Côte d’Ivoire 55 ans après: être ‘’oui-bwana’’ et aspirer à l’émergence

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Micael Marc

Je parcourais l’actualité quand mon attention fut captée par un article signé des mains du célèbre écrivain Isaie Biton Koulibaly ( in le quotidien « L’intelligent d’Abidjan, édition du samedi 25 juillet 2015). Je me dis qu’il devrait certainement s’agir d’une de ses croustillantes nouvelles dont lui seul a le secret. Que non ! Grande fut ma déception, dès les premières lignes du texte, de constater qu’il s’agissait plutôt d’une chronique. Je dus néanmoins me résoudre à le lire. Que ne fut ma surprise !

L’écrivain, à travers sa plume, s’était pris d’une admiration soudaine pour l’aéroport FHB. Après l’avoir tant magnifié, il s’étonna, au passage, que notre aéroport n’ait pas obtenu plus tôt la certification américaine ! Dans son élan d’éloges, il n’hésita pas à décrire l’endroit comme : « la plaque tournante visible de l’accélération de développement de la Côte-d’Ivoire ». Puis, sans crier gare, il lâcha le fameux mot : « émergence ».
Selon lui, « l’émergence » (chère à Alassane Ouattara), ne serait pas qu’un slogan, mais une réalité indubitable. A le lire, on se dirait que la Côte d’Ivoire n’a même plus besoin d’attendre l’horizon 2020 – comme prévu – pour être émergente, elle l’est déjà ! L’aéroport FHB – du point de vue de monsieur Biton – est là pour l’attester.

A ceux qu’il traitera par la suite, dans sa chronique, d’« égoïstes », de « jaloux », de « citoyens animés de mauvaise foi » (il n’ose pas de dire de pécheurs), parce que pour ces personnes, l’émergence promise par Ouattara est pour eux un vœu pieux, l’écrivain ira jusqu’à leur suggérer d’avoir foi en Dieu afin d’être « transformés ». Soit.

Qu’il voulut démontrer toute sa dévotion aux tenants du régime actuel, ou pour ne pas dire à Alassane Ouattara et consorts ; qu’il voulut montrer qu’il avait pris fait et cause pour le régime en place, parce qu’il avait, lui au moins un toit, de quoi manger et se vêtir décemment, ne nous aurait fait ni chaud ni froid. Mais qu’il occulte volontairement les réalités du peuple ivoirien pour verser dans de la pure fiction est inacceptable. Car, nul ne n’ignore qu’en Côte d’Ivoire nombreuses sont les familles qui vivent en dessous du seuil tolérable de la misère. Nombreux sont les ivoiriens qui vivent dans la promiscuité et l’insalubrité dans des quartiers sans visage dans une Côte d’Ivoire où les prisons croulent sous le poids des prisonniers politiques ; une Côte d’Ivoire de haine, divisée, gangrénée par la corruption et l’enrichissement illicite. Quand le Pnud (programme des nations unies pour le développement) estime le taux de pauvreté en Côte d’Ivoire à 48,9%, l’on sait qu’en réalité que ce chiffre est bien trop flatteur. Nombreux sont les jeunes diplômés encore à la recherche du premier emploi, victimes résignés du rattrapage ethnique perpétré par les tenants actuels du pouvoir. Bref, comme le dirait un ami mien, on ne peut pas « mesurer le niveau de développement d’un pays à partir de la beauté de son aéroport ».

Les routes, les ponts, les aéroports…, c’est bien. Mais une nation qui aspire à émerger, une nation telle que la Côte d’ivoire, doit se construire sur des bases solides de paix, de réconciliation, d’unité, d’équité, d’une justice véritablement impartiale. Cela dans le strict respect des lois dont elle s’est elle-même dotée.

Mais force est de constater que le pays va mal, lorsqu’on a, un tant soi peu, le courage de sortir du rêve chimérique qu’est l’émergence tant prônée par ceux qui nous gouvernent. « La situation reste précaire, d’autant que la guerre a laissé sur le terrain des dizaines de milliers d’armes qui circulent dans les mains des ex-combattants pro-Ouattara. (…) Il y a aussi des tensions au sein même du pouvoir. Pendant ce temps, des centaines de présumés « pro-Gbagbo » sont en prison depuis 2011 sans avoir été jugés. Il y a un ensemble d’indicateurs qui montre que l’avenir est inquiétant » (Fanny Pigeaud, française, journaliste de terrain). Si Fanny Pigeaud qui elle, n’est qu’un observateur étranger de la situation socio-politique ivoirienne, parvient à ce malheureux diagnostique, qu’en est-il des millions d’ivoiriens qui vivent au quotidien ces réalités ? Le pays va mal et ne s’en portera pas mieux, et ce, au fur et à mesure que nous nous approchons de l’élection présidentielle de 2015, n’en déplaise au néo-laudateur de l’émergence. Telle est l’ampleur de la situation en Côte d’Ivoire, telle est la face cachée de l’iceberg que l’on veut nous cacher.

Le plus inquiétant cependant dans l’affaire, c’est que l’émergence version Ouattara traine, en sus, un ténébreux corolaire ! Car elle ne se contente pas de n’être qu’un triste mythe. Il a fallut que cette émergence à l’ivoirienne se drape du manteau de l’africain complexé et résigné face à une prétendue « toute-puissance » de l’homme blanc, son maître, qu’il n’ose importuner de peur de perdre protection militaire et autres aides financières. C’est dans cette logique que prospère l’émergence ouattarienne, c’est dans cette logique qu’Alassane Ouattara est arrivé et s’est installé au pouvoir.
Isai Biton défend donc la position selon laquelle, nous africains devrions éviter de nous « attaquer aux ‘’Nazaras’’, (c’est-à-dire aux blancs), à cause de leur puissance ». « Les Africains ont besoin d’un colloque (…) pour se défaire de leur démagogie, de leur irréalisme et de leur manque de connaissance de la nouvelle économie mondiale », dit-il. Ce qu’il ne nous dit pas en revanche, c’est que le contenu de ce qu’il nomme « irréalisme de la nouvelle économie mondiale », veut que les africains soient spoliés, perdants, soumis… se contentant des miettes qu’on leur jette, de peur de subir le courroux des impérialistes occidentaux ; des africains se contentant d’être des béni-oui-oui, incapables de s’arracher des mains du colonisateur, de prendre leur indépendance…, bref, qui se complaisent dans une relation de monture et de cavalier.

La journaliste française, Fanny Pigeaud, nous livre l’amère vérité sur ce qu’il en est de cette relation : «Cinquante ans après les indépendances, l’histoire coloniale continue de peser lourdement sur les rapports entre la France et l’Afrique francophone (les hommes politiques de gauche comme ceux de droite n’apprécient pas qu’un africain leur parle d’égal à égal). Tout cela est de l’ordre du réflexe, intériorisé par les officiels français ».
La Côte d’Ivoire célèbrera bientôt ses 55 ans – dit-on – d’indépendance, avec en toile de fond la problématique de l’émergence à l’horizon 2020, dans un contexte où la France peut encore se permettre de détenir une base militaire dans ce pays, de s’arroger le monopole sur notre eau et notre électricité, d’être le rédacteur exclusif des résolutions de l’Onu sur la Côte d’Ivoire, de posséder droit de vie ou de mort sur notre monnaie le franc CFA…
En cette occasion solennelle, j’invite les ivoiriens à lire, non pas Isaie Biton Koulibaly, qui gagnerait d’ailleurs à continuer dans ce qu’il excelle le mieux, à savoir écrire des romans à l’eau-de-rose, plutôt que de se fourvoyer à défendre l’indéfendable, mais à méditer sur ces quelques phrases historiques que prononça Patrice Lumumba face au roi Baudoin, roi des belges :

« Moi, sire, je pense aux oubliés… Nous sommes ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila ; ceux que l’on tutoyait, ceux à qui l’on crachait au visage. Boys cuisine, boys chambres, boys comme vous dites, lavandières nous fûmes un peuple de boys, un peuple de oui-bwana et qui doutait que l’homme pût ne pas être l’homme, n’avait qu’à nous regarder. (…) toute souffrance qui se pouvait souffrir, nous avons soufferte, toute humiliation qui se pouvait boire, nous avons bue ! ».

Aujourd’hui, il s’agit pour nous, 55 ans après la colonisation, de nous poser la question suivante: parviendrons-nous à réaliser cette fameuse émergence, si nous continuons à courber l’échine devant ‘’le blanc’’, si nous continuons de nous comporter – comme le dit si bien Lumumba – comme un peuple de ‘’oui-bwana’’ ? En d’autres termes : pouvons-nous être des ‘’oui-bwana’’ et aspirer, dans le même temps, à l’émergence ?

Je dirai qu’il il y a forcément un prix à payer pour atteindre l’émergence tant souhaitée. Seulement, sommes-nous prêts à nous y engager – à l’image de Patrice Lumumba qui paya hélas, de sa vie, son ardent désir d’indépendance et sa soif de liberté ? Certes, seul notre engagement à nous réconcilier véritablement, à créer des conditions de paix et d’unité, à respecter nos lois, mais aussi et surtout à nous défaire de l’emprise coloniale, pourra nous y conduire.

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