Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
Les grandes manœuvres en vue de la présidentielle 2015 sont d’ores et déjà engagées en Côte d’Ivoire. Dans un article publié par Libération (9 juillet 2005), l’écrivain portugais Pedro Rosa Mendes, qui s’est fait connaître en 2001 avec « A Baia dos Tigres » (du nom de la plus grande île au large de l’Angola ; c’est un récit de voyage en Afrique lusophone), avait évoqué, alors qu’il séjournait à Man, dans les montagnes de l’Ouest de la Côte d’Ivoire, en pleine guerre, « la foire aux baisés ».
« Après les combats et les pillages, Man est exsangue et résignée. Au milieu de la destruction, du sida, de la pauvreté et de la violence, une population survit à la frontière de désastres variés. André, un Français, un ex de la Légion étrangère, forestier au chômage, qui attend Godot au gré des tournées de pastis, définit l’endroit : C’est la foire aux baisés ». Pas sûr que la Côte d’Ivoire d’Alassane D. Ouattara, après celle de Laurent Gbagbo, ait cessé de l’être. Mais ce qui est certain, c’est que la Côte d’Ivoire est devenue «la foire aux frustrés» ; ce qui est sensiblement la même chose.
Le FPI a perdu le pouvoir dans les urnes en 2010 et dans la rue en 2011 ; Laurent Gbagbo est en prison à La Haye et quelques uns de ses amis ne sont pas mieux lotis ici et là. Le PDCI-RDA n’est pas parvenu à reconquérir le pouvoir par les urnes en 2010 ; et a dû se résoudre à soutenir son meilleur ennemi : Ouattara. Aujourd’hui, dans la perspective de 2015, ces deux partis majeurs ressemblent à une foire aux frustrés : ils sont un paquet sur la ligne de départ mais ne peuvent espérer, au mieux, que de participer au second tour de la présidentielle si tant est qu’il ait lieu. Du côté des « rebelles », la frustration est totale également ; enfin pour ceux qui n’ont pas obtenu un reclassement d’excellence (cf. LDD Spécial Week-End 0660/Samedi 20-dimanche 21 décembre 2014). Pour le RDR, pas de problème ; le parti présidentiel n’est rien d’autre qu’une caisse enregistreuse et les « grottos » du parti préfèrent faire du fric que des voix à une élection qui, de toutes les façons, est verrouillée. Alors, pas question de se mettre ADO (et surtout son entourage familial) à dos en exprimant trop ouvertement des velléités présidentielles.
La prochaine présidentielle ivoirienne, c’est octobre 2015. Si tout va bien. On sait ce qu’il est advenu de la présidentielle malienne, bouleversée de manière inattendue par une « guerre » plus inattendue encore ; et de celle à venir au Burkina Faso remise en cause, dans son organisation et dans sa distribution des rôles, par une impensable « insurrection populaire ». N’ayons pas la mémoire courte : la présidentielle 2000, en Côte d’Ivoire, a été biaisée par le coup de force militaire de 1999, et celle de 2005 par la tentative foireuse de coup d’Etat de 2002… ! C’est pourquoi, à l’occasion de l’entretien à Paris, le jeudi 4 décembre 2014, entre les présidents François Hollande et Alassane D. Ouattara, le chef de l’Etat français a « souhaité que la réforme de l’armée ivoirienne puisse s’accélérer afin de garantir une paix durable dans le pays ». C’est dire que la préoccupation est forte en la matière. Il ne s’agit pas seulement de mettre en place des institutions, il faut aussi une réelle détermination politique qui puisse s’appuyer sur une chaîne de commandement respectueuse de la hiérarchie. C’est loin d’être le cas en Côte d’Ivoire. Et ce n’est que le jeudi 11 décembre 2014 qu’un projet de loi portant organisation de la Défense et des Forces armées a été adopté par le conseil des ministres*.
La clôture de l’opération Licorne, déployée en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002, aura lieu le 21 janvier prochain. A compter du 1er janvier 2015, Licorne cède la place aux Forces françaises de Côte d’Ivoire (FFCI) qui « ont vocation à devenir une base opérationnelle avancée et l’unique point d’appui logistique des forces prépositionnées en Afrique sur la façade ouest-africaine ». C’est le colonel Nicolas Chabut, chef de corps du 1er régiment de chasseurs (1er RCH) de Verdun depuis 2013, en fonction depuis le 20 octobre 2014 (il est le vingtième Comanfor Licorne), qui va assurer la transition. Diplômé de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr en 1993 (classé 12è à la sortie, premier des mentions assez bien), breveté d’études militaires supérieures en 2005, il était avant sa nomination au 1er RCH commandant d’une promotion d’élèves officiers à Saint-Cyr. Les FFCI ont pour mission de maintenir la coopération militaire entre la France et la Côte d’Ivoire, d’aider à la restructuration de son outil de défense et de maintenir la capacité d’action rapide de l’armée française en disposant d’une base logistique.
En l’espace de douze ans, la mission de Licorne aura donc notablement évolué. Créée pour assurer la sécurité des ressortissants français à la suite des événements du 18-19 septembre 2014, elle a été chargée de contrôler le cessez-le-feu puis de soutenir le déploiement d’une mission de la Cédéao à laquelle succédera la mission de l’ONUCI. A compter de 2007, et à la suite de l’accord politique de Ouagadougou, elle va soutenir l’ONUCI et veiller à la mise en œuvre de l’accord. En 2011, le dispositif militaire français (dont la participation aux événements postélectoraux de 2010-2011 a été l’objet de polémiques) va encore évoluer dès lors que la situation se normalise et que de nouveaux accords de coopération seront signés entre Paris et Abidjan. Sa mission sera dès lors d’accompagner la réforme de l’armée ivoirienne, de maintenir une présence militaire pour assurer la protection des ressortissants français et de développer sa capacité de soutien et de renforcement au profit des opérations dans la sous-région. Licorne compte actuelle 450 militaires répartis entre un état-major tactique, un escadron blindé et une compagnie de commandement de la logistique issus du 1er RCH, une compagnie d’infanterie armée par le 35è régiment d’infanterie (35è RI) de Belfort, un détachement du génie appartenant au 19è RG de Besançon ; elle dispose d’un hélicoptère Fennec de l’armée de l’air.
La mission militaire de la France en Côte d’Ivoire s’inscrit dans une histoire mouvementée dont la mémoire est honorée. C’est ainsi que le 6 novembre 2014, pour le dixième anniversaire de la mort de 9 militaires français tués lors du bombardement du lycée Descartes de Bouaké, le colonel Nicolas Chabut a présidé une cérémonie du souvenir au camp militaire de Port-Bouët, en présence d’Etienne Chapon, premier conseiller de l’ambassade de France, du général Didier L’Hôte, commandant des forces de l’ONUCI, et du colonel Benoît Clément, attaché de défense auprès de l’ambassade de France. « L’affaire de Bouaké », traumatisante pour l’armée française, n’a jamais été élucidée** ; elle a marqué un tournant dans les relations politiques entre Paris et Abidjan alors que la communication entre Jacques Chirac et Laurent Gbagbo était déjà des plus difficiles et que grenouillaient dans l’entourage des deux chefs d’Etat quantité de « conseillers » occultes qui ne manquaient pas de jouer un jeu perso.
* Selon le communiqué du conseil des ministres, il s’agit de « réorganiser la Défense et les Forces armées nationales aux fins de les adapter, dans le cadre de la réforme du secteur de la sécurité, aux contingences actuelles et aux évolutions dans les principaux domaines de l’organisation de la défense des armées et de la gendarmerie nationale. Ainsi, ce projet de loi incorpore à l’ancienne nomenclature de la Défense et des Forces armées nationales, les unités, les structures de commandement et les services interarmées nouvellement créés, organisés et en fonctionnement dans les armées et la gendarmerie nationale. Le projet de loi confère également de nouvelles missions aux Forces armées et adapte leur organisation territoriale aux mutations sociopolitiques et administratives de la Côte d’Ivoire ». Selon Bruno Nabagné Koné, porte-parole du gouvernement ivoirien, il s’agit de « prendre en compte le Conseil national de sécurité ainsi que la création et la composition d’un Comité de coordination de défense, l’institution de commandements militaires régionaux de défense, les notions de respect des droits de l’homme et des libertés publiques dans les missions de la gendarmerie nationale et de l’armée, la création d’un état-major général des armées, des forces spéciales, le mode de fixation des effectifs ».
** Lire à ce sujet le papier de Vincent Duhem dans Jeune Afrique, repris par le site de l’hebdomadaire le 5 novembre 2014.
Jean-Pierre BEJOT
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