A- Généralités :
La Côte d’Ivoire se relève péniblement d’une profonde crise, comportant trois dimensions, qui ont interagi entre elles, pour la rendre particulièrement longue, difficile et complexe. Pour la comprendre, il est nécessaire de s’ y arrêter, pour s’imprégner des éléments qui ont conduit à son apparition, les examiner, se les approprier, les intégrer afin d’envisager plus sereinement l’avenir, sur lequel pèse encore de lourdes incertitudes. Faute d’accomplir cette nécessaire introspection, nous courons le risque de ne pas en tirer toutes les leçons, en nous obstinant, de manière persistante, à rester enfermés dans un conflit idéologique, partisan et tribaliste, nourri par l’ignorance et le ressentiment, où s’affrontent des émotions, des mémoires, des perceptions, des imaginaires et des contre-vérités. Cette attitude en dit davantage sur nous-mêmes, sur notre indépendance d’esprit, notre probité, dans notre rapport à la politique et à la morale sociale, que ne le peut notre discours, souvent marqué par le sceau de la duplicité intellectuelle, du parti pris, de l’ignorance, de la rancune et de la désinformation (déformation de la réalité, lutte d’influence, d’intérêts privés et politiques). Elle dévoile la véritable nature de notre rapport à la Côte d’Ivoire, aux autres, et à l’intérêt général. La réflexion qui s’impose à nous, pose la question des finalités de notre action politique et citoyenne, de notre combat idéologique, de nos postures intellectuelles et de nos attitudes morales. Il s’agit in fine, de vérifier s’ils trouvent un bon accord avec notre intérêt collectif, en tant que nation.
Or, le sens de notre existence, en tant que nation, découle en grande partie de nos expériences communes, autant dire de notre histoire. C’est pourquoi, nous avons besoin de nous y référer, pour nous procurer le moyen de définir un projet de société consensuel dans ses fondamentaux, susceptible de prédéterminer notre futur, donc de préparer notre avenir, afin que les prochaines pages de notre histoire, ne s’écrivent plus comme par le passé, contre notre intérêt collectif, au bénéfice des intérêts particuliers et privés de certains individus et groupements politiques (enjeux de pouvoir et d’enrichissement personnel). La notion même d’intérêt collectif est faible, parce que trop vague, abstraite et générale, dans la définition de son contenu. C’est aux Ivoiriens, qu’il appartient, de lui donner un contenu précis et concret, pour la construction de son destin. Cette démarche ne peut se désolidariser de son histoire, car si nous sommes dans l’histoire, il ne faut pas oublier, que c’est nous qui la faisons.
Or, notre histoire récente, est faite de violences, de blessures, de meurtrissures, de frustrations, de déceptions, de défaites, de pertes pour les uns, de persécution, de résistance, d’endurance, de révoltes, de victoires et de gains pour les autres. Cette expérience est douloureuse, voire traumatisante, à tout point de vue, quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, car elle a été marquée par une décennie de guerre civile et d’affrontements militaro-politiques, donc de destruction de vies et de biens. Au-delà des atrocités qu’elle engendre, la guerre est une folie collective, qui engage de fait, notre responsabilité collective. C’est la Côte d’Ivoire toute entière qui est perdante dans ce conflit interne. Néanmoins, cette expérience si dévastatrice qu’elle soit, ne doit pas nous asservir, mais au contraire nous servir, car c’est précisément cette expérience qui fait notre histoire, qui nous façonne, et fait de nous, souvent à notre insu, les Ivoiriens que nous sommes devenus en bien ou en mal. En ce sens, elle est la matière première de notre transformation, vers le progrès ou la déchéance, suivant notre intelligence des enjeux, notre volonté et nos choix, dans la poursuite de notre aventure collective. Tel est le sens de notre défi.
Celui-ci nous impose des devoirs et des obligations, au rang desquels notre examen de conscience et une évaluation d’étape. Nous devons aller chercher en nous-mêmes, et non à l’extérieur, les raisons profondes de notre situation actuelle, car il ne faut pas se tromper, celle-ci résulte de nos actions, de nos choix, de nos attitudes et de nos comportements. Nous devons avoir la force et l’honnêteté de faire face avec lucidité et objectivité, à la fois, à notre passé récent, mais aussi, aux situations nouvelles qui s’offrent à nous, comme étant autant d’opportunités de conjurer ce sombre épisode de notre histoire. Nous avons l’obligation impérative d’apprendre des épreuves que notre pays a traversé, d’appendre de nos erreurs politiques, d’identifier les conditions et les modalités d’apparition de la crise que nous avons vécu, d’identifier les étapes du processus qui nous y ont progressivement conduit, d’évaluer les orientations actuelles de notre évolution, de s’adapter aux données nouvelles que cette dernière fait apparaître, de circonvenir aux difficultés qu’elle comporte et de corriger les faiblesses qu’elle fait surgir à nouveau, pour parvenir à résoudre définitivement la crise pernicieuse qui nous mine depuis tant d’années, donc d’avancer, vaille que vaille. Cette obligation se pose comme un impératif catégorique, incontournable et irréductible.
Il est encourageant de savoir que nous avons le pouvoir d’infléchir positivement la trajectoire de notre histoire et que nous possédons la capacité de façonner notre avenir. Il n’y a pas de fatalité, et d’une certaine manière, nous n’avons que ce que nous méritons. Notre histoire n’est pas que notre mémoire, le substrat de notre subconscient collectif, elle est aussi un marqueur, qui nous donne la mesure de notre évolution. À ce titre, elle exprime notre degré de responsabilité, de maturité et d’intelligence politique dans la conduite de notre destin. En tant que groupe politique ou communauté nationale, il nous échoit la responsabilité de ne pas compromettre l’avenir, en détruisant nos possibilités de progrès et de développement. C’est une prise de conscience et un acte de foi en l’avenir, car nous avons connu dans un mouvement de balancier, le bonheur et le malheur, pour nous indiquer, sur la base du bilan de cette expérience, la direction à suivre.
Il nous revient dans cette perspective, de croire en la Côte d’Ivoire, en sa force et en son âme, de croire au génie et à la sagesse de son peuple, en sa capacité à se relever, à se dépasser, pour regarder vers l’avenir. Cette perspective nous invite à clore définitivement la page tumultueuse et meurtrière de notre histoire, et à ouvrir la porte de l’espoir. C’est fort de cette foi, éclairée d’une réflexion approfondie et objective sur notre histoire récente, que nous pouvons entamer cette nécessaire transformation, de notre manière de lire et traiter les évènements qui y ont cours, de notre manière de faire la politique, de notre manière de percevoir l’autre, notre concitoyen, notre frère, soit-il en opposition ou dans la différence avec nos propres convictions, que nous pouvons bâtir notre avenir, celui d’une Côte d’Ivoire plurielle, rassemblée et réconciliée avec elle-même, avec son identité, avec son histoire, avec ses valeurs, avec son destin. La voie contraire est suicidaire. Elle la plongerait fatalement dans l’instabilité et une nouvelle guerre, plus meurtrière qu’hier, reproduisant ainsi, indéfiniment le même schéma qui nous y a conduit à chaque fois, sans que nous soyons capables d’en tirer les enseignements et les conséquences. C’est un défi qui nous engage.
Pour ce faire, notre billet s’articulera sur quatre parties, chacune faisant l’objet d’une livraison séparée, mais indissociable, formant un tout. Naturellement, à l’entame de notre démarche, il nous faut retrouver la mémoire de nos éditions antérieures, donc convoquer notre histoire pour l’interroger, afin d’identifier correctement les germes de la crise actuelle, de les examiner objectivement autant que nous le pouvons, pour permettre une réflexion approfondie, sur les moyens de la traiter, de la juguler, et de la dépasser. Une telle démarche, pouvant apparaître quelque peu redondante, est-elle opportune, pertinente et adéquate dans le contexte actuel ? N’avons nous pas dépassé ce stade ? Pourquoi regarder dans le rétroviseur, plutôt que dans le pare-brise, lorsqu’on avance ?
D’une part, la relecture de notre histoire participe à l’acquisition de notre indépendance d’esprit et d’une prise de conscience. C’est un enseignement formateur pour l’émergence d’une nouvelle citoyenneté, soudée autour d’un projet participatif commun; d’autre part, la normalité actuelle est en réalité, très fragile et trompeuse, même si nous observons que les lignes bougent et, qu’une recomposition du paysage politique s’opère, avec une redistribution des rôles et des intérêts. Mais, nous observons également en arrière-plan, un certain conflit intergénérationnel. Force est de constater, que nous ne sommes pas parvenus à résoudre la crise à sa racine. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous restons toujours dans un périmètre d’incertitude, qui ne permet pas une visibilité à long terme, en dépit des ambitions et des projets mis en avant, pour dégager une vision tangible du futur.
En effet, on parle toujours, ici et là, à tort ou à raison, c’est selon, de l’échec de la réconciliation, du non respect de la constitution, d’insécurité quotidienne, de complots contre la sureté de l’État, de frictions entre différentes catégories de la population, de résistance et de combat pour la démocratie, du monopole des médias d’État, de mainmise sur le pays, d’arbitraire, de l’État RDR (accaparement et monopole de l’appareil d’État), de liste électorale lacunaire, de découpage électoral déséquilibré, de conflit foncier, de justice des vainqueurs, d’enquêtes étouffées ou inabouties, de déni de justice, de confiscation des libertés publiques, de prisonniers politiques, de dépossession des terres et des richesses au profit d’étrangers, de nationalité bradée et parfois vendue, de rattrapage ethnique, de népotisme et de clan, de discrimination et d’inégalité entre les citoyens dans les nominations et les recrutements, de milices armées (dozos et supplétifs) de corruption, de racket, de détournements, d’impunité, de chantage indéfini de la part des ex-combattants (qu’ils soient démobilisés ou incorporés), de secteurs économiques bradés ou confisqués à/par des étrangers (Français /Burkinabé), de syndicalisme mafieux (transport), de justice aux ordres, de poste de récompense, etc.….
Il y a là, une certaine continuité historique qui ne rassure pas. On y retrouve des éléments conflictuels qui interpellent, tant ils font écho au passé, par leur similitude, et font craindre dans une relation de cause à effet, la répétition d’un scenario d’évolution assez pessimiste. Cette situation et ces comportements suscitent des interrogations et des doutes. Certes, ces thématiques participent du débat national et du positionnement politique des uns et des autres, traduisant des enjeux de pouvoir et d’intérêt personnels et partisans, mais ils constituent également un faisceau d’indices, tous concordants dans un même sens, qui témoigne, et c’est là, l’essentiel de notre propos, d’une société encore malade, qui continue à se chercher, tout en secrétant, le poison de son autodestruction, ou tout au moins, à entretenir les ingrédients de sa crise. Les contentieux n’ont pas été vidés, les points de conflit demeurent, les seuils de convergence sont à minima, la confiance n’est pas restaurée entre les entrepreneurs politiques et entre les populations, le pouvoir est trop tributaire de ses alliances et soutiens, pour être indépendant, juste et efficace. Nous observons que de nombreux problèmes sensibles ne sont pas abordés, ou ne sont pas correctement traités (retrait de la corporation des dozos et des supplétifs, reforme du système sécuritaire, procès de certains responsables politiques et militaires, règlement du foncier rural, occupation sauvage des plantations, des sites protégés, et des domiciles privés, révision de la constitution (éléments « confligènes » à éliminer). En un mot, il existe encore un trop grand écart entre la réalité et les fondamentaux de la République et de la Nation. Il faut certes laisser le temps agir, la réconciliation est une affaire de générations et ne se décrète pas. La démocratie ne s’improvise pas, elle s’apprend et va de pair avec l’instruction et l’expérience de sa pratique. Elle est sans cesse à approfondir (conquête de nouveaux espaces de liberté), mais, pour avancer vers l’une (la réconciliation) et l’autre (la démocratie), faudrait-il encore, en créer les conditions objectives, et s’inscrire dans une République irréprochable et fédératrice, dans laquelle chaque ivoirien puisse s’identifier et se retrouver afin de former une véritable nation.
Pour autant, cette réalité socio-politique s’accorde-t-elle avec les systèmes fermés de l’idéologie politique ? Ces éléments et les systèmes de pensée qui les sous-tendent, sont ils aptes à conduire à la réconciliation, au dépassement, au développement dont le pays a besoin ? L’idéologie qui sert de carburant à certains partis politiques est dépassée par la realpolitik, qui consacre sa mort au profit d’une saine évaluation des rapports de force dans le monde, pour défendre et promouvoir les intérêts nationaux. Nulle part, la confrontation et l’isolationnisme ne prospèrent, surtout lorsqu’elles vous sont désavantageuses. On n’embrigade pas les faits dans des constructions intellectuelles. Les ignorer ou les négliger, est toujours une erreur stratégique et une erreur de jugement. Les faits sont têtus, c’est précisément pourquoi, ils réussissent à résister aux postures purement idéologiques. Or, quel est notre intérêt national du point de vue de l’échelle des priorités ? La réponse est simple : commencer par exister, et de manière forte, en tant que nation, et en tant qu’État. On ne compte qu’avec ce qui existe. Pour être une nation forte, il faut être une communauté animée de la volonté affirmée de vivre ensemble dans la cohésion. Une communauté liée par la culture, l’histoire et un destin communs, confiante en elle-même. À l’heure de l’interdépendance des économies, de l’extrême mobilité des personnes, de l’interpénétration des cultures, on ne pas se détourner du maillage social qui a formé dans le passé et continue de fabriquer dans le présent notre identité. C’est de ce mouvement permanent de l’histoire que découle notre identité. Le langage de moussa, le noutchi, le zouglou, etc. qui participent aujourd’hui de notre identité, n’ont pas exister de toujours, ils sont apparus dans le déroulement du temps, en tant qu’éléments différents et nouveaux par rapport à la tradition. Comment préparer l’intégration régionale et africaine, si nous butons déjà et toujours sur cette question d’identité ? Pour être un État fort, il faut être un État démocratique au-dessus des partis, neutre et juste, doté d’institutions indépendantes et compétentes, pour permettre que l’autorité de l’État soit acceptée et respectée de tous. Il faut être un État développé pour se donner les moyens d’une véritable indépendance économique et politique (les deux sont liés), permettre l’épanouissement des citoyens et la satisfaction de leurs besoins, peser sur les échanges et les rapports de force qui gouvernent le monde. C’est le chantier du futur : créer dans la stabilité, la paix, la cohésion sociale, et la prospérité, un État-nation fort.
Par voie de conséquence, il nous faut sortir du procès stérile de l’histoire, de l’enfermement idéologique et des récriminations morales. Sans nier le rôle ou l’importance des hommes dans le mouvement de l’histoire, il nous faut nous élever au-dessus d’eux, pour se hisser au niveau des idées, des idéaux, de la nation, de l’intérêt national et du bien général. A cette échelle, les hommes disparaissent, seules leurs œuvres restent, et seule la nation compte. C’est elle qui gagne ou qui perd en fonction de nos choix. Certains acteurs politiques ont réussi cette mutation. Preuve qu’elle est réalisable. Les uns ont regagné la République, les autres sont devenus des piliers de la nation. On ne construit rien de fort, de beau, de grand et de durable sur la haine. Elle nous détruit. Chaque chose a un temps, même dans la belligérance, il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix. Il nous faut résolument sortir de cette prison de l’esprit, pour voir autre chose, espérer autre chose que la belligérance. L’histoire est faite de hauts et de bas, nous n’y pouvons rien, il en est ainsi, pour tous les peuples du monde. Tous ont connu l’épreuve, et en sont sortis plus forts ou affaiblis, suivant leur capacité de dépassement. Ce n’est pas une exception Ivoirienne. C’est la vie des nations qui est ainsi faite. Il nous faut donc apprendre à avoir une lecture lucide, réaliste, dynamique et sereine de notre histoire, de son actualité, afin de mieux nous projeter dans l’avenir. La dialectique de l’histoire n’a pas pour finalité la confrontation des oppositions, mais la résolution des contradictions, par agrégation et synthétisation des différences. Comment le pouvoir, l’opposition et la société civile, préparent-ils les conditions de cette transformation ? Pour répondre à cette question, nous commencerons par décrire et analyser la crise qui nous colle à la peau, dans notre prochaine livraison. Ce n’est pas une option passéiste, mais il est nécessaire de savoir d’où l’on vient, pour savoir où l’on va, comment y aller et pourquoi.
Les commentaires sont fermés.