Michel Russel Lohoré, président du FAPEF
«En Côte-d’Ivoire, un journaliste économique peut bien gagner sa vie s’il est compétent et sait se faire respecter»
(Agence Ecofin) – Le journaliste ivoirien Michel Russel Lohoré (photo) a entrepris de dynamiser la presse économique africaine. Il a déjà développé avec succès des événements économiques, tels que Les Bâtisseurs de l’Economie qui distingue les meilleurs entrepreneurs. Il prépare désormais le Forum africain de la presse économique et financière (FAPEF) qui se déroulera en début d’année prochaine à Abidjan. Entretien avec ce journaliste atypique, formé à l’école de la bouillonnante presse indienne.
Agence Ecofin : Vous préparez un forum sur « Le rôle de la presse économique et financière dans le processus d’émergence de la Côte d’Ivoire ». Mis à part les journalistes, quels acteurs voulez-vous rassembler à cette occasion ?
Michel Russel Lohoré : Il est important de souligner que le forum africain de la presse économique et financière (FAPEF) qui se tiendra à Abidjan, précisément les 25 et 26 février 2016, est le premier grand rendez-vous africain du genre. Il va réunir les acteurs essentiels du journalisme de développement: journalistes, patrons de groupes de presse, chefs d’entreprises, institutions économiques et financières, écoles de journalisme, pouvoirs publics, personnalités politiques, société civile, investisseurs. Outre les journalistes du continent, ceux de l’extérieur qui couvrent l’actualité économique africaine seront conviés. Le FAPEF aura à son programme des conférences et des ateliers. Le point d’orgue sera le gala d’Awards durant lequel des références de la presse économique et financière africaine seront distinguées, ainsi que des journalistes étrangers, des entreprises, des institutions et des personnalités dont les actions en faveur de la presse de développement sont marquantes. Nous entendons conférer à cet événement une dimension digne des convoitises que suscite le potentiel économique de l’Afrique.
Depuis quelques années, notre continent attire nombre d’investisseurs, de multinationales, mais aussi de grands medias économiques du monde entier. Les principaux medias internationaux ont leur version africaine. C’est une bonne chose.
Le problème, c’est que l’Afrique elle-même ne dispose pas d’une presse économique et financière suffisamment présente et outillée pour accompagner son développement. Le cas de la Côte d’Ivoire est éloquent. Sorti il y a quatre ans d’une grave crise militaro-politique d’une décennie, ce pays se distingue par une croissance soutenue et des perspectives prometteuses. La presse internationale l’a si bien compris qu’elle multiplie les émissions, les suppléments et spéciaux économiques sur la Côte d’Ivoire. Avec bien sûr l’objectif d’enrichir leur réseau et de capter la manne publicitaire. Pendant que la presse locale, elle, se trouve encore plongée dans les eaux troubles de la politique. En Côte d’Ivoire, les opérateurs économiques qui ont un peu de moyens pour investir préfèrent miser sur la presse de propagande politique que de soutenir la presse économique. Un constat largement partagé ailleurs en Afrique, en dehors de quelques pays anglophones et d’Afrique du Nord. La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial du cacao. Mais, depuis 1990, et ce qu’on a appelé ici le printemps de la presse qui a vu l‘explosion des titres, combien de grands papiers les medias ivoiriens ont-ils consacré à cette filière majeure de l’économie nationale?
Le gouvernement consent des efforts pour soutenir les entreprises de presse. Cependant, le journalisme de développement reste encore un maillon très faible. Les rares journalistes économiques méritent de bénéficier d’un renforcement de capacités de qualité. Tout comme il serait judicieux d’aider à la création de médias économiques viables pour donner un coup d’accélérateur à l’émergence,
AE : Les entreprises africaines en général, et ivoiriennes en particulier, sont-elles aujourd’hui prêtes à délivrer suffisamment d’information sur leurs activités et sur leurs résultats ?
MRL : Je dirai qu’avant même de parler d’accès à l’information, il faudrait déjà commencer à exploiter ce qui est disponible. Le gouvernement ivoirien a lancé un vaste programme de travaux d’infrastructures et des projets dans les secteurs agricole et minier. Ce ne sont pas les sujets et les sources d’information qui manquent. Il n’y en a pas que pour passer la pommade au gouvernement.
On peut aussi aborder des questions véritablement préoccupantes, des questions en prise avec le quotidien des populations. Il y en a dans les hôpitaux, l’administration, le secteur de l’emploi, etc. La quête de l’information est pour tout journaliste un combat de tous les instants. Et puis, comment se fait-il qu’il soit plus facile pour un journaliste assis dans son bureau parisien d’obtenir des informations et de réaliser des interviews avec des chefs d’entreprises en Côte d’Ivoire, alors que le journaliste travaillant sur place ne peut passer le standard ? Tout est dans le culot, l’approche et la méthode. Les institutions internationales, les chambres consulaires, les organisations patronales, la bourse, le tribunal de commerce, les assemblées générales des entreprises, les avocats d’affaires, etc., sont des sources potentielles.
Un comité de concertation secteur public-secteur privé a été mis sur pied en décembre 2012 et sa secrétaire exécutive fait de la vulgarisation de l’information économique une priorité. De plus, le gouvernement ivoirien a créé fin décembre 2014 la commission d’accès à l’information d’intérêt public et aux documents publics (Caidp) présidé par Yacouba Kébé, un journaliste très respecté et jaloux de son indépendance. Je ne dis pas que tout est parfait et qu’il n’y a pas d’entraves. Les patrons africains doivent comprendre que l’émergence recherchée par tous exige un minimum de transparence. Le FAPEF va contribuer à briser des barrières inutiles, aider à contourner les objections, sensibiliser les pouvoirs publics, les politiques et les forces économiques à collaborer avec la presse. C’est en fusion que nous devons construire la Côte d’Ivoire et l’Afrique de demain.
AE : Le marché annonceur africain est essentiellement constitué de publicités de consommation courante et de communication institutionnelle. Voyez-vous émerger un marché d’annonces suffisant pour la presse économique et financière africaine ?
MRL : Oui. Mais ce sont les medias dotés du sens de l’anticipation et de l’intuition qui feront la différence. Le secteur des TIC restera pour longtemps encore un gisement important. Et puis, il y a du ‘’new business’’ dans les énergies, l’agriculture, les infrastructures. Le secteur bancaire est en croissance. Le discours des responsables politiques est à l’unisson pour reconnaître le rôle prépondérant qui doit être celui des PME dans l’essor économique de l’Afrique. Si cela est suivi d’actes concrets à même de dynamiser les PME, c’est pour la presse autant d’opportunités d’affaires. Mais les medias africains ne doivent plus seulement se contenter des annonces classiques. Les concurrents sont de plus en plus nombreux. Il faut donc innover. C’est ainsi que, de mon point de vue, l’organisation d’événements peut être un puissant levier de développement éditorial et commercial.
AE : La presse indépendante africaine est souvent très critique à l’égard des politiques, mais rarement à l’égard des acteurs économiques. Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?
MRL : C’est simplement dû au fait que les politiques sont plus exposés. Les opérateurs économiques se verrouillent assez bien et les journalistes ne fournissent pas assez d’efforts pour obtenir des éléments devant leur permettre de lancer une charge.
AE : Quel bilan tirez-vous à ce jour de votre propre carrière de journaliste économique ?
MRL : Pour être clair, je ne suis pas un journaliste économique du cru, ni diplômé en économie. Je suis, j’ai envie de dire, un mordu de l’économie et de la finance. Disons que je suis un journaliste multicarte (économie, culture, politique, société). J’ai un intérêt prononcé pour les interviews économiques et politiques. En terme de bilan, je dois être simplement fier de mon parcours. Je dois dire, sans fausse modestie, que je suis l’un des rares professionnels ivoiriens à être présent sur toute la chaîne de valeur : journaliste, professionnel de la publicité et des relations publiques, promoteur d’événements. A New Delhi, en Inde, j’ai également fait un stage à Doordashaan News (la chaîne info de la télévision nationale indienne). Je compte, lorsque les chaînes de télé privées verront le jour, présenter une émission économique ou politique. Je ne suis pas une star, mais dans le milieu de la presse ivoirienne, quand on parle de moi, en dépit de ma longue absence, c’est avec respect. Mon mentor s’appelle Yao Noël, actuel conseiller spécial en communication du Premier ministre Daniel Kablan Duncan. C’est lui qui a décelé en moi, à un âge tendre, des pré-requis de journaliste. C’est en 1985 qu’il a fait publier mes premiers articles dans le journal Fraternité Matin, le seul quotidien ivoirien de l’époque. Un coup d’essai convaincant. C’est ainsi qu’en 1989, il m’a demandé d’animer une rubrique baptisée ‘’Au coin du show’’. Le papier avec lequel j’ai lancé la rubrique était consacré à Roger Fulgence Kassy, l’idole trop tôt disparue. Ce jour-là, Noël m’a dit que le standard du journal a failli exploser. Il était heureux car j’étais pour lui une bonne pioche. C’est encore lui qui m’appela à ses côtés en 1993, lorsqu’il alla diriger le groupe de presse ‘’Le Réveil’’. Cet excellent formateur est vraiment mon maître. L’événementiel est une vieille passion. A présent, je fais ‘’Les Bâtisseurs de l’Economie Africaine’’ (Africa Economy Builders Awards), les ASCOM (As de la Communication, du Marketing et de l’Evénementiel) et le FAPEF. Mais le premier événement que j’ai initié s’est tenu en septembre 1995 : le gala du ‘’Jardin du Réveil’’, une cérémonie glamour de soutien à M. Henri Konan Bédié, alors candidat à la présidentielle. Et ce en présence de tout le gotha économique et politique ivoirien. Avec le président Charles Bauza Donwahi (Paix à son âme !) et mon ami Guy-Alain Emmanuel Gauze, nous avions réussi quelque chose de grandiose. Le président Bédié ne me connaît pas. J’avais créé ce club pendant que j’animais, à l’hebdomadaire ‘’Le Réveil Hebdo’’, la rubrique ‘’Côté jardin’’, qui m’a permis de dresser, de 1993 à 1999, les portraits intimes de plus de trois cents personnalités économiques et politiques ivoiriennes. Cette dernière page (4ème page de couverture) du ‘’Réveil Hebdo’’ restera une marque souveraine de ma carrière. Je faisais partie de ceux que la presse parisienne appelait ‘’Les Bédié boys’’. Je n’oublierai tout de même pas de mentionner que pendant plus de huit ans, j’ai été, sous la présidence d’Honorat Dé Yédagne, puis celle d’Amos Béonaho, la cheville ouvrière de la soirée des Ebony, la cérémonie d’Awards des meilleurs journalistes de Côte d’Ivoire.
AE : Vous avez vous-même diversifié vos compétences dans les relations publiques et l’événementiel. Pensez-vous toutefois qu’il est possible de bien gagner sa vie en Côte d’Ivoire uniquement du journalisme économique ?
MRL : En Côte d’Ivoire, un journaliste économique peut décemment gagner sa vie s’il est compétent et sait se faire respecter. C’est connu, dans les grands pays, les journalistes qui gagnent de l’argent ne se contentent pas d’un seul media. En France, on les appelle les ‘’cumulards’’ et ils ne s’en portent pas mal. Ils travaillent tant pour la presse écrite, électronique qu’audiovisuelle. Ils écrivent aussi des livres, font des fromages en animant des conférences et cérémonies. La Côte d’Ivoire est une locomotive. Les journalistes économiques ne doivent pas se contenter du salaire de leur seul employeur. S’ils ont du talent, ils doivent saisir des opportunités pour bien gagner leur vie.
AE : Vous avez été formé à l’école indienne. Quelle différence voyez-vous entre les presses économiques indienne et africaine ?
MRL : La presse indienne a une longue culture d’excellence, à l’anglo-saxonne. L’Inde est le berceau de la presse de développement. A la fac, mon professeur d’économie rappelait souvent que si le pays est sorti de l’extrême pauvreté, c’est grâce à la culture économique. L’économie, enseignait-il, est la somme de toutes nos énergies. Au pays de Gandhi, plus vaste démocratie du monde, les principaux journaux paraissent sept jours sur sept. Le contenu est fourni et comprend des suppléments variés. Mon journal de chevet était The Economic Times, une publication qui appartient au même groupe que The Times of India.
Les journalistes indiens font un métier de proximité, attachent une importance particulière aux faits, à la réactivité et à l’intégrité. Et derrière, il y a des éditorialistes talentueux et des pros du marketing. Contrairement à la presse indienne, la nôtre fait, en grande partie, du sur-place. Il manque encore cette magie des grandes signatures.
Propos recueillis par Dominique Flaux
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