Chronique des temps sombres [1]
Présidentielles ivoiriennes : le conte dramatique d’une longue crise
Pour démasquer davantage « l’Appel de Daoukro »
Par Tiburce Koffi
Deuxième épisode : les étapes d’échafaudage du plan Konan-Ouattara ou Plan KO/chao
Résumé de l’épisode précédent : Alassane Ouattara tient à être réélu. Il se rend alors chez Bédié pour voir avec ce dernier la réalisabilité de cette ambition. Voici les étapes du deal.
1ère étape. Comme la cigale chez la fourmi, Alassane va trouver Bédié, et lui expose ses soucis. Pragmatique, il lui fait des propositions palpables et olfactivement agréables. Bédié en salive, mais se retient de tout débordement. Alassane ne se laisse pas impressionner par cette sérénité apparente. Il n’y croit pas : il sait que Bédié est touché, mais feint de l’être. « La dignité et la fine hypocrisie de l’Akan !’’, se dit Alassane, qui ne désespère pas, loin s’en faut : il sait les fragilités du Prince de Daoukro ― sa propension aux jouissances paresseuses, ses sombres désirs de vengeance contre le Pdci-Rda, ses envies et besoins princiers. Oui, Alassane connait vraiment Konan Bédié Henri Aimé, milliardaire déjà tout jeune, mais toujours prompt à flairer et suivre l’or et le ‘‘wari’’ à la trace.
2ème étape. Bédié saisit très vite les enjeux de cette démarche d’Alassane : s’assurer la victoire sans coup férir, comme lui l’a fait, en 1995. Et il est content que le ‘‘petit frère’’ (qui l’avait combattu à l’époque pour la même chose) vienne aujourd’hui à lui, solliciter sa haute science de la technologie électorale. Mais les choses ont changé depuis ces temps d’arbitrarité facile. Les peuples, surtout ces Ivoiriens, sont en pleine maturité. Bédié sait donc qu’il lui sera difficile, très difficile, de satisfaire les vœux d’Alassane qui vient de justifier, là, sous ses yeux ébahis, la qualité et la réputation de son surnom Ado : Argent, Diamant, Or ! Le coup vaut donc la peine d’être joué, même s’il est conscient que la perspective même de la candidature d’Alassane prêtera à discussions. Alassane lui-même sait que l’opposition l’attaquera sur la recevabilité de sa candidature. « Mais c’est un obstacle qu’on peut vaincre », se rassure Bédié.
Les yeux mi-clos, et dans un état apparent de méditation, il observe Ouattara. Il comprend surtout qu’il y a eu beaucoup de méprise dans cette histoire (devenue trop compliquée) de succession d’Houphouët-Boigny. Depuis plus de deux décennies, ils sont trois à détenir les ressorts de ce drame qui commence vraiment à l’ennuyer, après tous les ennuis qu’il avait essuyés, lui, à cause de ce trône maudit. Trois, seulement trois à détenir les codes de cette crise : Gbagbo, Ouattara et lui, Bédié Konan Henri, légitime dauphin, le Sphinx comme on le sur-appelle ! Enigmatique comme l’animal mythologique !
Il sent qu’il tient Ouattara. C’est la deuxième fois qu’il le tient, en réalité : en 2010 et en 2015. Mais en 2010, sa cible, c’était Gbagbo. « Il m’a insulté, humilié dans les journaux, me traitant d’incompétent et d’inapte à diriger la Côte d’Ivoire. Moi Bédié Henri Konan, Prince nambê respecté et craint de ses sujets et suiveurs, Sphinx et descendant direct des Pharaons d’Egypte ! Non mais, pour qui se prenait-il, ce Gbagbo ? Jamais il ne m’a soutenu durant mon règne. Il a refusé de participer à mes gouvernements, préférant plutôt faire alliance avec Wattra et Guéi, mes ennemis. Il me fallait donc et d’abord le corriger. Aujourd’hui, de la Haye où il est, il sait maintenant qui a mis l’eau dans noix de coco ! »
La colère un peu évacuée pour l’instant, Bédié revient aux propositions aurifères de Ouattara : une véritable fortune ! Inutile de se demander d’où provient tout ce dispositif de persuasion – il a, lui-même, été aux affaires. Et il songe aux moments de jouissances inouïs qu’il a vécus, ses partisans, sa famille, sa tribu, ses suiveurs et lui, quand ils puisaient, tous, dans les fonds de l’Etat durant son règne qui a suscité tant de jalousies alentour. Evaluer ces dépenses parallèles donnerait le tournis ! Et, parfois, Bédié se dit : « Ah ! Si le peuple savait comment nous gaspillons le fruit de son labeur ! » Puis, il songe sérieusement à Ouattara.
Ce dernier, comme un pêcheur expérimenté, attend le signal à l’hameçon. « Comment ?, se demande Bédié, ne comprend-il pas que c’était tout simplement par dépit et désamour pour Gbagbo que le Pdci-Rda et lui, Bédié, ont accepté de lui donner leurs voix, en 2010 ? ». Il fallait bien qu’ils se vengent. « Ah ! Ce soutien inacceptable aux putschistes ! Mais Dieu est grand, le renard passe, passe/ Chacun a son tour chez le coiffeur », murmure-t-il. Et il ajoute, toujours en maugréant contre Gbagbo : « Quand ça nous était arrivé, il a dit que c’est une avancée de la démocratie. Mais quand ça lui arrive à son tour, il crie à l’acte anti républicain et au complot international ! Des foutaises !».
Gbagbo défait, Bédié était donc en train de penser à comment en finir avec Ouattara pour boucler un autre point de ses pôles de vengeance. Et voilà que ce dernier vient de lui faire une proposition inattendue, intéressée et intéressante : que lui, Bédié, l’aide à être reconduit ! Il est d’abord perplexe, même si les grosses mallettes, là, sous ses yeux stupéfaits et satisfaits, étaient hautement persuasives. Bédié sait qu’il a les moyens de faire déchoir Ouattara ; mais le reconduire, c’est là un tout autre challenge… qu’il a toutefois décidé de relever. « Que faire ? », s’interroge-t-il faussement cependant car, en réalité, il a déjà fait le choix. Mais il aime prendre son temps, tout son temps, avant de parler et d’agir. Cela lui donne un air mystérieux de quelqu’un de profond, et qu’il cultive à souhait pour mystifier ses interlocuteurs. Il apparait ainsi comme un sage – ce qui est loin d’être vrai.
Au bout d’une quinzaine de minutes de silence qui avaient fini par exaspérer puis inquiéter un peu Alassane, Bédié sort de sa torpeur. « Wattra, je t’ai écouté. Laisse-moi juste un peu de temps. Lors de ton prochain passage ici à Daoukro, le 17 septembre, je te donnerai ma réponse. Mais sois tranquille, on est ensemble », lui dit-il, de sa voix nasillarde de sommeilleux enrhumé.
3ème étape. Bédié est seul dans la pièce où il a reçu Ouattara. Aussi froid qu’un glaçon au fond d’un verre de whisky, il avait patiemment écouté ce dernier. Il prend alors conscience de toute l’ampleur de la démarche de Ouattara à son endroit, et il réalise qu’il détient vraiment dans son cerveau et sa parole, le sort des Ivoiriens, « ce peuple ingrat et traître » (c’est lui qui le pense). Il tient aussi l’occasion de se venger du Pdci-Rda dont des cadres avaient comploté contre lui, et rejoint ses ennemis : Fologo Laurent « un faux ! Le plus traître des traîtres. Il a balafré les liens que nous avions » ; Danielle-Claverie « la damnée Blofouê de Tiassalé, aux airs d’esprit supérieur » et qu’il n’est jamais parvenu à impressionner ; il songe aussi à Bombet, « constant dans les intrigues, froid et redoutable comme un communiste russe. On ne sait jamais ce qu’il pense et mijote, cet émule de la conspiration ! ». Il perçoit, à travers sa toile de rancunes et de vengeance, Charles Konan Banny. Alors, il hurle : « Jaaamaiiiiis !!! Jamais de ma vie un Banny ne parviendra à l’Exécutif ! », s’assène-t-il, le souffle aigre, le regard vague et mauvais. « Son frère Jean m’a traité de mauvais commissionnaire. Et Charles, quand il était à la Bceao, a refusé de me donner à publier, les pièces qui auraient pu me permettre de liquider à jamais Wattra. Il me paiera ça, lui aussi ! ».
Il est vraiment en colère. L’hystérie. « Mauvais ! Ils sont tous mauvais ! Des conspirateurs !, fulmine Bédié de Daoukro, illustre riverain de la rue Beethoven, à Paris : « Wattra, Gbagbo, le Pdci-Rda, les Konan Banny, les Ivoiriens. Mauvais. Il faut que je les punisse, tous ! Se venger, oui, il faut que je me venge. Je n’ai plus que ça à faire pour finir ma vie en apothéose. Mais comment faire ? »
4ème Etape. Cogitations bédiéennes
Il rentre dans sa chambre. Il veut dormir – une activité qu’il adore. Mais le sommeil ne le visite pas. Il est donc obligé de réfléchir – un exercice qui le contrarie souvent, mais auquel il ne se refuse pas : c’est un maître comploteur, un roi des intrigues de palais ― il a appris cela d’Houphouët-Boigny qui – il s’en souvient ― lui a dit, un jour : « Tout grand souverain doit savoir déjouer les complots, et surtout en inventer ».
Il sait qu’une grande partie de la population et surtout les militants du Pdci-Rda n’aiment pas Alassane Ouattara. A juste raison : difficile d’oublier les massacres qui ont endeuillé les populations baoulés et celles, krou et wê, bastions de l’électorat du Pdci-Rda. Et ces derniers ne pardonnent pas à Ouattara de leur avoir fait subir tous ces heurts et malheurs, car c’est lui le père de la rébellion. Pis, malgré le poids décisif de leur vote dans son élection, il a distribué les meilleurs postes de gestion du pays aux membres de son groupe ethnique et de son parti politique. Des marchés importants sont offerts à des sociétés étrangères, au détriment des entrepreneurs du pays ; et, sur la question de la répartition de la richesse nationale, de nombreux hommes d’affaires du pays, même la classe moyenne et surtout les pauvres, sont mécontents de lui : Alassane ne sait pas faire de politique sociale et nationale. Konan Bédié sait donc que s’il laisse cette immense majorité de citoyens s’exprimer librement, Alassane sera battu au scrutin de 2015. Et dès le premier tour. « Avant même le 1er pour », se dit-il, sur un ton amusé.
Au fond de lui-même, il est content que les choses se présentent ainsi. « Mais, se dit-il, Alassane battu au profit de … qui ? » Lui est hors-jeu à cause de la loi. Alors, sombre comme un sorcier en manque d’âme à dévorer, il murmure : « Jamais je ne permettrai à un cadre du Pdci-Rda, aussi illustre et compétent soit-il, d’accéder à la magistrature suprême. Jamais, de mon vivant, cela ne devra se passer. Ils ont, tous, conspiré contre moi. Ils me le paieront ». Il comprend donc qu’Alassane Ouattara est son atout, sa carte de vengeance.
Alors, gravement et tristement majestueux, il prend la terrible décision : « Je ferai élire Wattra ! Comme cela, je fais d’une pierre, trois coups : me venger du Pdci-Rda en écartant ce parti du pouvoir, me venger des Ivoiriens, ces crétins qui n’ont pas voulu me soutenir quand je voulais les débarrasser de lui ! Enfin, je me vengerai ainsi de Charles Konan Banny qui a protégé cet Alassane, quand je voulais en finir avec lui ! Oui, je le ferai réélire ! Et ce peuple, et ce parti subiront son règne et celui de son immense tribu composée de nombreux étrangers. Et ce sera bien fait pour ces Ivoiriens qui n’ont jamais rien vu ni rien compris! ».
Après ces terribles paroles, Bédié trouve le sommeil. Bientôt la pièce sera remplie de ronflements appuyés et réguliers, comme un concert de crapauds de village !
tiburce_koffi@yahoo.fr
Honfleur (Normandie), septembre 2015
[1] Un clin d’œil à la célèbre « Chronique des temps qui tanguent » du Pr Bernard Zadi, sous le pseudonyme de Bottey Moun Koumssa.
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