Piège sans fin
Par Venance Konan
Qu’est-ce qui peut bien pousser des jeunes gens issus de l’immigration en France à détester leur pays, au moment où de nombreux Africains ne rêvent que d’aller y vivre et sont prêts, pour cela, à risquer leurs vies ?
C’est la question que nous nous sommes tous posée après avoir suivi l’équipée sanglante des frères Kouachi et Amédy Coulibaly. Puis, j’ai lu dans un journal français que Coulibaly était issu d’une famille de neuf enfants. Et il m’est venu en mémoire, cette chronique que j’avais écrite pour le quotidien l’Inter de feu mon ami Nady Rayess, et qui avait été publiée le 10 mai 2010. Qu’il me soit permis de vous la proposer à nouveau. Peut-être qu’elle nous aidera à comprendre un peu la situation de ces Français un peu à part.
De passage récemment à Paris, je suis allé rendre visite à une amie qui vit dans une banlieue de la capitale française. Elle avait les traits tirés, lorsqu’elle est venue me chercher à la gare. « Je suis crevée, m’a-t-elle dit. Ma voisine est sur le point d’accoucher de son cinquième enfant et elle m’a laissé ses quatre premiers. J’ai dû la transporter à l’hôpital et venir m’occuper de ses enfants en plus des miens qui sont deux. Sa coépouse qui a aussi quatre enfants ne veut pas voir les siens. » Coépouse ? Et mon amie de m’expliquer que la dame en question, âgée de 25 ans, mariée à quinze ans, partage son foyer avec son mari et une autre femme de 32 ans qui a aussi quatre enfants. Onze personnes, au total, dans un minuscule trois pièces, dans une banlieue parisienne. Chaque femme occupe une chambre avec ses quatre enfants et le mari fait la navette entre les deux chambres. Les deux femmes ne s’entendent pas et tous les jours, ce sont des cris, des injures et des bruits de coups qui s’échappent de leur maison. La police est régulièrement appelée par les voisins excédés. Tout ce monde est malien; le mari éboueur et les épouses, analphabètes, des femmes au foyer. Plus tard, la dame qui devait accoucher a appelé mon amie pour qu’elle vienne la chercher à l’hôpital. Ses douleurs étaient une fausse alerte. L’accouchement sera pour plus tard. Mon amie, excédée, lui a dit « Et ton mari ? Il ne peut pas te payer le taxi ? » La dame lui a répondu qu’il dit qu’il n’a pas d’argent. Il doit s’occuper de l’un de ses derniers enfants qui est malade. En sortant de chez mon amie, j’ai vu une des fillettes de cet homme. Elle devait avoir cinq ou six ans. Quel avenir cette gamine peut-elle avoir en France, en vivant à onze et bientôt douze dans un petit appartement, entre deux femmes qui se détestent et un père qui n’a pas de quoi payer le taxi à sa femme sur le point d’accoucher ? Quelle éducation cet homme pourra-t-il donner à sa si nombreuse progéniture ?
L’autre question qui me vint en tête fut : « Pourquoi faire autant d’enfants lorsque l’on est éboueur, c’est-à-dire au bas de l’échelle sociale en France ? » La réponse est qu’en France, plus l’on fait des enfants, plus l’on touche des allocations familiales qui permettent de vivre sans travailler. Et cet homme, comme la plupart de ses compatriotes vivant en France, envoie certainement une partie de ce qu’il gagne au pays. Pour ceux qui y sont restés. C’est la solidarité africaine. Les gens au pays vivront de cet argent, on s’en servira peut-être pour construire un puits, une école, un centre de santé. Le village s’est peut-être cotisé pour lui payer le voyage jusqu’en France. Il doit rembourser à la communauté. C’est sa dette, et c’est le plus important. Il lui faut gagner beaucoup d’argent pour ceux qui sont au pays. Ce sont eux qui comptent. Il lui faut donc faire beaucoup d’enfants. Peu importe dans quelles conditions ils vivront. Quel avenir ces enfants peuvent-ils avoir en vivant dans de telles conditions ? Dès qu’ils seront un peu plus grands, ils passeront le plus clair de leur temps dehors, dans les cages d’escaliers, en compagnie de camarades de même condition qu’eux, pour ne pas étouffer dans leur maison. Et ce ne sont pas leurs parents qui ont, eux aussi, besoin de respirer qui les en empêcheront. Quelles sont leurs chances de réussite par rapport à leurs camarades du même âge dont les parents ont les mêmes revenus que notre Malien, mais qui ne sont que deux enfants, vivant dans un foyer monogamique ?
Leurs chances ne seront jamais les mêmes. Et cela n’a rien à voir avec la couleur de la peau. En Côte d’Ivoire ou au Mali, il en aurait été exactement de même. Quand leur père atteindra l’âge de la retraite, il rentrera au pays avec ses deux femmes, pour vivre dans la maison en dur qu’il a peut-être réussi à construire au village. Il aura été, entre-temps, remplacé par un autre Malien venu du pays, au prix de mille et une difficultés, pour accomplir la mission de s’occuper de ceux qui sont restés au village au pays. Et, pour bien le tenir, on lui aura envoyé du pays une seconde épouse, afin qu’il fasse beaucoup d’enfants, pour toucher beaucoup d’allocations. En lui disant que c’est comme cela, que c’est ce que la coutume veut, qu’il est tenu de la respecter. Les enfants de notre premier homme, qui n’ont jamais mis les pieds au Mali, resteront en France, le pays dont ils portent la nationalité, mais où ils ne se sentent pas totalement des citoyens comme les autres. Et, entre aigreur et rap, entre frustrations et petits larcins ou grand banditisme, ils se mettront à haïr ce pays qui, penseront-ils, ne leur donne pas les mêmes chances que les autres ayant une couleur plus claire qu’eux.
Et, les soirs de spleen ou de beuverie, ils mettront le feu aux voitures des autres, briseront des vitres, caillasseront des bus, en accusant la société, le système qui les exclut, qui les condamne à rester au bas de l’échelle sociale. Ils ne penseront certainement pas un seul instant à leur père qui, de retour dans son pays qui n’est pas le leur, aura peut-être épousé une troisième ou quatrième femme. Ils ne penseront pas à leur père qui, prisonnier de sa société, de ses coutumes, les avait sacrifiés dès leur naissance, pour satisfaire justement cette société. Une société qu’ils ne connaissent pas et qui ne les reconnaît pas non plus. Puisqu’ils n’envoient rien au village. Une société que leur sacrifice n’aura pas fait changer d’un iota.
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Écrit par Venance Konan
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