Les secrets fiscaux bien gardés des entreprises pétrolières et minières
Par Anne-Sophie Simpere Multinationales.org
Que fait Total aux Bermudes ? C’est l’une des questions qu’ont voulu poser quelques dizaines de députés à l’occasion du vote de la loi française transposant les directives européennes sur la transparence des entreprises extractives et forestières le 18 septembre à l’Assemblée nationale, puis le 16 octobre au Sénat. Cette transposition a permis quelques avancées modestes, mais on est encore très loin du niveau de transparence requis pour lutter effectivement contre la corruption et l’évasion fiscale.
La France était le premier pays à transposer ces directives européennes dans son droit national. Avec un double enjeu. D’une part, il s’agissait de s’assurer que les multinationales françaises du secteur extractif – Total, mais aussi Areva, GDF Suez, Eramet, et quelques autres – divulgueront bien leurs paiements aux États, comme le prévoit le texte européen. Cette transparence est un élément essentiel dans la lutte contre la corruption, dans un secteur réputé pour son opacité. Appliquée correctement, la loi française pourrait ainsi permettre de savoir ce que Total verse à la Birmanie, au Yémen ou au Gabon pour l’exploitation de leur pétrole, fournissant des informations indispensables aux administrations et à la société civile qui se penchent sur les revenus liés aux ressources naturelles.
Démêler l’écheveau financier des grands groupes
Une quarantaine de députés français ont voulu aller encore plus loin, en proposant un reporting pays par pays complet pour les entreprises extractives et forestières. Autrement dit, il s’agissait de les obliger à divulguer leurs bénéfices ou leurs effectifs dans tous les pays où elles sont présentes, y compris dans les paradis fiscaux. Ce qui aurait aligné leurs obligations sur celles des banques [1]. Un outil clé pour aller au-delà de la lutte contre la corruption et s’attaquer directement à l’évasion fiscale, en gagnant une meilleure visibilité des opérations financières de ces groupes, dont la complexité et l’opacité permettent toutes sortes de manipulations [2].
« Seul un reporting pays par pays complet permet de détecter les pratiques abusives de transferts de bénéfices, et l’évasion fiscale. Cela implique d’avoir des informations non seulement sur les paiements faits aux gouvernements, mais aussi sur les chiffres d’affaires, les bénéfices, les effectifs et les subventions reçues par toutes les filiales des entreprises, dans tous les pays, y compris les paradis fiscaux », explique Lucie Watrinet de l’ONG CCFD-Terre Solidaire. Pourquoi, par exemple, les filiales nigériennes d’Areva seraient-elles déficitaires ? Une grande partie du yellow cake étant revendu en interne à la maison mère en France, il faudrait des informations sur toutes les activités du groupe pour comprendre les transactions entre les entités, et identifier comment les bénéfices sont localisés.
Or aujourd’hui, que ce soit pour la société civile ou les administrations fiscales, il est presque impossible d’identifier tous les lieux d’implantation des groupes internationaux. Selon un rapport du CCFD-Terre Solidaire publié l’année dernière, sur 883 entités annoncées au sein du groupe, Total ne révèle le nom que de 179 filiales. Même problème du côté de Perenco : Perenco Rep, la filiale titulaire de la concession de Muanda en République Démocratique du Congo, n’apparait sur aucun document publié par l’entreprise [3].
Le manque d’informations disponibles concerne très souvent des territoires dont l’opacité ou les conditions fiscales « optimales » inquiètent la société civile. Perenco a son siège opérationnel au Royaume-Uni et en France, mais ses holdings sont enregistrées aux Bahamas [4]. Les activités de Total en Angola sont gérées depuis les Bermudes, et les opérations en Mauritanie, au Mozambique ou au Venezuela sont contrôlées depuis les Pays-Bas [5]. Les activités de trading du groupe sont localisées en Suisse, via la filiale Totsa, qui achète par exemple le pétrole de Total Gabon.
Du Gabon au Delaware : le spectre du transfert de bénéfices
Du côté du groupe minier Eramet, c’est une filiale appelée Comilog qui exploite le manganèse au Gabon, pour le revendre à Eramet Marietta, une filiale américaine localisée dans l’Ohio, mais qui, selon les informations du site de la SEC américaine, est enregistrée au Delaware [6]. Cet État est qualifié de « juridiction non-coopérative », autrement dit de paradis fiscal en plein cœur des États-Unis, par le Tax Justice Network. Eramet n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet.
Ces transactions intra-groupes impliquent un risque de transfert des profits, visant à les localiser là où ils seront le moins imposés. Le risque est d’autant plus fort quand le réseau de filiales passe par des paradis fiscaux. Face à des multinationales tentaculaires, les administrations fiscales sont démunies. C’est particulièrement le cas dans les pays en développement, où sont souvent localisées les ressources minières ou pétrolières. « En cas d’inspection, c’est l’entreprise qui prend tout en charge et qui fournit les éléments. Nos administrations n’ont pas les moyens de le faire », rappelle Marc Ona Essangui, secrétaire exécutif de l’ONG gabonaise Brainforest. Résultat : selon l’OCDE, les pays du Sud voient s’envoler le triple de ce qu’ils reçoivent en aide au développement vers les paradis fiscaux. L’ONG Christian Aid avait estimé cette perte à 160 milliards de dollars chaque année.
« Fiscalité négociée »
À l’époque de son adoption l’année dernière, la directive européenne sur la transparence des industries extractives avait déjà suscité l’opposition active des industriels à Bruxelles. Même chose cette année au niveau français. Total a déclaré sans ambages son opposition à la législation. « Nous sommes pour la transparence, nous sommes très actifs dans l’Initiative pour la Transparence dans les Industries extractives [7]. Mais cette directive européenne pose des problèmes de conflit avec les législations locales – quand celles-ci interdisent la publication des données –, elle crée une distorsion de concurrence avec les entreprises non-européennes qui n’y seront pas soumises, et elle néglige l’implication de la société civile », commente Jean-François Lassalle, directeur des affaires publiques du géant pétrolier français.
Les ONG contestent l’existence de législations interdisant formellement la diffusion de ces informations fiscales dans des pays comme la Chine, l’Angola, le Cameroun ou le Qatar. Certaines entreprises pétrolières ont publié leurs paiements dans ces pays sans que cela ait eu aucune répercussion, comme par exemple la norvégienne Statoil en Angola [8]. Et pour ce qui est de la « distorsion de concurrence », les réticences des entreprises extractives sont surtout fortes dans les pays où s’appliquent des régimes dits de « contrats de partage de production », car la fiscalité s’y négocie au cas par cas : divulguer des informations revient alors à jouer au poker à jeu ouvert.
Or le fait de négocier les conditions de taxation dans des contrats tenus généralement secrets est vivement critiqué par la société civile. Les associations dénoncent notamment les exemptions fiscales que les entreprises peuvent obtenir de cette manière, ainsi que les risques de corruption quand les impôts font l’objet de tractations confidentielles. C’est ce qu’illustre à sa manière la vive contestation qui a accompagné la renégociation des contrats miniers d’Areva au Niger. Durant des décennies, Areva s’était assurée divers avantages fiscaux sécurisés à travers des conventions minières signées sans contrôle démocratique ni information de la société civile. Au moment de leur renégociation l’année dernière, l’entreprise s’est refusée à y renoncer et à se soumettre à la législation de droit commun [9].
En imposant plus de transparence, la nouvelle loi française pourrait permettre de savoir ce qu’Areva paie pour l’uranium nigérien, mais aussi pour celui du Canada ou du Kazakhstan, ses deux autres principales sources d’approvisionnement. Une façon de pouvoir comparer les différentes conditions d’exploitation, et d’y voir un peu plus clair sur les régimes fiscaux appliqués.
Des sanctions dérisoires
L’hostilité des entreprises pétrolières et minières – dont il faut rappeler que plusieurs ont l’État français parmi leurs actionnaires – aura-t-elle influé sur la transposition finalement retenue ? C’est ce que suggèrent la trentaine d’organisations de la société civile qui ont suivi les débats. Car si la loi finalement adoptée introduit effectivement l’obligation pour toutes les entreprises extractives et forestières françaises (ou cotées en France) de rendre publics les impôts, taxes et autres revenus qu’elles versent aux gouvernements des pays dans lesquelles elles opèrent, à partir de 100 000 euros, le texte reste beaucoup plus prudent sur la question des sanctions.
« L’adoption d’un texte de loi exigeant des industries extractives et forestières d’être transparentes est une importante avancée. Néanmoins, ce texte n’est pas suffisamment ambitieux en l’état. Par exemple, il ne prévoit pas de sanctions dissuasives qui décourageraient les entreprises de présenter des informations erronées, trompeuses ou incomplètes. La France a les moyens de montrer l’exemple, à l’instar de l’Angleterre qui prévoit un régime de sanctions beaucoup plus strict, » explique Laetitia Liebert, directrice de Sherpa. Une publication trompeuse ou erronée n’est punie que de 3 750 euros d’amende, pouvant être assortis d’une diffusion publique de la sanction. Rien d’insurmontable pour des groupes qui engrangent des millions de bénéfices et dont l’image est déjà écornée par de nombreux scandales…
La France à contre-courant ?
Concernant le reporting pays par pays, dont François Hollande promettait encore en avril 2013 l’application à toutes les grandes entreprises françaises, les amendements déposés par les députés ont été systématiquement retoqués par le rapporteur du texte et le gouvernement. Motif invoqué : la France doit se préoccuper de la compétitivité de ses entreprises. Rendre les informations sur leurs activités publiques serait trop intrusif. « C’est aller à contre-courant de toutes les évolutions actuelles : le reporting pays par pays tel qu’on le demande est quelque chose vers lequel tout le monde va », s’agace Lucie Watrinet. « L’OCDE est en train d’élaborer un modèle dans ce sens, et le cabinet comptable PwC vient de révéler que la publication de ces données dans le secteur bancaire européen pourrait avoir un impact positif sur l’économie [10]. La France est passée à côté d’une opportunité d’étendre cette pratique aux secteurs extractifs et forestiers, alors que nous avions été les premiers à la promouvoir pour les banques : on est en pleine régression. »
De plus en plus de voix s’élèvent en effet pour défendre la transparence des entreprises multinationales, y compris du côté des cabinets fiscaux. Au-delà de l’effet positif sur la collecte d’impôt et les finances publiques, le risque réputationnel lié aux pratiques fiscales devient un enjeu important pour les groupes, vis-à-vis des consommateurs mais aussi des investisseurs.
Contrats négociés à huis-clos, flux financiers opaques, affaires de corruption… l’histoire des entreprises extractives et forestières est émaillée de pratiques douteuses, qui semblent être devenues pour elles une norme acceptable, voire un acquis à défendre. Dans cette perspective, la nouvelle loi française est un premier pas pour lever le voile. Reste qu’elle est encore largement insuffisante pour traquer les milliards d’euros envolés dans les paradis fiscaux. Les populations des États riches en ressources naturelles, souvent parmi les plus pauvres du monde, devront encore attendre avant de savoir ce que va faire le pétrole de leur pays dans de lointains archipels.
Anne-Sophie Simpere
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