aussi, que ce concept doit trouver un parfait accord entre le discours politique et l’action gouvernementale, pour être persuasif et opérant. Dès lors, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à cet objectif ? Quelles sont les propositions des candidats à la présidentielle, notamment celles du Président Alassane Ouattara, vainqueur de celle-ci, à qui il échoit désormais, la responsabilité et le pouvoir prépondérant de le faire aboutir ?

Ainsi, il apparaît manifeste, que le concept de « l’Ivoirien nouveau » doit commencer par s’imposer à partir du haut de la pyramide sociale. Le modèle doit être donné par l’exemplarité et l’irréprochabilité du pouvoir, par un mode de gouvernance et une idéologie, auxquels la société puisse se référer dorénavant dans son comportement et sa façon de penser. C’est le moule dans lequel pourra se construire cette identité, car structurée par un environnement socio-politique sain et vertueux, formant un système de croyances, de valeurs et d’idées. Il est remarquable que le Président Alassane Ouattara n’ait pas été sérieusement questionné sur sa compétence, son ambition politique pour l’émergence de la Côte d’Ivoire, ou la qualité de son bilan, mais plutôt sur son comportement, son parcours politique et sa gouvernance, vis à vis du respect des textes, de l’indépendance de la justice, de sa conception clanique et patrimoniale du pouvoir, accompagné d’un système jugé coercitif, corrompu, racketteur et confiscatoire. C’est donc, ici, dans les premiers cercles du pouvoir et dans la haute Administration, que les premières corrections doivent être apportées. Il est insupportable que des ministères de tutelle, piétinent le droit, rackettent des entreprises, soient en collusion avec des acteurs économiques véreux, contractent avec des entreprises techniquement défaillantes, placent les membres de leur famille de leur clan et leurs copains, tout en les protègent indument, et tolèrent des pratiques maffieuses et violentes, lorsqu’ils n’y ont pas une part (transport et traffic). Il est toujours plus adéquat, d’être exigeant envers soi-même, avant de l’être en direction d’autrui. Il convient de jouer sur des symboles, des mesures dissuasives, des campagnes massives et répétitives, pour envoyer des signaux visibles et audibles à la société. La Révolution de Thomas Sankara au Burkina-Faso voisin, démontre que des mentalités peuvent être restructurées ou modifiées, si une volonté forte soutient un tel projet d’édification.

Nous avions dit dans un post précédent, qu’il convenait « de s’atteler à construire une culture de l’émergence (comportements, attitudes, habitudes et valeurs tournées vers la perspective du progrès qu’elle est sensée impulser, pour lier ces catégories socio-culturelles au processus, en vue de créer un lien social entre les différentes composantes de la société), de travailler à la transformation des mentalités (nouveaux modèles de réussite, éveil d’une nouvelle conscience citoyenne et professionnelle, promotion de valeurs collectives pouvant servir de cadre de référence, telles que la culture de résultat, la justice sociale, l’intégrité, le mérite professionnel, l’impartialité, la dépolitisation de l’administration, l’acceptation de la différence, la séparation de la politique des affaires, la lutte contre la corruption et l’impunité, les vertus de la discipline tant économique que sociale, l’adoption de la sanction comme norme de gestion et de responsabilité, etc.…). Il découle de cette carence, que « l’émergence alassaniste » manque cruellement de logiciel et de référent. …».

Le Président Alassane Ouattara veut aujourd’hui, dans cette optique, construire une conscience nationale, qui privilégie sur toutes autres considérations, l’intérêt général, la sauvegarde de la paix, la sécurité des biens et des personnes, la stabilité politique et le progrès économique. Dans sa conception, la dimension économique est le vecteur le plus puissant, qui puisse réellement retisser la cohésion sociale au quotidien, entre les citoyens ordinaires, car elle coïncide avec l’intérêt des populations qui comprennent bien ces impératifs, comme étant un préalable nécessaire. Nous pouvons lui donner acte de cette vision, car en effet, lorsqu’une société est au travail, qu’elle vit dans des conditions acceptables, qu’elle peut exprimer toutes ses capacités et subvenir à ses besoins primaires, elle commence à croire en son avenir, à espérer un mieux être (le désespoir est la source de beaucoup de maux) à élever progressivement son esprit vers des valeurs qui l’ennoblissent et correspondent à l’idéal de vie qu’elle souhaite vivre en harmonie avec les unités qui la composent. C’est le chantier privilégié auquel il travaille d’arrache-pied. Son score aux élections 2015, notamment la progression de celui-ci, dans les bastions qui lui étaient naguère hostiles, le conforte dans cette conviction. Par ailleurs, il s’est engagé à endiguer, sans état d’âme, la corruption et le racket qui minent la société Ivoirienne, de ne point permettre que l’impunité prospère, et d’agir davantage en faveur de la réconciliation politique, sans pour cela associer l’opposition à sa gestion (ce qui est une bonne chose pour la cohérence de l’action gouvernementale et la reddition des comptes du mandat qu’il a reçu). Tous les leaders d’opinion, les acteurs politiques, et la société civile ont pointé cette nécessité, avec celle d’une libéralisation plus poussée de la pensée et des libertés publiques et démocratiques (le niveau actuel est loin d’une dictature, mais reste néanmoins à approfondir sous certains aspects).

C’est donc avant tout, un travail d’assainissement de la vie publique et d’apaisement de la société civile qu’il doit absolument réussir, pour espérer réussir la construction d’une identité nationale affirmée. Celle-ci doit puiser à la sève de nos cultures du terroir et de notre histoire, avant d’être nécessairement complétée par les valeurs, les attitudes et comportements, permettant à la société Ivoirienne d’entrer de plein pied dans l’intégration africaine, la modernité, le progrès économique et technologique, la mondialisation. Cette phase adresse non seulement la rénovation du discours politique (bannissement des invectives, des menaces, et des incivilités, mais aussi du culte de la personnalité et de la vassalité au Chef) la rectification du discours des médias d’État (par exemple, les équipements procurés par l’État aux démembrements de l’administration et aux populations, qualifiés de dons consentis par des Ministres ou le Chef de l’État. C’est folklorique et consternant (les missions diplomatiques étrangères doivent en rigoler dans le secret), car il s’agit d’argent public et non de fonds privés, et de l’accomplissement d’une mission relevant des obligations et de la responsabilité de l’État), mais aussi, l’État de droit, le renforcement des institutions (indépendance, compétence, neutralité politique), une décentralisation plus poussée et plus effective, avec des moyens conséquents et autonomes, une redéfinition de la place protocolaire de la Première Dame dans la République, dont le rôle reste morganatique et emblématique, une redéfinition de la laïcité et de la participation financière de l’État à des activités religieuses relevant strictement de leurs pratiques cultuelles (pèlerinage et autres), etc. … Cette perspective novatrice ne modifie pas simplement notre perception de l’État et de la République, mais nous donne à entrer dans une autre réalité, une autre République.

2 – L’instauration d’une 3éme République :

Ce projet concerne les innovations institutionnelles à venir, la révision de la Constitution pour la débarrasser des conflits internes, inhérents au texte, et des lourdes tensions politiques et sociales qu’elle porte en elle. Il s’agit de revoir les fondamentaux de la République. Aussi, la voie choisie pour ces réformes importe, pour permettre de dégager un large consensus politique et populaire. L’exercice de la souveraineté nationale par le peuple (représentants et référendum) doit être effective, pour éviter des manœuvres politiciennes, dolosives, et des frustrations. Tout l’édifice doit pouvoir contribuer à la cohésion sociale, à l’amélioration de la condition de vie des plus démunis, à l’amélioration de l’organisation des pouvoirs, de la décentralisation de la République, et à soumettre véritablement la puissance publique au droit. En un mot, il s’agit d’ajuster les instruments de régulation de la vie politique et sociale, aux évolutions et exigences de la société Ivoirienne, suivant son histoire, ses spécificités culturelles, ses aspirations, les enjeux de la modernité et des défis, auxquels elle est confrontée ou le sera dans les prochaines décennies.

Les pistes privilégiées par le Président Alassane Ouattara à ce stade précoce de la réflexion, semblent quelque peu s’éloigner de ces préoccupations, en ce qu’elles nous proposent un régime présidentiel, qui aurait pour effet de renforcer le pouvoir exécutif, qui bénéficie déjà d’un déséquilibre, en sa faveur, et surtout de mettre en place un autre schéma de succession. Chaque fois que le pouvoir n’a pas été remis entre les mains du peuple, pour organiser la transmission de celui-ci, à une personnalité qui n’a pas été choisie par le suffrage universel, mais désignée de manière discrétionnaire et autoritaire, nous avons connu une crise, qu’elle soit larvée ou ouverte. Nous devons accepter le principe d’une concurrence politique transparente et égalitaire, pour nous mettre à l’abri d’une guerre de succession, au sens figuré comme au sens propre. Nous avons l’obligation de retenir cet enseignement de l’histoire. Nous voyons poindre dans ce mécanisme juridique de succession, non pas une recherche d’efficacité ou de quelconque autre vertu préférentielle, mais du réglage de l’alternance du pouvoir entre le RDR et le PDCI-RDA, au sein du RHDP, sans passer par la case « élection ». Le soutien du PDCI-RDA se monnaye et à un prix. L’engagement des Présidents Bédié et Ouattara à assurer cette alternance trouverait ici, sa traduction concrète, car la désignation démocratique d’un candidat dans un grand parti unifié ne garantit pas à priori, la réalisation de cette promesse. Or, pendant ce temps, se tient en embuscade, un dauphin constitutionnel en la personne du Président de l’Assemblée Nationale, qui en cas de vacance du pouvoir, en hériterait de facto. Dès lors, il convient de circonscrire ce risque potentiel, par l’adoption d’un autre régime, qui fait du Vice-Président, dans le cadre de l’adoption d’un régime présidentiel, le nouveau dauphin constitutionnel au profit du PDCI-RDA, qu’il faut aider à mettre en scelle bien avant les prochaines élections.

En effet, quel besoin il y a t-il d’un régime présidentiel ? Premièrement, lorsqu’on dispose d’une majorité confortable au parlement, pour soutenir son action. Deuxièmement, lorsque dans la réalité des faits, l’on détermine soi-même la politique à conduire par l’action gouvernementale, ou encore à tout le moins en droit, qu’on en donne simplement l’impulsion et indique la vision à mettre en œuvre. Troisièmement, lorsqu’on cogère collégialement les affaires, et que de plus, le Premier ministre qui conduit l’action gouvernementale est issu des rangs du PDCI-RDA, son principal partenaire politique.

Une séparation plus stricte des pouvoirs, où le Président de la République, n’est ni responsable devant la représentation nationale, ni doté du pouvoir de dissolution de ses chambres (Assemblée Nationale et sénat éventuellement), peut paraître un bon rééquilibrage, puisque l’exécutif et le législatif agissent mutuellement comme des contrepoids (check and balance), et que l’un et l’autre n’ont aucun moyen de s’influencer réciproquement (censure ou dissolution). Cependant le pouvoir de l’exécutif reste important, et le contrôle de son action reste limitée en Afrique, puisque son autorité ne peut être remise en cause (audition et empêchement). Donc, le verrou de la sanction disparaît, et la nécessité de disposer d’une majorité forte également. Ce qui peut poser des problèmes dans les processus de formation des décisions, alors que leur taux d’exécution effective, reste faible en terme de délais.

Dès lors, il apparaît souhaitable de rechercher un autre mode de rééquilibrage des pouvoirs et de responsabilité. En outre, il est également souhaitable que la construction de ce projet d’intérêt général, puisse avoir un mode de pilotage commun, permettant l’inclusion de toutes les parties politiques et de toutes les composantes de la communauté nationale. Pour réussir, celui-ci doit être fondé sur un partenariat des acteurs locaux et extérieurs aussi (expérience et expertise, missions exploratoires), dans la conduite de la réflexion. En conclusion c’est un vaste chantier qui s’ouvre au Président Ouattara, à côté de celui du développement socio-économique. Si ce dernier ne suscite aucune appréhension, en raison de son expertise et de son expérience en la matière, celui beaucoup plus politique, ne rassure pas totalement, car nous ne lui connaissons pas encore cette qualité. Aussi, nous lui adressons, des pensées de force, de paix et des vœux de réussite pour son nouveau mandat et particulièrement pour ce chantier, pour que la Côte d’Ivoire entière et réconciliée avec elle-même, réussisse.

SOUMAREY Pierre, Essayiste.

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