Par Dr. Pierre Soumarey
Côte d’Ivoire – L’émergence « Alassaniste » à l’horizon 2020: problématiques et perspectives, prétexte à l’ouverture d’un débat sur un projet de société consensuel et national
L’émergence des pays Africains constitue le défi majeur, que les instances sous-régionales et continentales (UNMOA, CEDEAO, CEMAC, UA) se sont assignées ces 10 dernières années pour l’horizon 2025. Tous les État-membres se sont appropriés cet objectif, et se sont engagés dans la voie de l’émergence économique, dont la Côte d’Ivoire qui l’a ramené à l’horizon 2020. Le concept de l’émergence est donc de ce point de vue, l’expression de l’ambition de tout un continent (sans distinction idéologique, politique, culturelle, ou nationale). L’Afrique en s’inspirant de l’expérience gagnante de certains pays du Tiers Monde (Asie, Moyen-Orient, Amérique du Sud), s’est doté, par une volonté politique affirmée, d’un formidable outil de gestion pour la gouvernance du continent, dont la plupart des pays qui le composent, sont classés dans le groupe des pays les moins avancés, à quelques exceptions près (Botswana, Maurice, Afrique du Sud), en vue de le sortir, de la pauvreté. Par ce moyen, il s’agit de rapprocher la périphérie du centre, par la mise en place d’une batterie de politiques publiques, permettant de faire converger ces derniers vers le niveau des pays les plus développés (accumulation de capital, plein emploi, prospérité, création, invention, etc. …), pour qu’ils réussissent à leur tour, à occuper, une place qui compte dans un monde globalisé (division internationale du travail, rapport d’équilibre et de force dans les échanges). En nous fixant à nous-mêmes, cet objectif intermédiaire (l’émergence) dans le processus de cette transition vers le développement intégral, nous nous donnons, le moyen de valoriser au maximum nos ressources humaines et naturelles (formation, production, transformation, recherche, invention) et de mesurer notre volonté politique à aller vers une indépendance véritable. Cet acte de décision historique engage notre responsabilité vis à vis des générations futures. C’est également un excellent exercice d’évaluation de notre capacité de gestion et de notre capacité à prendre en main notre destin.
En s’appropriant en interne ce concept, celui-ci peut-il à nouveau, réunir de manière similaire, un consensus national en Côte d’Ivoire, sans distinction partisane ou idéologique ? A priori, le consensus n’est pas difficile à trouver sur cette noble ambition et cet objectif contraignant. Il ne fait nul doute, que tous les Ivoiriens aspirent au bien-être, pour eux-mêmes et pour leur communauté nationale. « Le but de toute nation est d’accéder au stade du développement intégral et de permettre à chacun de ces citoyens de vivre la vie qui a de la valeur à ses yeux » (Pr Amartya Sen, Havard, Prix Nobel d’économie 1998). « En définitive la finalité de tous les combats et de toutes les actions politiques, visent le développement de la Côte d’Ivoire et le bonheur de l’Ivoirien. Nous devons prendre soin que ceux-ci ne trahissent pas le peuple et ne s’opposent pas à leur finalité » (Soumarey Pierre, « la Côte d’Ivoire à l’épreuve du temps, Partie 3 et 4).
La question qui pourrait diviser n’est donc pas celle du choix social (bien-être, qualité de vie, développement humain, utilité des politiques économiques et sociales), mais celle du leadership politique. Celui-ci doit être objectivement le mieux qualifié pour conduire ce processus de transformation économique et sociale. Cette problématique renvoie au type de gouvernance politique souhaité (organisation administrative, institutionnelle, politique et sociale) qui doit accompagner ce projet, et aux choix stratégiques que nous souhaitons opérer, pour parvenir à l’émergence (identification des dysfonctionnements à corriger, échelle des valeurs et des priorités arrêtée dans les politiques publiques, mise en place et structuration des prérequis du décollage). C’est ici, que s’ouvre le véritable débat, car le leadership politique est répertorié par les spécialistes du développement, comme étant l’une des clés essentielles, qui conditionne le succès de cette transition.
Nous constatons jusqu’à présent, qu’il n’y a pas d’émergence capitaliste ou socialiste. L’émergence est un processus qui associe dans la complémentarité, mais aussi dans la conflictualité, des logiques de gestion capitaliste de l’économie et des logiques socialistes de gestion de la société et de la politique. Le clivage ne se situe donc pas au niveau idéologique, mais dans la réalité du processus, en ce qu’elle comporte ou pas des effets que Samir Amin nomme de « lumpen-développement », c’est à dire qui associe des mécanismes de paupérisation qui frappe les classes populaires, ou au contraire qui permettent de dégager une progression significative de leurs conditions de vie. Modeste au départ, et de plus en plus prononcée au fil du temps, par l’effet accumulatif de la richesse produite, tout au long du processus. Le clivage pourrait donc se situer au niveau de l’efficacité du processus, au regard de sa capacité de production et de transformation des richesses, et de la nature et du niveau de dépendance des ressorts endogènes et externes qui l’entretiennent, mais aussi de l’équité dans la redistribution de celles-ci, et la place faite au développement culturel et humain. D’ailleurs les concepts d’émergence et de développement sont-ils de la même nature ? Pour exemple, le Brésil, l’Afrique du Sud, et l’Inde, sont des pays émergeants où il existe pourtant, une grande pauvreté dans les milieux populaires. L’émergence permet-elle de faire progresser la démocratie et l’état de droit ? Pour exemple, la Chine continentale, le Pakistan, la Russie, sont des pays émergeants, alors que la démocratie et l’État de droit n’y ont pas beaucoup progressé. Quel est l’impact de ces variables sur le processus en termes budgétaires (les exigences sociales exercent une pression financière sur le processus, qui peuvent le faire déraper lorsqu’elles sont immodérées et brutales) et de croissance (l’amélioration du cadre juridique stimule les affaires par la protection et la sécurité qu’il offre aux transactions) ? Or, le consensus national sur les fondamentaux du processus, fait précisément partie des facteurs endogènes, car il ne saurait avoir d’émergence sans une politique d’Etat, inscrite dans la durée, la stabilité institutionnelle(climat socio-politique) et environnementale (climat des affaires, encadrement législatif de l’activité), donc assise sur une solide légitimité, une cohésion sociale satisfaisante et une adhésion populaire confortable, qui lui donne la capacité de mettre en œuvre avec cohérence, et dans la durée, un projet de construction d’un système d’émergence économique viable (accroissement de la production, orientée vers une plus grande incorporation de valeur ajoutée) et d’en renforcer le caractère autocentré (sécurité alimentaire, intégration sectorielle, transformation sociale, invention et création locale) et l’efficacité (meilleure participation à l’effort collectif de développement et aux bénéfices de la croissance).
C’est sur ces problématiques principales, que doivent se concentrer le débat national, si l’on veut avancer de manière constructive. Pour bien s’imprégner de la complexité et de la délicatesse du processus, il faut savoir que la construction d’un bon système de gestion pour une simple entreprise, prend 5 ans. Cette mesure, nous donne une idée de l’étendue de la tâche pendant la phase de construction d’un système de gouvernance efficace et performant, dont les instruments sont la réforme et la programmation contraignante (objectifs de performance). Pour gagner le défi de l’émergence, il faut savoir qu’un pic de croissance forte, même dans la durée, n’est pas une garantie suffisante. Nous avons en mémoire, l’expérience du miracle ivoirien de l’ère Houphouet-Boigny, qui malgré une croissance continue de 7% pendant 20 années consécutives (1960-1980) n‘a pu franchir le seuil critique d’irréversibilité, pour ne devenir qu’un mirage au fil du temps. Il s’évince de cette expérience, l’exigence d’un critère additionnel : la compétence institutionnelle, et une condition impérative: la stabilité socio-politique. La conquête du pouvoir ne saurait raisonnablement avoir pour finalité, un changement de personne, ou l’accès aux avantages que celui-ci procure. La gouvernance de l’émergence requiert un leadership politique transformationnel, susceptible d’accomplir un bond dans le progrès, et de faire passer tous les clignotants d’un pays au vert. Illustrons ceci par un l’exemple édifiant. « En 1961, la Corée du Sud se trouvait à un niveau économique égal à celui du Niger et du Tchad; vingt années plus tard, sous le leadership politique transformationel du Général PARK Chung Hee, elle a atteint un niveau économique proche de celui du Japon » (Dr Kitsoro Kinzounza, Segeg, Cafrag), tandis que les premiers sont toujours des pays pauvres (instabilité et incompétence).
J’entends, ici (majorité) et là (opposition), des entrepreneurs politiques, se déclarer héritiers, de tel (le Président Houphouet-Boigny) ou de tel autre (le Président Laurent Gbagbo) et cela, m’a toujours conduit à me poser la question de savoir à quel titre le sont-ils ? Qu’est-ce qui leur confère plus spécifiquement cette qualité comparativement à un autre ? Car tel est actuellement le débat dominant au sein des groupements politiques (fidélité à un homme et conformité à un modèle paternel ou à des textes). Comment démontrent ils, que ceux dont ils se réclament précisément être les héritiers, agiraient exactement comme eux, dans les circonstances et les conditions nouvelles qui sont les leurs ? Le doute est permis, car c’est nier l’évolution. En tout état de cause, ceux-ci ne peuvent se réclamer que d’une identité idéologique, d’une filiation politique, et d’un projet de société, sous la condition de pouvoir l’énoncer au delà des slogans et d’une pétition de principes, et surtout de pouvoir le mettre en rapport avec le concept de l’émergence. C’est précisément cette extrême personnalisation des partis politiques, qui ne leur permet pas de survivre à leurs leaders. Dans le même ordre d’idées, et avant d’enter dans les débats, quelques observations s’imposent d’ores et déjà :
1- L’absence de véritable projet de société de la part des acteurs et groupements politiques, plus particulièrement de l’opposition et de la dissidence RDHP. La majorité, notamment le RDR présente un bilan et un programme prévisionnel d’actions, sans nous dire quel projet de société ceux-ci soutiennent. L’opposition est dans le discours, la critique et les revendications, sans présenter un projet de société assorti d’un programme d’actions permettant de le réaliser. Les préférences de personnes, les filiations politiques, les reflexes ethniques, ou encore les conflits partisans et internes, ne sauraient sérieusement en tenir lieu. Ce sont là, de faux clivages qui se présentent comme autant de formes de régression. Il en faut beaucoup plus.
2- Le déficit de pédagogie de l’action gouvernementale. L’absence totale de stratégie de communication de la part de la majorité, notamment du RDR qui est dans la facilité, le suivisme, la violence, et le triomphalisme béat, plutôt que de donner dans l’explication du projet d’émergence « alassaniste » dans toutes ses composantes, et de s’atteler à construire une culture de l’émergence (comportements, attitudes, habitudes et valeurs tournées vers la perspective du progrès qu’elle est sensée impulser, pour lier ces catégories socio-culturelles au processus, en vue de créer un lien social entre les différentes composantes de la société), de travailler à la transformation des mentalités (nouveaux modèles de réussite, éveil d’une nouvelle conscience citoyenne et professionnelle, promotion de valeurs collectives pouvant servir de cadre de référence, telles que la culture de résultat, la justice sociale, l’intégrité, le mérite professionnel, l’impartialité, la dépolitisation de l’administration, l’acceptation de la différence, la séparation de la politique des affaires, la lutte contre la corruption et l’impunité, les vertus de la discipline tant économique que sociale, l’adoption de la sanction comme norme de gestion et de responsabilité, etc.…). Il découle de cette carence, que « l’émergence alassaniste » manque cruellement de logiciel et de référent. Les Ivoiriens ne savent rien du modèle d’émergence qu’il a choisi pour y parvenir, ni de ce qui donne à ce concept universel, un contenu spécifiquement ivoirien, qui le différencie des autres modèles émergents (Corée du Sud, Singapour, Chine, Brésil, etc..), par la marque personnelle de son leadership. Pour démonstration, lors de la présentation de ses vœux 2015 à la nation, le Chef de l’État, a invité à une plus grande foi dans notre capacité à relever le défi de l’émergence. Revenant aux fondamentaux, il a souhaité aussi une plus grande mobilisation et adhésion au processus. C’est une façon de pointer ce déficit pédagogique, indispensable à un engagement volontariste massif.
3- Les faiblesses du modèle « alassaniste » relèvent de sa dimension électoraliste (actions d’éclat et de distribution pour recueillir des dividendes politiques à court terme, en s’attirant dès à présent, les faveurs de l’électorat afin de sanctionner, par un vote positif, les progrès et les performances accomplis, alors que le modèle s’adresse aux futures générations, donc s’inscrit dans un processus à long terme) et des contraintes post-crise qui grèvent le modèle (reconstruction de la cohésion sociale, conséquences financières de la crise, conditions initiales dégradées et très basses). Il en découle, que le pouvoir et l’appareil RDR surfent sur des réussites immédiates, donc apparentes, des « quick wins », qui traduisent souvent, des explosions exponentielles, au regard de la faiblesse du niveau de départ. Cette croissance exponentielle est appelée à se tasser dans le moyen terme, et pourrait fléchir dans le long terme, en l’absence de rigueur et de conditions de soutenabilité. D’ailleurs, nous observons que la Côte d’Ivoire n’a pas encore atteint le rythme des pays les plus performants en matière d’émergence, donc c’est plutôt sur les ressorts du dynamisme du système qu’il faut axé le discours politique (l’efficacité des réformes et des programmes d’action). En adoptant d’ores et déjà, à ce stade prématuré du processus, une posture triomphaliste et un profil gagnant, la majorité et le pouvoir, déplacent le débat, ou ne le posent pas réellement. En effet, il convient de bien distinguer la phase d’initialisation du processus, entrainant une forte croissance (Growth initiating » de celle plus hautement significative, qui concerne la capacité de la Gouvernance et du modèle qu’il a adopté, à pouvoir maintenir dans le long terme cette croissance (Growth sustaining), car le succès du processus d’émergence, ne peut être assuré que sous cette dernière condition impérative. C’est en démontrant cette capacité sur le moyen et long terme, que l’on peut aussi démontrer la pertinence des choix opérés, donc ouvrir le débat sur l’adéquation et l’efficacité de ceux-ci. L’appel de Daoukro, n’est ni un programme, ni un projet de société.
4- L’avance incontestable du Président Alassane Ouattara sur ses concurrents potentiels ou déclarés à l’élection présidentielle d’Octobre 2015, du fait non seulement qu’il soit dans l’action (un bilan concret est plus perceptible qu’une promesse programmatique), mais qu’il soit extrêmement difficile de modifier le processus, ou de le remettre en cause, sans le compromettre (articulation et schémas du plan de développement, cohérence et équilibre des réformes, respect du principe de la super-modularité et de la synergie des facteurs, stabilité du modèle pour conserver son attractivité et son dynamisme…). En outre, il serait difficile au plan international, de se soustraire à une directive communautaire africaine, et du contexte de la nouvelle mondialisation (intégration à l’économie et à la finance mondiale, rapport aux règles et aux normes qui la gouvernent, contraintes découlant des engagements souscrits). Par ailleurs, il obtient enfin, la visibilité des premiers résultats de l’étape pré-émergente des prérequis, qu’il est difficile de nier. Cette visibilité est de nature à encourager l’extérieur (investisseurs privés et partenaires au développement), mais surtout à mobiliser au plan national, les énergies et les adhésions autour du projet (entrepreneurs, banques, populations).
Doit-on conclure de ce qui précède, que les jeux sont faits ? Le danger vient justement de ce côté, car à vouloir trop rechercher la visibilité des actions posées, et des dividendes politiques, on cède à l’imprudence (tensions de trésorerie générées par des mesures populaires, certes utiles, mais électoralistes dans l’opportunité du calendrier de leur programmation. Insuffisance de la couverture des aléas du développement, au profit d’une maximalisation de l’investissement public), et on contourne certains standards de bonne gouvernance (subventions démagogiques, dépenses de séduction, achat de la paix sociale et des consciences politiques).
Or, précisément le mandat de la gouvernance 2015-2020, concerne la phase du décollage vers l’émergence, la phase de maturité du processus interviendra sous la gouvernance 2020-2025 et l’émergence en 2025-2030, sauf imprévu. Aussi, le mandat 2015-2020 correspond à la phase de décollage qui reste éminemment sensible, par son importance décisive pour la réussite du processus. Par analogie, nous pourrions la comparer à la phase de décollage d’une fusée. Si cette dernière est ratée malgré tous les réglages visant à la propulser jusqu’à une certaine hauteur, qui la sorte des lois de la pesanteur, cette dernière retombera fatalement, et si les réglages sont mauvais, elle exposera en vol, avant d’être placée en orbite. Tout l’enjeu de la prochaine décennie est là. Il s’agit d’un échelon où l’activité productive s’accroit, se diversifie, se densifie, s’étend spatialement, et où l’activité sectorielle monte en puissance, s’interconnecte, s’interpénètre, se mécanise, transforme d’avantage les produits bruts de base (plus de 50% du PIB), avec pour corollaire une réduction significative des importations, pour que l’ensemble atteingne finalement un seuil critique d’irréversibilité, qui produit des changements quantitatifs et qualitatifs qui mènent à une transformation structurelle massive et progressive, de toute l’économie et de la société. C’est le stade de la complexification et d’une prospérité embryonnaire, où le phénomène de l’émergence économique fait écho à la définition du concept métaphysique et scientifique du terme (Cf. Soumarey Pierre, « De la complexification croissante à travers le temps » ppss, extrait de « De l’origine de la vie et de l’homme, hasard ou création ?», Ed. Panthéon, 2014)
Pour ouvrir le débat, le leadership politique actuel et l’opposition conventionnelle et concurrente (dissidence RHDP), doivent indiquer clairement leur programme d’action pour pérenniser la croissance, en augmentant significativement le taux d’investissement productif, pour la soutenir et la renforcer (nous sommes passés de 9% du PIB en 2010 à 18 % en 2014. Pour maintenir la force de la dynamique, il faudra atteindre 25% en 2017 et 30 % en 2020). Sur la même période, il faudra également faire émerger 2 à 3 secteurs manufacturiers à croissance rapide et à forte incorporation de valeur ajoutée, pour soutenir l’amorce de la phase de pré-industrialisation. Comment s’y prendre pour les faire émerger, et quels secteurs choisir à cet effet ? Comment se fera la réallocation des ressources humaines et financières vers ces secteurs émergeants ? Comment préparer cette phase de transition (formation de qualité et de pointe) ? L’encadrement physique (infrastructures) institutionnel (organisation et efficacité de l’administration centrale), politique (environ des affaires) est-il suffisant (performance et rendement de l’investissement) ? Quelles sont les faiblesses et dysfonctionnements restant, à corriger et suivant quelle méthode ? Comment le Président Alassane Ouattara conçoit-t-il son modèle ? En quoi son modèle se distingue-t-il des autres (Botswana, Maurice, Afrique du Sud) ? Ce modèle intègre-t-il toutes les problématiques du développement ? si oui, quels sont les défis qui restent à relever (sécurité alimentaire, amélioration et multiplication des structures de recherche, création de technopoles, compression du budget de fonctionnement, notamment de la masse salariale, maîtrise et couverture des risques liés à l’impact budgétaire des réformes telles que la Santé et l’École pour tous, le Fonds d’indemnisation des victimes de la crise, etc. …). Comment résister aux chocs conjoncturels de l’environnement mondial ? Que faire en face du tarissement inéluctable des dons de la part des partenaires au développement, et de la limitation des prêts concessionnels, pour maintenir la poursuite des investissements ? Quelle couverture donnons nous aux garanties accordées aux engagements PPP « Partenariat Public Privé » (dotation à des fonds spéciaux de réserves internes), si non, existe-il des alternatives crédibles à son modèle ? Lesquelles ?
Il ne s’agit pas d’enfermer le débat dans une logique électoraliste ou idéologique, mais de le situer dans la problématique du développement, et d’en préciser les contours pour éviter la dispersion et la rhétorique politicienne. Certains amis parlent d’escroquerie à l’information (falsification de l’histoire, déformation des faits) et de piratage des logiciels politiques en Afrique subsaharienne (inversion démagogique des étapes et modulation des valeurs et des rôles en fonction des intérêts), pour détourner de son véritable objet, le débat sur le développement et la souveraineté. L’émergence implique un caractère continu, sinon il faut y renoncer, et le faire, c’est renoncer à son avenir et à son indépendance. Aussi, il est logique pour l’argumentation, que le débat s’inscrive dans une perspective de continuité du processus de développement. Les alternances de pouvoir doivent se loger dans une stabilité économique et institutionnelle. D’ailleurs, les alternances dans les pays développés, n’entrainent pas de ruptures ou de remises en cause, dans les pratiques vertueuses de la gestion de l’État, qui assure ainsi, la continuité des processus d’amélioration des conditions de vie de leurs populations et la sauvegarde de leurs intérêts nationaux, quelle que soit la coloration politique du pouvoir et les inflexions qu’il peut y apporter. En ouvrant ce débat, pour mieux cerner le processus pouvant nous conduire, conjointement, vers l’un (le développement intégral) et l’autre (la souveraineté), nous participons, à défaut d’une contribution aux théories du développement, par l’observation analytique de l’expérience spécifique du cas Ivoirien, à une prise de conscience des enjeux qui le sous-tendent, donc, à la création d’une culture politique, à travers une approche novatrice, du fait politique (actualité politique).
Le modèle « alassaniste », en dépit de son appartenance réputée « libérale », est en réalité hétérodoxe. Il se caractérise dans sa phase initiale, par un interventionnisme actif et massif de l’État, en tant que cheville ouvrière de tout le processus, que confirme l’intensité des investissements publics dans les grands travaux et le développement humain (ce rôle est appelé à se réduire dans le temps). Aussi, même si le modèle consacre nettement, une plus grande ouverture au monde, dans un nouveau contexte de mondialisation, (échange et circulation des biens et des capitaux) celui-ci lui associe néanmoins, un système de subvention et d’assistanat, tout aussi important (énergie, hydrocarbures, presse, etc.) qui souligne sa dimension sociale. Nous pouvons aussi observer qu’il est dominé par une politique résolument orientée vers l’extérieur « outwards looking policy » (attractivité des investissements étrangers, importance de l’aide internationale, promotion des exportations consécutif au mouvement haussier de la production, appelé à croître bien davantage). Cette orientation prononcée vers l’extérieur, comporte énormément de contraintes pour la gouvernance (conditionnalités des prêts et des aides du FMI et de la BM) et lui font courir des risques évidents. Une économie exportatrice, est particulièrement exposée aux variations des termes de l’échange. Un reflux des cours du cacao, coton, noix de cajou, café, et autres produits agricoles et miniers bruts, soit plus de 50 % des recettes d’exportation, aurait des incidences significatives sur l’économie, en affectant les comptes extérieurs, les finances publiques et par voie de conséquence la capacité de l’Etat à poursuivre le processus. La capacité de résilience aux chocs de croissance doit être un atout indispensable, pour la poursuite soutenue du processus. Par ailleurs, un décaissement de moindre volume, de l’aide internationale en raison des difficultés budgétaires pouvant survenir chez les principaux pays donateurs, notamment l’Europe et la France, n’est plus à exclure, d’autant plus que la crise post-crise s’éloigne et que l’état de grâce tire à sa fin, car le pays est redevenu un pays solvable après le point d’achèvement du PPTE, et il retrouve la normalité. En revanche, le reprofilage de la dette extérieure est encourageant, et connaît une baisse progressive et constante, à la fois de la charge et du volume, qui doit la conduire autour de 30 % du PIB en 2020, contre 43% en 2013 et 40 % en 2014, alors que les standards régionaux et internationaux sont autour de 70%. Le périmètre de la coopération et du partenariat au développement s’est largement étendu et diversifié, permettant ainsi au pays de bénéficier de tous les avantages compétitifs de la concurrence de l’offre internationale (savoir-faire, sources de financement et d’approvisionnement en biens d’équipement, prestations d’ingénierie et de formation, soutiens divers). Ce repositionnement à l’international a sorti le pays d’un marché captif. Par contre, le niveau de l’investissement privé et direct des entreprises étrangères, reste préoccupant (absence de relais pour booster la croissance et l’emploi) ou tout au moins timide, en raison des incertitudes socio-politiques qui continuent de peser sur le pays, et d’une visibilité insuffisante des résultats des réformes, sur la réduction de la corruption, l’insécurité, l’insalubrité et la simplification des procédures.
Les facteurs endogènes du modèle, ne sont pas assez pris en compte dans les stratégies, notamment le taux d’intermédiation financière qui reste très faible, donc un handicap à l’initiative privée locale (le crédit bancaire au secteur privé est autour de 25% du PIB, contre 35 % au Sénégal par exemple) et la stimulation de l’épargne locale pour l’amener à un niveau suffisant, en vue de participer de manière significative au financement de la croissance, et éviter ainsi un recours massif à des financements extérieurs, avec ses effets de « bulles de crédit ». Le traitement de la Dette Intérieure, principalement à l’égard de la branche « pétrole et énergie » est quelque peu malmené, et menace la survie de tout le secteur. Le stock de cette dernière semble néanmoins stabilisé, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de mécanique cumulative, les nouvelles créances sont correctement liquidées. Il ne demeure pas moins, que les modalités d’apurement des arriérés concernant les autres secteurs (BTP et services) restent insatisfaisantes, malgré l’audit de certification des créances. La stimulation des cultures vivrières est insuffisante, pour assurer la sécurité alimentaire des populations, et soulager notre balance commerciale des importations correspondantes (30% des importations). Dans la même optique, le développement des marchés régionaux et locaux, reste très faible. Par ailleurs, la réconciliation politique au delà de la normalisation institutionnelle, n’est pas encore pleinement réalisée, par le haut comme par le bas, alors que le modèle a besoin de s’appuyer sur une cohésion sociale assez forte et une stabilité politique durable. Au delà de la sécurité institutionnelle (protection du territoire et des institutions de la République), l’insécurité reste élevée au niveau de la criminalité et des délits de droit commun, dans les quartiers, les gares routières, et les routes. Cette dernière affecte négativement l’environnement des acteurs.
En conclusion, bien que les perspectives du pays soient globalement favorables (nouvelles richesses minières et pétrolières à valoriser, restructuration des filières, réformes administratives, réussite de la phase des prérequis de l’émergence) il ne demeure pas moins qu’un certain nombre de défis, sont à relever pour assurer le caractère continu et dynamique du processus (réduire le budget de fonctionnement de l’État qui absorbe encore 75% voire 80% des ressources budgétaires, laissant très peu de marge pour couvrir les besoins boulimiques et colossaux d’investissement, que nécessite l’ambitieux programme d’infrastructures socio-économiques élaboré par le gouvernement, et pour pouvoir faire face à des imprévus sociaux ou économiques ou encore naturels de tout genre. La tentation de recourir à des financements non-concessionnels pour y faire face, présente un risque accru, par le poids qu’il pourrait induire sur le service de la Dette, alors que le budget est déjà déficitaire, bien que contenu en dessous de 3% du PIB). Cependant, le défi majeur reste la réduction de la pauvreté. En effet, la pauvreté n’a pas cessé d’augmenter depuis les années 80, sous l’effet cumulatif d’un net recul du revenu réel par tête d’habitant, et des conséquences dévastatrices de la crise sur l’économie. Il s’agit de rattraper dans ce domaine, 30 années de retard (1980-2010), en une décennie. Cette priorité est inscrite au cœur du PND (Plan National de Développement), nous assurent les autorités. Force est de constater, que les premiers résultats, notamment sur le monde agricole et rural, sont encourageants. Les mécanismes de fixation des prix d’achat garantis, tels qu’ils sont définis et pratiqués, constituent une avancée majeure dans ce sens, et promeut une justice sociale méritée, car ce secteur est pour l’instant, le principal pourvoyeur de notre richesse nationale (22%-25% du PIB). La réforme produit des effets positifs sur les revenus paysans, et permet de créer des emplois dans le secteur, on parle d’un million d’emplois directs et indirects. Tous les pays industrialisés sont passés par l’agriculture.
Je suis toujours très surpris que certains intellectuels, et pas des moindres, ne découvrent cette pauvreté qu’au tard, et seulement maintenant. De la même manière, ils découvrent des dysfonctionnements dans la société, des handicaps dans l’économie, des défaillances dans les modes d’administration et de gestion, qui existaient antérieurement à la gouvernance du leadership politique actuel, alors que c’est précisément cette dernière, qui les corrige par une intense activité de réforme (premier pays réformateur au monde). Ce mode d’imputabilité de la responsabilité, est une posture qui indique des dispositions mentales et comportementales liées à la façon de concevoir la conquête, l’exercice, et le partage du pouvoir. C’est une culture politique négative, en ce sens, qu’elle exprime des comportements collectifs, produits par des entrepreneurs politiques et les citoyens qui les suivent, et acceptés par eux, comme une norme de la pratique politique. C’est le lieu d’interpeller les politiques à plus de responsabilité et d’inviter les citoyens qui les suivent dans cette posture à plus de lucidité. Il nous faut plus de probité, d’objectivité, et de raison critique, dans les jugements et la présentation des faits. Il serait avantageux pour ce faire, que l’État publie plus régulièrement ses chiffres, et une note d’études et d’analyses de conjoncture (fréquence trimestrielle ou semestrielle). Nous souhaiterions également que l’accès aux informations soit facilité à tous (sites numériques et documentaires) et que les outils de la banque des statistiques, soient plus affinés, pour permettre des analyses plus poussées, afin de nourrir le débat national, en vue d’obtenir un consensus sur les fondamentaux du processus d’émergence en cours.
Cette étape d’appropriation du processus par les populations est importante. Chaque Ivoirien doit être conscient non seulement des enjeux du processus, mais être en mesure de comprendre les dimensions et les étapes du processus, afin de pouvoir identifier les éléments constitutifs et essentiels de l’ensemble. Le discours politique participant pour grande partie, à la formation d’une culture politique, l’analyse contradictoire de celui-ci, est un moyen critique de contrôle que peut s’arroger collectivement le corps social, avant de l’accepter et de l’inclure dans son système de références et de représentations. Sous ce rapport, cette démarche constitue une avancée démocratique dans le rôle de production des valeurs politiques, non plus au bénéfice de la classe politique comme c’est traditionnellement l’usage, mais au bénéfice des populations (éclairage), donc du corps électoral qu’elle sollicite. Il y aura certainement des irréductibles (suivant le mot du Président Bédié), les uns applaudissant quand le processus se grippe, et les autres faisant de même quand celui-ci fonctionne, mais au-delà de ces chapelles, il y aura, plus nombreux encore, ceux qui portent un vif intérêt au devenir de la Côte d’Ivoire, qu’ils considèrent comme étant celui de la communauté nationale, et qui à ce titre, souhaitent agir, à travers ce débat critique et dépassionné, sur le processus de transition vers le développement intégral, l’indépendance réelle de leur pays, et la réalisation des valeurs qu’il accordent à la vie privée, familiale, politique, sociale et communautaire, à l’échelle de la nation.
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