Publié dans Cercle Victor Biaka Boda par Marcel Amondji
« Le prodige serait une légère poussée contre le mur.
Ce serait de pouvoir secouer cette poussière. »
Paul Éluard
Les colonisateurs n’ont pas été particulièrement portés à manifester de la considération pour les idées, les actes ou la vie de leurs adversaires, qu’ils soient ou non des monarques prestigieux, des guerriers pleins de bravoure ou des organisateurs politiques éminents. Le destin de F. Houphouët n’infirme pas cette règle. Il ne serait vraiment exceptionnel et différent que si, grâce à lui, la Côte d’Ivoire avait pu échapper au traitement que les puissances impérialistes réservent aux pays faibles. Or, malgré toute la bonne volonté de son dirigeant, le pays n’a pas échappé au lot commun. Considéré sous l’angle des rapports traditionnels de l’Afrique avec les puissances impérialistes, avec quelques particularités, le sort de la Côte d’Ivoire et du peuple ivoirien est le même que celui de la plupart des pays et des peuples du continent, aujourd’hui comme hier.
C’est une politique délibérée qui a empêché l’Afrique d’aborder le XXe siècle avec des formes d’organisation issues, à la fois, de son propre passé, de ses propres besoins et des exigences de l’époque. Les impérialistes voulaient des peuples désespérés et sans mémoire. Ils usèrent de tous les moyens pour parvenir à leurs fins : la ruse, la trahison et la force ouverte. Les armes qui servirent à soumettre l’Afrique sont les mêmes qui firent la guerre de 1870 ou celle de 14-18. Les Africains ne pouvaient leur opposer que des lances et des flèches. S’ils firent souvent preuve d’une immense force morale, elle leur coûta plus en vies humaines qu’elle n’en coûta à leurs adversaires.
Aucun autre continent n’a connu, en aussi peu de temps, un si grand nombre d’assassinats de dirigeants politique de qualité avant même qu’ils aient pu développer toute la mesure de leur volonté d’action. A notre époque, Rwagasore fut l’un des premiers, suivi par Um Nyobé, Lumumba, Moumié, Mondlane, Mahgoub, Cabral, etc., etc. Ces meurtres continuaient les méthodes de la fin du siècle dernier, par lesquelles les puissances européennes réduisirent les peuples africains à leur merci.
La colonisation eut pour conséquences et pour conditions le démantèlement de communautés entières ; la négation des valeurs qu’elles cultivaient et de leurs droits humains les plus élémentaires ; le meurtre ou le bannissement des dirigeants les plus irréductibles parce que les plus lucides et les plus capables ; l’avilissement des autres. Puis, pendant des décennies, le labeur servile de millions d’hommes et de femmes gonfla le patrimoine des bourgeoisies métropolitaines, cependant que leurs propres pays, couverts à profusion d’emblèmes étrangers, étaient à l’abandon.
Au moment où l’indépendance devint inéluctable, on recommença à abattre massivement les têtes de l’Afrique, afin de la maintenir dans l’état où il convenait aux monopoles coloniaux qu’elle demeurât.
Il faut sans cesse réfléchir à ce fait. Au Centrafrique, l’abbé Bocanda disparaît dans un accident suspect d’aviation, et tout est changé. Ce pays qui a vu naître un homme si généreux est mûr pour tomber sous la coupe d’un Bokassa après le piteux intermède de David Dacko. Patrice Lumumba est assassiné, et une poignée d’hommes seulement avec lui, et le Congo est livré pour des années à la chienlit avec ou sans casquette. Au Ghana, l’élimination télécommandée de Kwame Nkrumah suffit à plonger son pays dans une incertitude qui ne paraissait pas avoir de fin, jusqu’à ce que Jerry Rawlings et ses compagnons tentent leur action de redressement en cours.
L’histoire de la Guinée, après son refus mémorable du diktat de De Gaulle, fut continuellement troublée par des provocations et des agressions qui culminèrent dans le débarquement du 22 novembre 1970. C’était une opération préparée et exécutée avec la participation de tous les centres impérialistes. Si Sékou Touré avait été renversé alors, ou tué, ce pays se serait trouvé brutalement sans tête en dépit de la pléthore des candidats à son remplacement. Les impérialistes se servaient des Barry Ibrahima et des Nabi Youla pour renverser S. Touré. Cependant, aucun des fantoches n’était du tout assuré d’être l’homme qui serait choisi en fin de compte. L’affaire des stratèges de Paris, Bonn et Washington n’était pas de porter l’un ou l’autre au pouvoir ; c’était seulement de s’emparer de la Guinée et de ses richesses, en se servant de leur ambition. En raison même de la puissance de l’organisation des masses guinéennes et de leur vigilance, l’objectif de ces entreprises ne pouvait pas consister en une simple substitution d’hommes, mais en la démoralisation de tout un peuple. S. Touré ne gênait que parce qu’il avait su insuffler dans les masses guinéennes la volonté de résister aux chants des sirènes impérialistes.
Il est clair, à considérer l’évolution désastreuse du Mali depuis la chute de Modibo Keita ; la quarantaine imposée au Bénin depuis 1972 ; les actions de diversion perpétrées en Angola, en Ethiopie ou au Mozambique ; les complications artificielles de la question namibienne ; le soutien constant et multiforme au régime de l’apartheid ; les difficultés internes suscitées aux régimes Mugabé, Oboté et Rawlings ; et les manœuvres sournoises en vue de paralyser l’OUA ; il est clair que les impérialistes n’entendent pas tolérer en Afrique des régimes libres pratiquant des politiques conformes à l’intérêt des peuples dans les conditions de notre époque.
En revanche, le régime ivoirien est leur coqueluche.
La Côte d’Ivoire n’a pas été toujours ce paradis. F. Houphouët lui-même n’a pas toujours inspiré du respect et de l’amour à ceux qui, aujourd’hui, le portent aux nues. Entre 1945 et 1950, quand la Côte d’Ivoire se tenait à l’avant-garde du mouvement anticolonialiste de l’Afrique noire, des dizaines d’Ivoiriens furent massacrés. F. Houphouët, qui était le principal dirigeant de ce mouvement, était l’objet d’une haine implacable de la part de ses actuels laudateurs. Ses qualités dont on fait parfois remonter les manifestations à sa prime enfance, ne furent, cependant, reconnues qu’après 1950.
En 1950, le mouvement anticolonialiste ivoirien était vaincu. La répression avait frappé massivement les militants de la base, mais elle avait été sélective en ce qui concerne les dirigeants. Les plus radicaux, considérés par les autorités coloniales comme des extrémistes irrécupérables, étaient frappés d’une espèce d’incapacité définitive à participer à la direction du pays. F. Houphouët en revanche, soigneusement isolé des influences de l’opinion publique ivoirienne et entouré de conseillers français, était porté au pinacle.
Ainsi parrainé, il n’a pas eu à déployer beaucoup de talent pour confisquer l’exercice de la souveraineté nationale bien au-delà des pouvoirs que lui donna ensuite la constitution républicaine. Il reçut le pouvoir absolu des mains des vainqueurs de 1950 et, grâce au système des conseillers, il le partage avec eux. Ce qui fait que son pouvoir est moins un pouvoir personnel qu’un pouvoir dominé, caractérisé, d’une part, par le fait que la haute administration ainsi que les principaux leviers de la politique économique et financière se trouvent entre des mains étrangères et irresponsables, comme aux plus beaux jours du régime colonial ; et, d’autre part, par le fait qu’aucun homme politique ou haut fonctionnaire ivoirien ne participe de manière décisive à la définition ou à la conduite de la politique du pays.
Il est inévitable que ce pouvoir sans base nationale ni contrôle s’exerce contre les intérêts de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens.
Un bilan général de ce long règne montrerait que la Côte d’Ivoire y a plus perdu que gagné.
Ce pays qui fut le seul en Afrique à avoir vu naître un mouvement révolutionnaire authentique en 1945 est, aujourd’hui, peut-être celui où la vie et la pensée politiques sont les plus pauvres. Le PDCI, longtemps confisqué par F. Houphouët et son ancien intendant P. Yacé, vient d’être livré aux dents et aux griffes des coteries et des clans organisés autour des ambitions médiocres de quelques individus connus pour leur dépendance à l’égard des centres impérialistes.
Dans le monde entier la réputation de la Côte d’Ivoire est celle d’une plaque tournante pour les entreprises dirigées tour à tour ou simultanément contre la sécurité des pays indépendants voisins ; contre les mouvements de libération de l’Afrique australe ; contre l’unité africaine.
La politique sociale, au sens large, est un échec. L’enseignement, victime des mesures aberrantes et de malversations jamais dénoncées, a donné des résultats tragiques qui hypothèquent lourdement l’avenir de la jeunesse et de la société. Les créateurs sont découragés par une censure inavouée et par le mépris dont ils sont l’objet de la part des dirigeants. Il n’existe pas de politique culturelle digne de ce nom, mais une entreprise d’abêtissement des populations. La santé publique est à l’abandon. La prévention des maladies transmissibles et la lutte contre les maladies curables n’ont pas notablement progressé depuis l’indépendance alors que le pays possède un centre hospitalo-universitaire « unique en Afrique ». Les syndicats, réduits au rôle d’une courroie de transmission des volontés patronales, n’offrent aucune protection aux travailleurs. La misère et la délinquance se conjuguent pour transformer Abidjan en une nouvelle Babylone.
Le nom de F. Houphouët restera attaché au choix qu’il a fait publiquement en 1962, mais, en réalité, depuis plus longtemps, de subordonner l’agriculture ivoirienne, arriérée et maintenue imprudemment dans ses méthodes archaïques, aux activités modernes d’un secteur industriel et commercial entièrement aux mains des étrangers et branché, littéralement, sur l’économie ivoirienne à la manière d’une pompe aspirante.
Cette politique a fait illusion un certain temps. D’ailleurs, il ne serait pas sérieux de la condamner en bloc. La rationalisation du pillage colonial après l’indépendance a valu au pays une infrastructure routière excellente pour l’Afrique, des centrales hydro-électriques avec leur lac artificiel, un deuxième port en eaux profondes et d’autres réalisations moins spectaculaires, qui ont coûté assez cher, mais qui sont ou seront sa propriété. En revanche, l’industrialisation tant vantée n’est qu’une supercherie dispendieuse. La forêt ivoirienne est irrémédiablement ruinée. Le décollage économique annoncé n’a pas eu lieu. Malgré le volume accru de sa production agricole et les liens privilégiés tissés avec les centres impérialistes, le pays est au bord de la banqueroute.
La survenue brutale de la crise économique, avec son cortège de difficultés sociales de plus en plus insupportables, a précipité l’échec du modèle de développement imposé au pays. Par la même occasion, elle a mis à nu l’incompétence qui a présidé à son élaboration comme à son application, à supposer que les auteurs de ce modèle étaient de bonne foi. Pendant plus de vingt ans, le pays a été livré à un gâchis colossal tandis que les responsables de ce gâchis, méprisant les avis des spécialistes désintéressés et la résistance multiforme du peuple, répandaient des flots de louanges sur eux-mêmes. Ce gâchis et cette imprévoyance ont entraîné une dépendance accrue de la Côte d’Ivoire par rapport aux banques privées étrangères qui aura tôt fait d’atteindre son point d’irréversibilité si le pays continue sur sa pente actuelle.
Ils ont empoisonné le corps social tout entier par les illusions et les comportements irresponsables, voire délictueux, engendrés ou encouragés par l’euphorie et l’incurie des dirigeants.
Vingt ans de pouvoir absolu et un « miracle économique » n’ont pas réussi à faire oublier le courage de ceux de 1949-1950 ni le péché originel de ce régime. Le long règne de F. Houphouët restera dans l’histoire de la Côte d’Ivoire comme une parenthèse coûteuse et tragico-comique.
Tout au long de son existence, le régime a dû affronter plusieurs crises sans pouvoir les résoudre au fond, malgré la rigueur ou l’habilité des formes de répression utilisées en vue de les surmonter. Pas une seule année, même aux plus beaux jours du « miracle économique », le régime n’a connu de répit. Dès le début, l’orientation imposée au pays par les autorités coloniales avec la complicité de F. Houphouët a rencontré l’opposition de la majorité des Ivoiriens. Chacun comprenait ou devinait la supercherie de la « coopération égalitaire et fraternelle » et de la « doctrine politique et économique » prêchée le 15 janvier 1962, et dont la mise en application autoritaire fut directement à l’origine de la plus grave de ces crises, celle de 1963.
Ces crises, on peut les considérer comme des phases particulières de la lutte séculaire des peuples ivoiriens contre la domination étrangère. Chacune d’elles a reposé, à sa manière, dans le langage et avec les moyens correspondants aux conditions de leur survenue, l’éternelle revendication de l’indépendance nationale et de la libre disposition des ressources du pays pour le progrès véritable de la société ivoirienne. Au fil du temps, les générations ont succédé aux générations sans que la tâche fondamentale des Ivoiriens soit jamais perdue de vue. La relève des générations s’est accompagnée d’une augmentation de la conscience des besoins et des moyens de les réaliser. Les Ivoiriens comprennent toujours mieux que ce que le pays a subi ces dernières années est la responsabilité de celui qui s’est arrogé le droit de penser, de parler et de décider en leur nom, mais qui ne peut le faire, semble-t-il, sans l’aide et sans l’accord des agents étrangers dont il est entouré. C’est ce qu’on peut lire à travers les débats du Conseil national du parti unique ou ceux de l’Assemblée nationale, où on parle maintenant presque aussi librement que dans les maquis de Treichville ou d’Abobo-Gare.
Bien avant que ce régime ne voie le jour, l’un de ses meilleurs serviteurs actuels, M. Ekra, prédisait ce qu’il en résulterait :
« Nos dirigeants veulent arrêter la marche des temps ! (…) Ils ignorent (les aspirations du peuple) parce que sortis eux-mêmes pour la plupart du peuple laborieux, dont ils ont capté la confiance, commanditaires sans scrupules, ils ont trahi les intérêts des travailleurs et lié leur destinée à celle des parasites de la société. L’argent les a coupés de tout. Ils ont perdu le contact avec la réalité, car la réalité, c’est la vie du peuple. Ils ont perdu le contact avec toutes les morales – philosophiques ou religieuses – sur quoi l’homme mesure sa supériorité universelle, car la morale tient à la vie du peuple. Ils ont perdu le contact avec leur conscience, car l’argent et l’esprit de justice et de bien ne peuvent habiter le même corps. Mais le pire, c’est que les maîtres du jour ignorent eux-mêmes ce qu’ils sont. Ils ignorent leur égoïsme, leur incompréhension, leur trahison. Les appétits démesurés, la soif inextinguible d’argent et de pouvoir ont fermé leur cœur à la misère et à la faiblesse de leurs semblables. Ils ont perdu les plus nobles sentiments qui font qu’un homme est un homme. En vérité, ce qui leur reste de toute leur personne, c’est leur animalité, bestiale et sanguinaire, à peine cachée sous des brochettes de galons ».
Que l’homme qui parlait ainsi soit devenu l’un des Ivoiriens les plus riches en servant avec zèle les intérêts étrangers qui dominent le pays, voilà qui montre quel mortel danger ce régime a représenté pour les valeurs civiques que des centaines de milliers de femmes et d’hommes ont défendues avec courage et ténacité en 1950, et pour lesquelles des dizaines sont morts.
En 1949-1950, le mouvement insurrectionnel n’avait guère de chance d’aboutir à la libération du pays. Mais, du moins, ce que les Ivoiriens faisaient ou disaient alors était juste. Il s’est produit, depuis, un véritable renversement des valeurs et la légende actuelle de F. Houphouët repose sur ce renversement.
Cette légende, due à des plumes et à des voix qui n’ont pas toujours été bienveillantes avec F. Houphouët avant le « repli tactique », a été édifiée et enrichie pour justifier à mesure l’accaparement du pouvoir par un seul et son entourage d’expatriés discrets, en vue de préserver les rapports coloniaux de domination sous les apparences de l’indépendance.
Voilà quelque vingt ans, un journaliste écrivit que la Côte d’Ivoire est un complot impérialiste. Il faudrait préciser : un complot impérialiste auquel de nombreux Ivoiriens ont aussi leur part, soit en conscience, soit malgré eux, tant il est vrai que, si complot il y eut, il n’aurait pas réussi aussi pleinement s’il n’avait pas bénéficié de complicités dans la place. Néanmoins ces Ivoiriens, y compris F. Houphouët lui-même, n’y sont que des pions mus par des volontés étrangères, même si celui-ci et ceux-là ont fini par se piquer à ce jeu.
La position de F. Houphouët dans le système est évidemment différente de celle de la classe politique, même en y incluant les fameux « compagnons », tels Auguste Denise, Mamadou Coulibaly, Germain Coffi Gadeau, Bernard Dadié, Mathieu Ekra, Philippe Yacé, etc. Ce politicien adroit et toujours égal à lui-même n’est certainement pas dupe de sa propre légende confectionnée à l’étranger par des gens intéressés, mais cette légende sert sa carrière et c’est une raison suffisante pour qu’il la cultive. Depuis les lettres superfétatoires de son nom jusqu’à l’élévation récente de son village natal au rang de capitale, tant de faits montrent qu’il a constamment poursuivi un rêve très égotiste de gloire !
Quant à la classe politique, ainsi nommée plus à cause des ambitions sans cesse déçues de ses membres qu’à cause de son influence réelle dans les processus historiques et politiques, autant le développement de cette légende contrarie ses ambitions, autant il lui est nécessaire d’y sacrifier pour pouvoir, comme on dit, rester dans la course. Réduite à la même incertitude que la masse de la population, elle ne joue plus qu’un rôle de faire-valoir tantôt rétif, tantôt docile, après avoir dû abandonner pas mal de ses illusions entre 1963 et 1967.
Produit de manipulations étrangères autant que de l’histoire nationale, l’image traditionnelle de F. Houphouët ne manque pas d’évoquer ces grands fétiches dont la réputation de puissance se nourrit à la fois de l’adresse et de la cupidité des uns, des craintes ou du désespoir des autres. Ceux qui vivent du fétiche ou qui aspirent à en vivre, et qui ont un intérêt évident à ce qu’il soit réputé ; mais aussi ceux qui, désespérant qu’aucun autre recours soit jamais à leur portée, ont fini par s’abandonner au fétiche le plus célébré. Tous concourent à dorer sa légende.
Cependant, autour de ce monument, il y a quelques hommes lucides ; c’est-à-dire qu’eux au moins savent ce qu’ils font là. Ce sont les puissants et discrets expatriés qui conseillent ou qui font plus que conseiller. Mercenaires sans bottes ni casquette. Servants, par routine ou par conviction, d’une entreprise séculaire fondée sur le mépris de la « race supérieure » pour les « races inférieures » vouées, selon elle, à l’esclavage et à la domestication. Sembène Ousmane a magistralement défini leur fonction en plaçant dans la bouche du doyen Sall, le héros de sa fiction souriante Le Dernier de l’Empire, une espèce d’Auguste Denise sénégalais, ces propos lucides et amers :
«Les « hexagonaires » (…) voient en ces hommes les continuateurs de la grande épopée des bâtisseurs d’empires. Nostalgiques de leur rayonnement d’antan, déchus, amers, les soldats perdus demeurent un reflet éteint de la puissance coloniale».
Or, voilà à quoi ceux qui promettaient avec assurance l’industrialisation accélérée et le décollage économique dans un pays complètement dominé par les accords de coopération néocolonialistes et par un code des investissements prodigue, ont exposé la Côte d’Ivoire en abandonnant les clés de son avenir entre les mains de gens qui ont tout intérêt à la tirer en arrière !
La colonisation n’est pas imputable aux colonisés parce qu’ils l’ont combattue partout sans répit. Partout, la domination coloniale a dû se passer de la soumission en conscience des peuples dominés. En revanche, la domination néocolonialiste a impérieusement besoin de la soumission volontaire et inconditionnelle d’une partie au moins de la nation dominée. En elle, le vieux colonialisme n’est pas seulement déguisé, il triomphe ; les petits-fils des fiers guerriers qu’il fallait réduire par le fer et par le feu, « civilisés », viennent d’eux-mêmes manger dans la main de ceux qui n’ont que mépris pour eux !
Mais, dira-t-on en songeant indûment à Kouassi Ngo[2], il y a, en ce qui concerne F. Houphouët, une circonstance atténuante.
Marcel Amondji, 1984
[1] – Karthala, Paris 1984.
[2] – Oncle maternel (et à héritage) d’Houphouët. Lors de la dernière guerre de résistance des Baoulé, sous le gouverneur Angoulvant, Kouassi Ngo se mit du côté des Français, qui l’en récompensèrent par l’institution en sa faveur de la chefferie héréditaire des Akoué (Yamoussoukro). Il fut assassiné en 1910 par le patriote baoulé Allangba. Les Français érigèrent en sa mémoire une stèle à Yamoussoukro, que son neveu fit détruire vers 1970. La même année, il fit aussi raser la geôle privée d’Assabou où il avait fait enfermer, en 1963 et 1964, pour de prétendus complots contre sa vie, la presque totalité de l’intelligentsia ivoirienne qui désapprouvait l’orientation néocolonialiste de sa politique. C’est sur l’emplacement de cette prison que se dresse aujourd’hui le monumental et kitchissime ex-voto plus connu sous le nom de « basilique Notre-Dame de la Paix ».
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