On gnan flê !
Regardez-les bien ! Parfois une simple photographie nous en apprend plus sur la nature ou sur la santé d’un régime que l’article le mieux documenté. Ainsi cet instantané de la rencontre, à Gbéléban (département d’Odienné), du président guinéen Alpha Condé et de l’ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Jean-Marc Simon. Pour ceux qui l’ignorent, précisons que retiré de la diplomatie sitôt terminée sa mission en Côte d’Ivoire, dont le « succès » lui a valu la dignité et le titre glorieux d’ambassadeur de France, l’équivalent du bâton de maréchal pour les militaires, J.-M. Simon a fondé sa propre entreprise, la société Eurafrique Stratégies, à travers laquelle « il dispense ses conseils en vue de favoriser le rapprochement entre investisseurs européens et africains »… D’après La Lettre du continent (N°707 du 3 juin 2015), ce serait en cette qualité qu’il se trouvait à Gbéléban le jour même où « le fils de Nabintou Cissé » y recevait – ou y avait attiré – son homologue guinéen : « Omniprésent en Côte d’Ivoire depuis la création de son cabinet Eurafrique stratégies, l’ancien ambassadeur de France à Abidjan, Jean-Marc Simon, apparaît régulièrement aux côtés de son successeur Georges Serre. Le 22 mai, les deux diplomates étaient assis côte à côte, non loin d’Alassane Ouattara, lors de la cérémonie d’inauguration du pont reliant la Guinée à Gbéléban (nord-ouest), village natal de la mère du président ivoirien. La présence de Jean-Marc Simon s’explique par le lobbying exercé par ce dernier auprès des autorités pour le compte de la PME française Matières SAS. Cette société est intervenue sur ce chantier, dont le gros œuvre a été réalisé par la société Franzetti, filiale du groupe français Sade. Ce pont a été financé via le C2D octroyé par Paris à la CI ». Trop fort ! En matière de coïncidences heureuses, difficile de faire mieux… Comme par hasard, le personnage à l’extrême droite de l’image, au premier plan, n’est autre en effet que Georges Serre, l’actuel ambassadeur de France en Côte d’Ivoire. Sa seule présence suffirait à accréditer le soupçon que ce n’est pas seulement en tant que banal VRP de sa société de conseils que le tombeur de Laurent Gbagbo se trouvait à Gbéléban, ce matin-là, en même temps que le chef de l’Etat guinéen. Mais n’allons pas trop vite !
Cette image peut se décomposer en trois plans, chacun d’eux racontant une histoire intéressante. Nous les examinerons en partant du dernier, le moins significatif, pour finir par le premier où se situe l’événement du jour.
Au fond de l’image, on reconnaît à l’extrême gauche leur « ministre de l’Intérieur » : Hamed Bakayoko apparemment indifférent à ce qui se passe ; et, à gauche, on devine seulement leur « ministre des Infrastructures économiques et …des Déguerpissements » : Patrick Achy, parmi de nombreux anonymes qu’on distingue mieux à droite. Il est malheureusement impossible de dire s’il s’agit de Guinéens de la suite du président Condé, ou d’Ivoiriens. A la différence de Bakayoko, presque tous ont les yeux tournés vers Alpha Condé dont ils semblent observer l’attitude avec une certaine anxiété. Ce contraste entre l’indifférence, ou l’affectation d’indifférence, du « ministre de l’Intérieur » et la curiosité démonstrative des anonymes, c’est probablement la différence entre celui qui est au parfum, et ceux pour qui le spectacle est une totale surprise.
Le plan intermédiaire est entièrement occupé par deux personnages : Alassane Ouattara et son épouse. Ce plan est surtout remarquable par l’attitude comme en retrait de Ouattara, loin en tout cas d’être celle d’un chef d’Etat recevant chez lui son homologue de Guinée… Impression accentuée par l’air de dépit qu’il affiche, tandis que tout au contraire son épouse semble aux anges, tant elle semble éprouver de plaisir à contempler l’insolite et étonnant spectacle. A l’instar des anonymes du fond à droite, c’est aussi sur Alpha Condé qu’elle fixe son regard comme s’il s’agissait d’une bête de foire… Ici encore, c’est la différence entre celui qui savait que ce spectacle aurait lieu – parce qu’ils ont tout de même dû l’en informer, fût-ce in extremis –, et celle pour qui c’est une manière de « happening » politico-diplomatique follement amusant…
Le premier plan, plus complexe que les deux autres, se décompose de la manière suivante : à l’extrême droite, nous le savons, tourné de ¾ vers les deux vedettes, se tient l’ambassadeur Georges Serre, tout sourire, manifestement content de lui. C’est évidemment lui qui a amené son prédécesseur en vue de le présenter à un Alpha Condé qu’on avait sans doute attiré là exprès sous prétexte d’inaugurer un pont transfrontalier. Comparée à l’air constipé d’Alassane Ouattara, l’attitude de G. Serre, dégagée et presque joviale, en un mot, « décomplexée » au sens de Nicolas Sarkozy, indique qu’en la circonstance, c’est lui le véritable hôte et le véritable maître de cérémonie.
Venons-en maintenant aux deux personnes au centre de l’événement. Ce qui frappe d’emblée, c’est la distance énorme que le successeur de Sékou Touré et de Lassana Conté a manifestement tenu à installer entre lui et J.-M. Simon. C’est qu’il faut une très longue cuiller à l’homme qui va manger avec le diable… L’ancien féanfiste radical Alpha Condé n’ignore sans doute pas le rôle que J.-M. Simon a joué pendant la « crise postélectorale », ni le but de sa mission que, devant une bande de Kollabos réunis à la mairie de Port-Bouët le 17 juin 2011, il se félicitera d’avoir brillamment réussi : « Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d’Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d’une manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l’espérance. (…). Nous avions su inventer vous et nous, sous l’impulsion du président Félix Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l’envie de toute l’Afrique »[1]. En somme, fier d’avoir restauré l’houphouéto-foccartisme ! Et au prix de Dieu sait combien de jeunes vies ivoiriennes !
Puisqu’il paraît que ce serial killer revient sans cesse sur le lieu de ses crimes, comme pour défier les ombres de ses victimes, il faut aussi que sans cesse nous rappelions ces paroles déhontées, qui sont toute l’explication de notre drame national.
Alpha Condé connaît aussi suffisamment la scène françafricaine pour ne pas ignorer la sulfureuse réputation de cet ambassadeur plus barbouze que diplomate. Et, même s’il n’appartient pas vraiment à la même école que ses grands prédécesseurs, l’actuel locataire de Sékhoutouréya sait bien que dans son pays, le feu sacré allumé le 28 octobre 1958 n’est toujours pas éteint, même si, 57 ans après, sa flamme a beaucoup pâli…
Toutes choses que son vis-à-vis sait aussi évidemment, et qui explique assez bien cette attitude typiquement de faux derche – ou de diable qui voudrait se faire passer pour un ermite – qu’il affecte au risque d’en paraître grotesque. Voyez comme il n’ose pas franchir le pas en avant qui aurait effacé la distance humiliante voulue par Alpha Condé. Ce n’est plus le temps où, en bras de chemise, devant son homologue étatsunien – qui, lui, avait conservé toute sa dignité vestimentaire –, Jean-Marc Simon expectorait sa haine de Laurent Gbagbo et son mépris des patriotes ivoiriens, tandis que ses soldats pilonnaient la résidence officielle des chefs de l’Etat ivoirien, les camps militaires, les dépôts de munitions et les rassemblements de jeunes citoyens qui protestaient. Ici, à Gbéléban, notre ancien gauleiter marche sur des œufs. Car il a en face de lui le chef d’un Etat où, malgré toute l’eau qu’on a versé dans le vin sékoutourien depuis la disparition de Lassana Conté, la Françafrique ne fait pas encore la loi comme cette photographie montre éloquemment qu’elle peut encore le faire tant et plus dans la Côte d’Ivoire des Ouattara. S’il en était autrement, ce n’est pas à Gbéléban, lors d’une espèce de guet-apens planifié par son successeur, que Jean-Marc Simon serait allé dans l’intention de fourguer sa pacotille aux Guinéens, mais à Conakry.
Mais le principal enseignement de cette scène, c’est Alassane Ouattara qui nous le suggère par son attitude. Pourquoi fait-il cette tête ? On dirait quelqu’un qui boude. Est-ce que par hasard ces deux Français, à qui il doit tant et à qui il ne peut pas se permettre de rien refuser, se seraient invités dans cette histoire sans demander son avis, et qu’il ne l’a pas encore digéré ? Ça en a tout l’air. Surtout quand on constate que son homologue guinéen ne semble pas plus content que lui d’être obligé de serrer publiquement la pogne d’un personnage de la réputation de Jean-Marc Simon. J’imagine que l’un comme l’autre ont eu leur main forcée par des gens habitués à tout se permettre avec un régime qu’ils ont puissamment contribué à installer, et qui ne survit que grâce à leur soutien de tous les instants.
Et voilà où il faut enfin en venir. Cet Alassane Ouattara que beaucoup de soi-disant opposants désignent comme leur principal, voire leur seul et unique adversaires lors des toutes prochaines échéances électorales, qu’ils se font tous forts de battre dans les urnes, et dont selon eux la défaite résoudra tous nos problèmes, ce n’est pas lui qui gouverne la Côte d’Ivoire – si on peut dire que la Côte d’Ivoire est gouvernée – ; lui n’est qu’un masque derrière lequel l’ambassadeur de France et de louches personnages du genre de Jean-Marc Simon font ce qu’ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent.
Un tien, dit l’adage, vaut mieux que deux tu l’auras. Qui peut croire que ceux qui tiennent à leur merci un serviteur aussi docile, le lâcheront à seule fin de se conformer à des principes ou des valeurs qu’ils ont joyeusement piétinés entre le 18 septembre 2002 et le 11 avril 2011 ? Qu’ils échangeront cet Alassane Ouattara de notre photographie, boudeur mais totalement impuissant, contre… Ici, mettez le ou les noms que vous voudrez ! Un fantoche, plus il est faible, déconsidéré et impuissant, comme l’est Ouattara, plus il convient à l’emploi que ses maîtres lui ont destiné. Aussi, celui qui prétend qu’il va les y forcer rien que par son bagout, ou rien que par son carnet d’adresses, ou je ne sais quoi d’autre, au mieux c’est un doux rêveur, au pire un dangereux mystificateur comme notre pays en a déjà tant vu passer depuis que cette crise des relations ivoiro-françaises a éclaté au grand jour, du vivant même de celui en portera éternellement la responsabilité : Félix Houphouët !
Au fait, avez-vous remarqué que ceux qui promettent à cor et à cris de nous débarrasser de Ouattara dès cet automne, non seulement ne disent rien contre le néocolonialisme débridé qui règne sans partage sous son masque, mais encore se réclament tous de l’houphouétisme, voire de l’houphouéto-foccartisme ? Comme un quelconque ambassadeur Jean-Marc Simon…
Cela me coûte beaucoup à dire, parce que cela devrait être su depuis toujours de tous ceux qui disent vouloir le bien de notre pays et de notre peuple, et aussi parce que cela peut pourtant être mal compris. Mais on ne gagne rien à taire ou à maquiller la vérité. Les ennemis de notre indépendance et de nos libertés, ce ne sont pas Alassane Ouattara, ni ses ministres, ni ses FRCI, ni ses dozo… Tous ceux-là sont, certes, des malfaisants et des nuisibles, mais ce ne sont que des instruments dont nos vrais ennemis, les néocolonialistes impénitents qui inspirent et qui exécutent la politique de la France vis-à-vis de la Côte d’Ivoire, se servent actuellement pour leur sale besogne.
Si tu veux vaincre, apprend d’abord à connaître tes ennemis et le terrain où tu dois les affronter. Au moment où toute la Côte d’Ivoire résonne des défis que se lancent, d’un parti à l’autre ou à l’intérieur du même parti, ceux qui se disputent la peau d’un ours dont il semblent tout ignorer – mais, bien sûr, c’est impossible qu’ils l’ignorent ; ils croient seulement malin de le ménager –, il est bon de s’arrêter pour bien scruter une image comme celle-ci. Parfois une simple photographie nous en apprend plus sur la nature ou sur la santé d’un régime que l’article le mieux documenté.
Marcel Amondji
[1] – Le Nouveau Réveil 18 juin 2011.
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